« Aujourd’hui, tout le monde regarde ces jeunes »: Rencontre avec Paul Deneve et sa fille Joy

© RENAUD CALLEBAUT

L’ancien président de la maison Yves Saint Laurent et ex-vice-président d’Apple dresse un constat : l’industrie de la mode n’est pas assez en phase avec la nouvelle génération. Un congé sabbatique a permis à ce Belge d’origine de se rapprocher de ses enfants et de prendre conscience de cette réalité. Sa fille de 15 ans l’affirme : « Le monde ne peut plus nous ignorer. « 

Afficher un parcours professionnel international inégalé tout en restant un parfait inconnu dans son propre pays, voici à peu près le profil du timide Paul Deneve (59 ans). Les passionnés d’Apple le connaissent comme l’ancien directeur marketing Europe du géant américain, devenu en 2013 le vice-président du département  » projets spéciaux  » à Cupertino, dans la Silicon Valley. Les analystes le désignent comme le génie derrière le lancement de l’Apple Watch, l’accessoire tendance grâce auquel l’entreprise s’est établie sur le marché du luxe.

Le natif de Bruxelles a également fait impression dans la mode, notamment grâce à sa relance de la maison Lanvin en 2006, couronnée de succès, et sa refonte intégrale d’Yves Saint Laurent, dont il a pris la direction en 2011. Le Bruxellois est un habitué des choix audacieux, comme celui de nommer Hedi Slimane à la tête de la création et de concevoir une nouvelle gamme plus accessible, à l’attention d’une clientèle plus jeune. C’est par ailleurs sous le tandem Deneve-Slimane que la prestigieuse maison a été rebaptisée Saint Laurent et que le studio de création a déménagé à Los Angeles. Dans une note interne, Paul Deneve évoquait à l’époque un  » retour à la jeunesse, à la liberté et à la modernité qui caractérisaient Saint Laurent Rive Gauche à sa fondation en 1966 « .

Je ne partage pas cette idée pessimiste selon laquelle les jeunes de demain auront plus de difficultés que nous. «  Paul Deneve

L’homme nous confie alors que c’est là ce qu’il préfère : guider des entreprises sur une nouvelle voie, en leur apportant des idées pleines de fraîcheur.  » Ce sont des missions qui me stimulent. J’avais un plan précis en tête pour Yves Saint Laurent, et je ne voulais me lancer dans cette aventure que si j’étais certain que mon arrivée bouleverserait l’avenir de la maison.  »

Des gens et des idées

Pour ce diplômé de Solvay, qui a quitté San Francisco pour revenir à Paris l’an passé, la mode était tout sauf un premier amour.  » Adolescent, je savais seulement que je ne voulais pas devenir libraire comme mon père, mais que j’aspirais à découvrir le monde en gagnant un peu d’argent.  » Ses premiers postes en tant qu’auditeur interne et contrôleur financier s’inscrivaient dans la lignée de son diplôme d’ingénieur commercial, mais Paul Deneve s’est vite rendu compte que travailler dans la finance pure n’était pas pour lui.  » Même avant d’entrer chez Apple, en 1990, j’ai commencé à rencontrer des personnes venues d’autres domaines, qui, selon moi, menaient des carrières beaucoup plus passionnantes. Je suis devenu l’ami d’un photographe de mode bruxellois, qui m’a présenté à son entourage, évoluant lui aussi dans ce secteur. Avant mes 30 ans, je me doutais déjà que cet univers allait me lancer un défi.  »

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Les contacts avec les photographes, mannequins et journalistes de mode ont continué pendant son premier passage au coeur de la marque à la pomme, jusqu’à une rencontre  » renversante  » avec la créatrice Coqueline Courrèges en 1998, qui le convaincra.  » A l’époque, Madame Courrèges approchait déjà de la retraite, mais ça a été le coup de foudre. Elle s’est toujours tenue dans l’ombre de son mari, André, mais ses idées et concepts visionnaires concernent aussi bien l’habillement que les voitures électriques, et elle possède cette approche psychologique si particulière aux grands stylistes. Elle a besoin d’analyser une personne pour pouvoir définir sa personnalité et concevoir un produit adapté. Je ne pouvais tout simplement pas lui dire non.  »

