#balletcore, ou comment la danse influence la mode (et inversement)
Le Mad Brussels explore les liens entre la mode et la danse. Avec son exposition Fashion Moves, il se concentre sur cette symbiose résumée aujourd’hui dans la rue et sur les catwalks par la tendance balletcore. Qui inspire qui?
La danse a toujours influencé la mode. Si on remonte dans l’histoire, on pourrait arrêter le compte-à-rebours en 1924, avec Coco Chanel pour Le train bleu de Bronislava Nijinska. A l’époque, la danseuse et chorégraphe des Ballets Russes demande à la couturière avant-gardiste de créer les costumes de son spectacle, une première. Jusque-là, ils étaient confiés à des «dessinateurs de costumes», un corps de métier à part entière. Depuis, les grands noms de la mode se sont pliés à l’exercice, d’Yves Saint Laurent à Jean-Paul Gaultier, d’Issey Miyake à Karl Lagerfeld…
Par capillarité, aujourd’hui, la tendance balletcore, fusion de la mode et du ballet, a de beaux jours devant elle, en un pas de deux heureux, en ballerines de préférence, sur les catwalks et dans la rue – merci TikTok et ses 121 millions de vues pour ce hashtag.
L’exposition Fashion Moves, au centre de la mode et du design bruxellois MAD Brussels, se penche sur l’interaction symbiotique entre ces deux mondes, la mode et la danse et, par extension naturelle, le mouvement. Elle propose en une trentaine de silhouettes d’offrir quelques réponses à ces questions: Quelle est l’influence de l’une sur l’autre? Et comment les designers s’adaptent-ils aux exigences du costume de scène? Dans quelle mesure la mode et la danse s’inspirent-elles mutuellement?
«La mode et la danse contemporaine en Belgique, c’est comme le chocolat! prévient Dieter Van Den Storm, directeur artistique du MAD Brussels. Il y a tant de talents et de créateurices, de dansereuses et de chorégraphes, on est vraiment gâté. Il suffit de penser à des compagnies comme Rosas, Ultima Vez ou Jan Martens. Et ces talents sont reconnus à l’international. De plus, de nombreux designers et créateurs de mode belges ont travaillé et travaillent pour la scène, en collaborant et dessinant les costumes. Il y a donc beaucoup de pollinisations croisées.»
« La mode et la danse contemporaine en Belgique, c’est comme le chocolat! »
Comme le MAD Brussels n’est pas voué à se pencher sur le contexte historique, l’équipe a divisé l’expo en quatre chapitres, de la scène très officielle occupée par le ballet ou l’opéra jusqu’aux clubs, ces «safe places» où l’on danse en toute sécurité et habillé codifié. Le premier acte s’intéresse donc aux vêtements et costumes pensés par les designers pour les arts vivants.
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«La team a contacté les différents opéras de Paris, de Genève et La Monnaie à Bruxelles et sans hésitation, tous nous ont ouvert leurs archives, se félicite Dieter Van Den Storm. C’était une manière pour eux d’offrir une deuxième vie à ces costumes créés par Christophe Coppens, Pieter Mulier, Dries Van Noten, Jean-Paul Lespagnard, Iris Van Herpen, Walter Van Beirendonck… On est fiers de les montrer.»
Un dialogue
Un monde sépare une silhouette fashion d’un vêtement de scène. On ne crée pas pour un ballet ou un opéra comme on esquisse un look pour un défilé, un catwalk, une vie de tous les jours. «Pour les costumes que je conçois pour la scène, le point de départ, l’inspiration et la recherche sont complètement différents de ceux que je crée pour mes collections, précise Walter Van Beirendonck.
‘A la demande du chorégraphe, les costumes limitaient les possibilités de mouvement des danseurs. La chorégraphie finale a donc été fortement influencée par mes créations.’ Walter Van Beirendonck
« Ce sont surtout les conversations avec les artistes avec lesquels je travaille qui déterminent l’orientation et mettent mon imagination en mouvement. Et mes recherches intensives précèdent le processus d’esquisse. Dans le ballet Sous apparence, de Marie-Agnès Gillot, pour l’Opéra de Paris, en 2012, j’ai fait des suggestions sur la direction que je pensais prendre après plusieurs conversations avec Marie-Agnès, puis les costumes ont été réalisés et portés pendant les répétitions. A sa demande, les costumes limitaient les possibilités de mouvement des danseurs. La chorégraphie finale a donc été fortement influencée par mes créations.»
