Au Louvre, à Paris, la mode entre enfin au musée
La mode est-elle un art? Le Louvre, le musée le plus célèbre et le plus respecté du monde, répond à cette question clivante. En consacrant pour la première fois une exposition à la discipline jusqu’au 21 juillet.
Ces six prochains mois, la Joconde et la Vénus de Milo côtoieront des créations signées Chanel, Gucci, Alexander McQueen, Azzedine Alaïa, Jacquemus, Rick Owens et Dries Van Noten, le seul Belge au rendez-vous du Louvre. Et c’est un événement. Car depuis son ouverture en 1793, le Louvre n’avait encore jamais accueilli la mode en son sein. La discipline appartiendra-t-elle donc désormais pour toujours au canon de l’Art avec un grand A?
Un grand pas pour la mode mais un petit pas pour, Olivier Gabet, commissaire de l’exposition. «La mode est un domaine créatif majeur, il est donc essentiel de la mettre en valeur dans un musée comme le Louvre», affirme-t-il. Depuis qu’il a été nommé directeur du département des objets d’art du Louvre, il y a plus de deux ans, il milite pour son projet. Avec succès. Du 24 janvier au 21 juillet prochain, l’exposition Louvre Couture présentera une centaine de silhouettes et d’accessoires de mode de 1960 à nos jours, provenant de 45 maisons différentes.
Une expérience muséale pour le Louvre
Non pas dans une salle consacrée aux expositions temporaires, mais bien dispersés parmi les collections permanentes dans les salles les plus prestigieuses du musée, comme la Galerie d’Apollon, où se trouvent également les joyaux de la couronne de France, et dans les appartements Napoléon III. L’ensemble représente une surface de 9.000 mètres carrés. Autant dire que cette déclaration d’amour à la mode ne passe pas inaperçue. D’autant qu’Olivier Gabet n’opte pas pour un concept ordinaire.
«Je cherche à innover non seulement sur le sujet, mais aussi dans l’expérience muséale, plaide-t-il. Je ne veux pas d’une exposition standard, comme un parcours fixe dans des salles successives, mais une expérience plus libre et plus intuitive. J’ai donc transformé l’installation en une promenade où l’on flâne dans le Louvre au fil des œuvres dispersées parmi les autres.»
Wedgwood et Louboutin
Mais comment créer une harmonie entre les objets anciens du musée et les silhouettes de la mode contemporaine? L’exposition vise précisément à répondre à cette question. «Mon but est de montrer comment les pièces du Louvre peuvent inspirer les créateurs de mode, ajoute notre expert. Saviez-vous que Karl Lagerfeld connaissait la collection du musée sur le bout des doigts? Hubert de Givenchy y venait aussi très régulièrement, tout comme la jeune génération d’ailleurs ».
L’exposition tend ainsi à montrer qu’une création de mode contemporaine trouve souvent ses racines dans un objet historique. Ainsi, Demna s’est certainement inspiré des armures médiévales pour sa robe de gala métallique en 2023, digne de Jeanne d’Arc. Iris van Herpen s’est laissé influencer par l’architecture gothique et Marine Serre par les tapisseries médiévales.
Les musées osent s’écarter davantage de leur spécialité et s’intéresser à d’autres domaines
Kaat Debo
directrice du MoMu, à Anvers
«Ici, un escarpin Louboutin côtoie un service de table Wedgwood, et une robe plissée Rick Owens un pendule Louis XVI, détaille encore Olivier Gabet. Mais on retrouve également un manteau beige imaginé par Louise Trotter pour Carven aux côtés d’un candélabre doré en porcelaine. Le lien n’est pas visuel, il se trouve dans l’essence même des œuvres. La fondatrice de la maison de couture, Madame Carven, a fait don au Louvre de l’ensemble de sa collection de meubles et d’objets des XVIIe et XVIIIe siècles.»
Détail important: le Louvre ne compte aucun objet de mode dans sa collection permanente. «C’est dû à la politique de collection stricte du gouvernement français», déplore Olivier Gabet. Heureusement, grâce à son ancien poste de directeur du Musée des Arts Décoratifs (MAD, le musée jumeau du Louvre consacré aux arts appliqués), il a de nombreux contacts dans le secteur de la mode et a pu obtenir des prêts auprès de toutes les maisons.
Attirer un autre public
«L’entrée de la mode au musée peut paraître novatrice, mais elle est aussi logique et légitime, assène-t-il. Presque tous les créateurs ont été influencés par l’art d’une manière ou d’une autre. Nombre d’entre eux sont non seulement des amateurs d’art, mais aussi des connaisseurs, voire des collectionneurs.» L’arrivée de la mode au Louvre est peut-être révolutionnaire, elle n’en est pas moins très tardive. Au cours des dix à quinze dernières années, les expositions dédiées à la discipline ont connu un véritable boom.