En fin de compte, chacune de ses reconversions a été déclenchée par une personne inspirante, comme il s’en est rendu compte par la suite.  » Alber Elbaz chez Lanvin, Jony Ives, l’ancien responsable design d’Apple… Ce sont à chaque fois de fortes personnalités et leurs idées qui m’ont convaincu. Avec Hedi Slimane, je me suis d’abord enfermé trois jours dans une chambre du Beverly Hills Hotel sur le Sunset Boulevard, et nous n’avons jamais cessé de parler. C’est ainsi que je sais si je suis sur la bonne voie. Je ne suis pas un génie, tout ce que je fais, c’est trouver des individus talentueux et établir une connexion. Si celle-ci est réciproque, alors le champ des possibles n’a plus de limites.  »

Citoyen du monde

La fille de Paul Deneve, Joy (15 ans), adolescente américaine rayonnant de cette attitude  » cool  » typiquement californienne, admire le parcours de son père. Par ailleurs, elle partage avec bon nombre d’ados de son âge cette aversion pour les choix d’études  » raisonnables  » menant à un emploi bien payé, mais pas spécialement épanouissant.  » Je ne peux pas imaginer devoir travailler sans la moindre passion, confie-t-elle. L’essentiel est d’être heureux, votre emploi doit correspondre à votre personnalité.  » Devoir faire la navette entre la maison et le bureau et intégrer une hiérarchie rigide sont également des concepts qui ne disent rien à la jeune fille.  » Plus tard, j’aimerais le plus possible pouvoir donner la forme que je veux à ma carrière. Travailler en équipe, échanger des idées et apprendre des autres. Je préfère avoir un mentor qu’un patron qui commande tout.  »

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Soutenu par Internet et les réseaux sociaux, ce désir d’autonomie est devenu un véritable fil rouge pour la Génération Z. Quand l’agence d’intérim néerlandaise YoungCapital a sondé des jeunes de 15 à 17 ans en 2018, quatre sur cinq d’entre eux ont expliqué vouloir adapter leur emploi à leur personne, et près de la moitié ne souhaite pas d’horaire fixe.  » Je ne partage pas cette idée pessimiste selon laquelle les jeunes de demain auront plus de difficultés que nous, explique Paul Deneve. L’influence de la technologie et de la mondialisation n’est évidemment pas uniquement positive, mais cette génération dispose d’une infinité de possibilités. Mon neveu est à l’université, mais il achète et vend des sneakers en ligne, et il a gagné plus d’argent que moi la première année. Les jeunes jouent et discutent avec leurs pairs du monde entier. Nous n’avions que notre environnement et entourage proche pour façonner nos idées et notre avenir, ils se constituent un réseau et des connaissances dont nous ne pouvions que rêver à leur âge.  »

Time out

Ces dernières années, Paul et sa fille se sont encore plus rapprochés. Une conséquence du congé sabbatique qu’il a pris après son départ d’Apple en décembre 2017, son sixième jusqu’à présent. Son premier a eu lieu vers 1995, à l’époque où la firme de Cupertino l’imposait à chacun de ses collaborateurs tous les cinq ans : une formation de trois mois en management à la Harvard Business School.  » C’était comme si on m’avait offert une énorme bouffée d’oxygène. Ces douze semaines ont non seulement modifié ma vision du monde professionnel, mais elles m’ont également permis de voir que mon équilibre travail/vie privée n’était pas du tout optimal. Je bossais tous les jours, pendant les vacances en famille, je partais avec des collègues, et quand nous arrivions, je restais cloué au lit avec un refroidissement, le dos bloqué ou un autre souci de santé. La modération n’est pas mon point fort, donc je savais que je devais trouver une autre façon de conserver mon équilibre.  » Depuis, il s’impose de prendre du recul régulièrement.  » Ainsi, je peux me concentrer sur autre chose. Sur mes intérêts intellectuels, mon corps et ma santé, mais surtout sur mon épouse et nos trois enfants.  »