Il est donc question de dialogue, de construction commune. C’est là que se joue la différence. Jean-Paul Lespagnard travaille de concert avec l’Américaine Meg Stuart depuis vingt ans, avec Boris Charmatz, fondateur de la non-danse et directeur du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch, avec Damien Jalet, Lisbeth Gruwez et Pierre Droulers, notamment. «Quand je travaille sur des projets de danse, ce n’est pas mon projet, analyse le designer. C’est donc un moment de grande liberté et de recherches luxueuses. Je me mets en mode soldat au service d’un chorégraphe, je ne fais pas des costumes de danse pour faire la promotion de ma marque. Mais cela fait partie réelle et intégrante de mon système de création.»
«Rien à voir avec la mode»
Christophe Coppens, lui, en est à son quatrième opéra. Avec son Turandot à La Monnaie dont la première a lieu le 14 juin, l’artiste, designer, metteur en scène ne trouve pas l’exercice plus facile pour autant: «Au début, on ne réfléchit pas, on saute! Avec le temps, on est davantage conscient des conséquences des choix… La seule façon d’y arriver, c’est de suivre son concept jusqu’au bout.»
‘Je crois vraiment qu’on ne regarderait que les robes si c’étaient des créations de mode, alors qu’elles doivent être au service des personnages, c’est donc un autre exercice.’ Christophe Coppens
Si depuis sa première création, Foxie! en 2017, suivie du Château de Barbe-Bleue, du Mandarin Merveilleux et de Norma, pour La Monnaie, il signe la mise en scène, les décors en collaboration avec ISM Architects et les costumes, ce n’est pas parce qu’il pense que les autres ne peuvent pas l’égaler. C’est parce que son cerveau fonctionne de cette façon «où tout évolue en même temps». «Et puis je trouve plus intéressant de tout faire moi-même parce que quand je pense à des personnages, je pense à tout – comment ils parlent, bougent, s’asseyent, réfléchissent, s’habillent… tout va ensemble, et jusque maintenant, je n’ai pas eu besoin de partager ce travail, d’autant que j’aime vraiment le faire!»
Quand on crée pour la scène, les défis sont de taille, les contraintes aussi. On ne construit pas une collection qui sera portée par des mannequins mais une garde-robe quasi haute couture qui habille des artistes, en somme, un outil pour asseoir leur rôle. Et qu’il faudra aussi laver, laver encore et encore laver – les broderies, les plumes, les paillettes, tout doit donc être amovible.
«Le but final, précise Christophe Coppens, est de soutenir le rôle et de fonctionner dans le décor et de donner sur scène… C’est un exercice de réussir à trouver un équilibre entre création et familiarité. Si je me laissais vraiment aller dans la création en tant que créateur de mode, si j’allais plus loin, je ferais des choses que je jugerais peu intéressantes, parce que cela m’ennuierait en tant que spectateur, je serais distrait. En réalité, cela n’a rien à voir avec la mode. Dans Turandot, par exemple, il y a beaucoup de tenues qui doivent évoquer des robes de soirée. Si on désire une «robe rouge» sur scène, cela ne sert à rien d’en créer une comme pour un défilé… Je crois qu’on ne regarderait que les robes si c’étaient des créations de mode, alors qu’elles doivent être au service des personnages, c’est un autre exercice.»
Upcycling
Quand en 2023, Mette Ingvartsen, chorégraphe danoise basée à Bruxelles, monte son spectacle Skatepark, elle fait appel à la styliste Jennifer Defays, qui a étudié la mode à La Cambre mais n’a jamais eu de marque à son nom – c’est son choix. «Dans la création de costumes de scène, il y a tant d’aspects que j’aime: il n’y a pas ce rythme des saisons imposé par les Fashion Weeks, pas d’aspect commercial, pas de merchandising, c’est vraiment de la création et on travaille en équipe, il y a un spectacle en devenir, chacun met sa pierre à l’édifice.»