«Elles sont devenues plus nombreuses, plus vastes et plus populaires, explique Kaat Debo, directrice du musée de la mode MoMu d’Anvers. Le moment charnière a été l’exposition Savage Beauty de 2011 consacrée à feu Alexander McQueen au Metropolitan Museum de New York. L’événement a battu tous les records de fréquentation, et de nombreux musées d’art ont eu une révélation. Ils ont compris que les expositions de mode pouvaient être lucratives.»
Olivier Gabet admet que son projet doit également servir à attirer de nouveaux publics vers le Louvre. «Nous ne cherchons pas à avoir plus de visiteurs – l’année dernière, nous en avons eu 8,7 millions – mais à diversifier nos publics». Les 15-25 ans apprécient le MAD, mais un musée comme le Louvre ne leur parle pas vraiment. «La mode est un moyen de combler ce vide, avance-t-il. Tout le monde n’est pas fasciné par l’histoire de l’art, mais nous portons tous des vêtements. Il est important de leur montrer qu’un musée n’est pas seulement un lieu de connaissance, mais aussi de plaisir. Je n’ai pas l’intention d’altérer le concept de base du Louvre. Mais en ajoutant de nouveaux éléments, j’espère attirer les jeunes. Nous évaluerons plus tard si cet objectif est atteint.»
Des clients potentiels
L’optimisme est de mise, car on a généralement affaire à des blockbusters. C’est ce qu’affirme Margriet Schavemaker, directrice du Kunstmuseum Den Haag, où se tient actuellement l’exposition Dior – A New Look, qui a été prolongée en raison du succès rencontré. «Chaque automne, nous organisons une exposition sur la mode. Celle-ci nous permet d’attirer un public différent au musée et nous en sommes très heureux. De plus, une fois à l’intérieur, ils en profitent souvent pour découvrir les autres installations.»
Alors que les musées, parfois élitistes, utilisent le secteur plus accessible de la mode pour rajeunir et élargir leur public, la mode fait exactement l’inverse. Elle se sert de l’art pour se bâtir une réputation plus intellectuelle et sérieuse. Ainsi, les grandes maisons sont depuis peu présentes dans les foires d’art contemporain comme Frieze ou Art Basel.
Un musée encyclopédique comme le Louvre est très éloigné des jeunes de 15 à 25 ans. La mode est un moyen de combler ce vide
Olivier Gabet
Directeur du département des Objets d’art du Louvre
«Ce sont des terrains fertiles pour les marques de luxe qui veulent accroître leur clientèle», écrivait Vogue Business l’an dernier. Chanel, Dior et Poiret, entre autres, ont déjà sponsorisé des foires et y ont installé leur propre stand. Prada y a organisé une série de conférences, tandis que d’autres marques ont suivi le mouvement en organisant des pop-up, des lancements de produits ou des cocktails. L’objectif? Attirer l’attention et le portefeuille des riches amateurs d’art qui affluent à la foire.
Offre supérieure à la demande
«Les personnes qui s’intéressent à l’art aiment souvent aussi la mode, explique l’historienne de l’art Sarah Hoover dans l’article. Et si vous vous rendez souvent à des salons ou à des vernissages, vous avez besoin de vêtements pour vous habiller. Ce sont donc autant de clients potentiels. De plus, une présence à ce genre d’événements est beaucoup moins chère qu’un défilé».
La directrice commerciale de Frieze explique recevoir «beaucoup plus de demandes de la part des maisons de couture qu’il n’y a de places à attribuer». A noter que les marques de haute couture ne sont pas les seules à s’y rendre. On retrouve également le label de sport Nike ou celui de chaussures Ecco, qui est surtout connu pour son confort. Cette entreprise danoise est en train de se refaire une image et souhaite tout particulièrement attirer l’attention des amateurs d’art.
Des musées privés
Certaines maisons de couture vont plus loin et ouvrent leurs propres musées. Il ne s’agit pas ici d’institutions rassemblant des archives à l’image du Musée YSL, d’Armani/Silos, de la Fondation Alaïa, du Musée Gucci et du Musée Balenciaga, mais plutôt de musées d’art reposant sur des collections privées.
Ainsi, François Pinault, fondateur du groupe de luxe Kering comprenant notamment Gucci et Saint Laurent, possède des musées à Venise et à Paris tels que le Palazzo Grassi, Punta Della Dogana et la Bourse de Commerce. Son homologue Bernard Arnault de LVHM, comptant des marques comme Vuitton et Dior, a ouvert la Fondation Louis Vuitton. On trouve également la Fondazione Prada et des initiatives plus modestes comme Lab d’Agnès b. et la Fondazione Maramotti de la famille à la tête de Max Mara.