Son congé sabbatique actuel dure depuis trente-deux mois. Il s’agit du plus long de sa carrière.  » Joy a 15 ans, son frère Alex, 12. Le temps passe à une vitesse incroyable et ils deviennent de jeunes adultes avec leurs propres opinions. Je voulais participer pleinement à ce développement fascinant. Je n’ai pas pris ce temps auparavant, et je le regrette. Le week-end, j’étais souvent irritable et je n’apportais rien aux enfants. Parce que j’étais fatigué, mais surtout parce que nous passions très peu de temps ensemble. Je ne comprenais tout simplement pas leurs attitudes et leurs réactions. Maintenant, je connais beaucoup mieux leur monde et leurs soucis, et pour y arriver, je devais être plus présent en tant que père. J’aurais pu lire des tas de livres à propos de leur génération, ou retourner sur les bancs de l’école, mais je n’en aurais pas appris autant.  »

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Peur de Kanye

Au fur et à mesure, Paul Deneve s’est rendu compte que l’industrie de la mode et du luxe a beau être sensible aux tendances, elle ne s’intéresse pas vraiment aux jeunes et à leur influence sur le monde.  » Il ne faut pas oublier que ce sont des domaines qui ont connu un succès incroyable au cours des quinze dernières années, grâce, notamment, à l’essor du marché chinois. Les marques créaient sans cesse de nouveaux produits, sont passées de deux à quatre puis six saisons par an et ont lancé des collections capsules ou croisières. Elles ont essayé de tirer le plus possible de profit d’un système qui fonctionnait déjà très bien. Cependant, cette technique leur a fait perdre de vue certains éléments.  »

Alors que les départements marketing misaient tout sur les femmes de plus de 35 ans, le groupe cible classique du secteur du luxe, et les consommateurs chinois, la Génération Z a pointé le bout de son nez. Armés de la technologie avec laquelle ils ont grandi, ces jeunes sont le moteur de nombreux changements sociétaux.  » Pensez par exemple à l’apparition des influenceurs et d’Instagram. En 2014, le groupe d’édition Condé Nast nous expliquait fièrement à quel point Anna Wintour et d’autres grands journalistes de la maison dictaient la mode. Deux ans plus tard, Jonathan Newhouse, chairman du groupe, a dû admettre qu’il n’avait pas vu arriver ces bouleversements.  »

Selon Paul Deneve, le succès du rap, du hip-hop et du streetwear a également été une surprise totale pour de nombreuses griffes.  » A partir de 2008, lors de mon passage chez Lanvin, Kanye West a commencé à assister à nos défilés à Paris, et je me rappelle encore du vent de panique qui a traversé les autres grandes maisons. Certaines avaient peur de perdre leurs autres clients. Aujourd’hui, tout le monde regarde ces jeunes, et les 12-16 ans influencent aussi les tendances, et ce que nous portons tous. Louis Vuitton est maintenant dirigé par Virgil Abloh, lui aussi issu de la culture streetwear, ce qui était encore impensable il y a cinq ans. Ici, à la maison, Joy m’avait déjà prouvé l’impact du hip-hop en 2014, mais la plupart d’entre nous se sont réveillés du jour au lendemain dans un monde complètement différent.  »

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La fin du conformisme

Comme beaucoup d’ados de son âge, Joy trouve ses inspirations style et beauté principalement sur TikTok, l’appli à travers laquelle de nombreux jeunes expriment, non sans humour, leur vie et leurs passions.  » Je trouve ce concept plus intéressant qu’Instagram, où tout est beau, mais où nous ne connaissons pas vraiment les personnes derrière les photos « , raconte-t-elle. Le blog sneakers et streetwear Highsnobiety fait également partie de ses sources favorites, mais c’est là que s’arrête son intérêt pour les marques de luxe.  » Je connais certains noms uniquement grâce à des artistes rap ou hip-hop, car ils les mentionnent dans leurs textes ou arborent leur logo sur leurs vêtements. Leur lien avec ces marques est également crédible, puisque le rap et le hip-hop ont toujours abordé des sujets tels que les inégalités sociales. Je comprends que les labels veulent plaire aux jeunes en étant cool, mais ils ont plus besoin des artistes qu’inversement.  »