Pour ce ballet hors normes, composé d’amateurs, des enfants et des ados, et de seulement trois danseurs professionnels, l’exercice imposé lui plaît. «On a travaillé sur un concept, il s’agissait de reconstituer un skatepark sur scène, c’est la première fois que j’ai pu utiliser des vêtements de seconde main, c’est de l’ordre de l’engagement politique et éthique, pour moi. Et cela «fittait» avec le projet. Les costumes étaient inspirés du streetwear. Il fallait insuffler une esthétique, avec un côté home made que j’apprécie – on pourrait penser qu’il n’y a pas de costumière derrière, cela donne plus de fragilité, plus de fraîcheur et de contemporanéité aussi.»
En avançant dans le métier de costumière, Jennifer Defays a l’impression d’avoir dû «désapprendre la mode», afin de pouvoir répondre aux besoins spécifiques de l’œuvre commune. «A mon sens, les codes de la mode et du costume sont différents ainsi que la finalité, même si on parle bien d’«être habillé» dans les deux cas. Il arrive que ma personnalité artistique infuse dans les costumes mais ce n’est pas ma première intention, et en cela, j’ai pris de la distance sur mon expérience en fashion design. Je suis très précautionneuse de la maladresse d’en faire trop.»
Transmettre un sentiment
Par contre, dans un autre genre, il n’est pas interdit d’en faire trop. Ainsi, Jasmien Van Loo, styliste pour les chanteuses pop Merol et Charlotte Adigéry notamment, sait que «les artistes entrent dans une sorte d’alter ego lorsqu’ils montent sur scène. Il s’agit généralement d’une extension d’eux-mêmes, mais dans une version extravagante et ultime. Les vêtements qu’ils portent sur scène diffèrent de ceux qu’ils portent dans la vie quotidienne. Ils ont un rôle à jouer: ils contribuent à créer une image et à transmettre un sentiment. Les vêtements de scène doivent dire quelque chose et se démarquer, par exemple par des couleurs vives ou des tissus spéciaux, mais les silhouettes originales et l’aspect d’un tissu dans le mouvement jouent également un rôle. Merol, par exemple, aime les matières extensibles qui serrent, ce qui lui permet de bien bouger. Elle ne veut surtout pas avoir l’impression que les vêtements limitent ses mouvements. Un artiste doit se sentir bien sur scène. C’est alors qu’un look est réussi».
Une perspective différente
Comment alors présenter cette histoire d’amour entre mode et danse, ce Fashion Moves? Comment montrer le mouvement, la marche, le saut, la silhouette, le ralenti, les envolées sur des mannequins d’exposition? En ayant recours à un scénographe qui sait de quoi il parle, c’est le cas de Dennis Vanderbroeck, directeur artistique du studio qui porte son nom, basé à Rotterdam, et qui a conçu des décors pour l’International Theater Amsterdam et Het Nationale Theater et des défilés de mode pour Diesel et Y/Project.
«Les costumes de scène et les vêtements portés sur catwalks ou dans la vie de tous les jours font tous partie du même spectre pour moi, confie-t-il. Je considère le défilé comme un élan qui reflète un certain zeitgeist, qui s’infiltre ensuite dans la haute couture et la fast fashion et finit par se retrouver dans nos garde-robes. Le vêtement de performance est une extension qui contribue à la narration de ce qu’un artiste veut transmettre. Ces pièces sont conçues et portées dans un contexte où elles existent par la grâce du mouvement.»
A contrario, dans le contexte d’une exposition comme celle de Fashion Moves, on est dans l’immobilisme: toutes ces silhouettes grandioses habillent des mannequins sans vie. A lui d’insuffler une idée de mouvement, il prépare donc une surprise façon backstage, avec des poupées en position dynamique pour réussir à s’approcher «quelque peu de la narration de la danse». Comme une invitation à les découvrir avec «une perspective différente». Et à regarder ces merveilles autrement.
Fashion Moves, MAD Brussels,
10, place du Nouveau Marché aux Grains, à 1000 Bruxelles. mad.brussels Du 7 juin au 31 août.
Movement Director: Wim Vanlessen — Assistant photo: Alwin Vyvey — Assistant stylisme: Francis Boesmans — Coiffure et maquillage: Elke Binnemans pour Sisley — Mannequin et danseuse: Meerle bij@The Fashion Composers — Danseuse: Austin Meiteen — Merci à Ablon Retail Real Estate pour le décor.
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