Cependant, les programmes de ces établissements comportent très rarement des expositions sur la mode et se concentrent davantage sur les arts visuels. Même si, bien sûr, il existe un lien évident: l’argent gagné grâce à la couture est investi dans l’art. Il est vrai que les grands musées sont très éloignés du créateur de mode qui s’inspire de l’art visuel pour sa collection.
Un branding soigné
Il s’agit principalement d’un «branding», un coup de marketing qui donne à une marque une aura plus intellectuelle, un antidote à l’image superficielle qui colle obstinément à la mode. La directrice du MoMu, Kaat Debo, fait toutefois remarquer qu’il ne faut pas mettre toutes les initiatives sur le même plan. «Il existe une grande différence entre un groupe de luxe qui ouvre un musée privé et l’initiative d’un créateur indépendant.»
Citons encore, comme moyen pour la mode de se servir de l’art, les collaborations, dont les exemples sont nombreux. Ainsi de la créatrice Stella McCartney avec l’artiste japonais Yoshitomo Nara et l’Américain Ed Ruscha, Alexander McQueen avec le Britannique Damien Hirst, ou encore Longchamp et Tracey Emin.
Exemple atypique, le designer belge Raf Simons a, lui, forgé une véritable fraternité artistique sur le long cours avec l’Américain Sterling Ruby. Ensemble, ils ont créé des boutiques, des motifs et des campagnes pour la marque masculine de Raf Simons, mais aussi pour Dior et Calvin Klein lorsque le créateur en était le directeur artistique.
Un logo revisité
Ce duo diffère de la plupart des collaborations artistiques qui consistent à inviter un artiste à apporter sa touche personnelle à une pièce existante. Une démarche dans laquelle Louis Vuitton est passé maître. En 2001, son directeur de la création, Marc Jacobs, a eu l’audace de faire ce que son employeur lui avait expressément interdit: revisiter le logo. Une mission qu’il a confiée à l’artiste Stephen Sprouse, qui en a proposé une version graffiti. Près de vingt-cinq ans plus tard, cette logomania rebelle est toujours aussi emblématique.
De nombreux artistes ont suivi les traces de Sprouse, certains plus célèbres que d’autres: Takashi Murakami – LV vient de lancer plusieurs rééditions pour le vingtième anniversaire de la collab –, Yayoi Kusama, Jeff Koons, Richard Prince et Cindy Sherman. Ceux-ci n’étaient toutefois pas précurseurs, la véritable pionnière étant Elsa Schiaparelli. En 1937 déjà, celle-ci s’associait à l’artiste Salvador Dalí pour créer sa Lobster Dress, suivie de la Tears Dress, la Skeleton Dress et le Shoe Hat.
Débat clivant
Revenons un instant à notre question du début: la mode mérite-t-elle d’être qualifiée d’art? De nombreux créateurs se sont déjà exprimés sur le sujet. Rei Kawakubo et Miucchia Prada sont dans le camp du «non». Tout comme Karl Lagerfeld, qui a déclaré: «Art is art. Fashion is fashion.» Yves Saint Laurent était un collectionneur d’art passionné et réalisait des tableaux ambulants avec sa collection de robes Mondrian, mais il affirmait: «La mode est un métier qui n’est pas tout à fait un art, mais qui a besoin d’un artiste pour exister.»
Cependant, les temps changent et le fossé entre les beaux-arts ou les arts visuels, d’une part, et les arts appliqués, d’autre part, se rétrécit sensiblement. C’est ce que confirme Kaat Debo, qui dirige le MoMu depuis 2001. «Je constate une nette tendance: les musées osent s’écarter davantage de leur spécialité et s’intéresser à d’autres domaines. Le mur entre les beaux-arts et les arts appliqués existe toujours, mais il s’effrite lentement.»
L’une des principales préoccupations de Kaat Debo est le financement de ces expositions de mode. «Parfois, ce ne sont pas les musées mais les grandes maisons de couture elles-mêmes qui sont à l’origine d’une exposition, comme Dior Designer of Dreams et Gabrielle Chanel. Fashion Manifesto. Elles réalisent cette exposition en collaboration avec un musée, soit respectivement le Musée des Arts Décoratifs et le Palais Galliera. Mais ensuite, elles laissent l’exposition se déplacer dans les lieux où se trouvent leurs clients (potentiels). En tant qu’acteurs du monde des musées, nous devons réfléchir à la mesure dans laquelle nous voulons coopérer avec ce type de projets qui sont, bien souvent, du marketing.»
Louvre Couture, Objets d’Art, Objets de Mode, jusqu’au 21 juillet 2025. louvre.fr
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