Quoi qu’il en soit, Joy considère que posséder des articles de luxe est surfait.  » Cela me fait surtout penser au conformisme, à l’envie d’appartenir qui ne fait que nous éloigner de la personne que nous sommes vraiment. J’aime me laisser inspirer, mais en fin de compte, je suis toujours ma propre intuition. A première vue, il n’y a pas de différence entre le vrai et le faux, un tee-shirt ou un sac à main chic peut venir de n’importe où.  »

Le pouvoir de la jeunesse

Les jeunes n’attendent pas que les entreprises s’intéressent à eux, nous avertit Joy. Sa génération impose déjà son cachet sur le monde de la mode, en optant consciemment pour des marques, produits ou employeurs qui oeuvrent en faveur de la société et de la planète.  » La problématique climatique et les autres questions environnementales nous obligent à nous impliquer activement en créant du changement et en rappelant leurs responsabilités aux sociétés. Nous sommes connectés et nous nous renseignons sur la durabilité des produits, sur leur impact sur le bien-être animal ou sur les droits de l’homme. Nous cherchons aussi à savoir si une entreprise est coupable de racisme ou de sexisme. Si un label commet une erreur, alors nous en parlons, et nous n’achetons plus ses produits. Je n’ai pas du tout l’impression d’être impuissante ou insignifiante, je vois beaucoup de gens de mon âge être de vrais moteurs de changement à leur manière et influencer les autres. Certains pensent que nous sommes jeunes et naïfs, mais vous ne pouvez plus nous ignorer.  »

Paul Deneve connaît le monde des affaires de l’intérieur, mais rejoint sa fille.  » Pour moi, ce militantisme qui anime sa génération est un des plus beaux phénomènes de notre époque. Les entreprises ne s’en tirent plus aussi facilement qu’avant, et c’est justement grâce aux jeunes. Ils sont idéalistes, mais aussi pragmatiques et pleins d’assurance : ils s’informent et s’organisent via les réseaux sociaux et utilisent autant leur voix que leur pouvoir d’achat. Les marques doivent s’adapter : une critique qui devient virale et tant leur réputation que leurs ventes s’en ressentiront.  »

Selon lui, le domaine de la mode et du luxe ne sera jamais plus pareil. Certains se réinventeront, d’autres seront, à terme, remplacés par de nouveaux acteurs plus performants.  » Je suis optimiste. Ces temps incertains et compliqués demandent de la créativité. Beaucoup sont en train de revoir leur approche, et les conditions font que de petites idées un peu folles peuvent prendre une ampleur inédite. Au fur et à mesure, ces changements rendront cette industrie meilleure, et bien plus forte.  »

En bref – Paul Deneve

– 1961 Il voit le jour à Ganshoren.

– 1985 Il commence comme auditeur interne chez le géant pétrolier ExxonMobil, puis devient contrôleur financier du groupe de cosmétiques Oriflame.

– 1990 Il entre au département ventes d’Apple.

– 1995 Il devient directeur marketing Europe d’Apple et déménage à Paris.

– 1997 Il intègre la direction de la maison Courrèges. Suivront ensuite Nina Ricci (2003-2005), Lanvin (2006-2009) et Yves Saint Laurent (2011-2013), entrecoupés de congés sabbatiques passés notamment à l’université de Chicago ou de Stanford.

– 2013 Il devient vice-président d’Apple et déménage avec sa famille à San Francisco. Il quitte la boîte quatre ans plus tard.

– 2020 Il s’installe à Paris en janvier.

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