Edgar Kosma

« Ce fut la fête du slip sur mon mur Facebook »

Edgar Kosma linktr.ee/edgarkosma

Au royaume des réseaux sociaux, les jours passent et ne se ressemblent pas. Entre les buzz et les likes, le vrai et le fake, Edgar Kosma scrolle le fil d’actu d’un siècle décidément étrange. Hashtag sans filtre.

Si quand j’étais enfant, au siècle dernier, un fantôme s’était glissé dans ma chambre, au milieu de la nuit, pour spoiler mon futur – « Tu revendras ton jean slim fit à l’aide de ton smartphone connecté et avec le bénéfice tu iras faire la file devant une boutique vintage pour t’acheter la veste que porte aujourd’hui ton père » – je me demande bien comment j’aurais réagi. Fougueux comme j’étais, j’aurais sûrement balancé mon slip Petit Bateau sur cet être sans visage.

Plus de trente ans après, le monde a bien changé et force est de constater que le lanceur d’oracle avait visé juste: la tendance du seconde main s’implante durablement dans nos mentalités. Est-ce une conséquence du sursaut de nos consciences écologiques, désireuses de moins et/ou mieux consommer? Peut-être en partie, mais vous ne m’empêcherez pas de penser que la vente d’une robe Desigual sur Vinted peut aussi être vue comme l’énième chapitre d’un matérialisme sans peur et sans complexe: pour le vendeur, se faire un peu d’argent tout en vidant sa garde-robe afin de mieux la remplir, pour l’acheteur, acquérir un nouveau produit à bas prix. Pour la décroissance, on repassera.

Rien ne se perd, rien ne se crée, mais tout se revend-il? Tout? Non. Un petit tiroir de notre garde-robe résiste encore et toujours au phénomène. Pour des raisons évidentes d’hygiène (ou de germophobie primaire), il est malaisé d’imaginer une seconde vie pour nos slips, culottes, strings, boxers et autres pièces de tissu qui nous ont tant collé au corps… Pourtant, envers et contre tout, certains explorateurs des réseaux modernes tentent quand même le coup.

‘C’eût été un message indigné sur les Ouïgours, il serait resté lettre morte, mais là, la magie du Réseau opère, les likes tombent.’

Un soir de pluie et de brouillard de 2021, je suis seul chez moi en train de caresser ma merveilleuse chienne Alice. De l’autre main, je scrolle d’un oeil distrait dans l’appli 2ememain.be en quête d’une éventuelle bonne affaire. Soudain, l’algorithme, très en verve ce soir-là, décide de me proposer une annonce pour le moins insolite: un certain N. vend un « Boxer vintage DIM taille S » d’occasion (0 euro mais il faut prévoir les frais de livraison). Une photo digne d’un porno amateur ukrainien tente de convaincre l’e-badaud: un homme blanc, face miroir, portant l’objet de la transaction sur un corps maigrelet, et bombant fièrement le torse.

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.© capture d’écran

Le genre de photo maladroite qui puerait le swipe gauche dans une appli non concurrente. Mais qu’y avait-il dans la tête de N. (bien sûr absente du cliché comme c’est souvent le cas pour les mâles alpha dans le porno) en cet instant-cliché? Le fantasme d’imaginer qu’un inconnu va porter son slip usé, trop usé? Ou le réel souci de donner une seconde vie à cet objet avec lequel il semble bien avoir roulé sa bosse ces dernières années?

Comme il m’arrive parfois d’avoir envie de répondre à un spammeur qui me propose son héritage, j’aimerais écrire à N. pour lui demander la raison de la vente et souris déjà des réponses possibles: « Pour cause de double emploi » ou « Je suis passé au tanga ». Pour cette fois toutefois, je passe mon tour, mais tout n’est pour autant pas perdu pour moi: en digne représentant de mon époque, je capture l’écran pour le publier sur mon profil Facebook avec un petit commentaire sarcastique bien pesé sous la ceinture. C’eût été un message indigné sur les Ouïgours, pour sûr, il serait resté lettre morte, mais là, la magie du Réseau opère, les likes tombent et les commentaires affluent. Et vas-y qu’en à peine quelques minutes, ça pouffe déjà bien gras sur le mode « Bonjour, j’ai un paquet pour vous », « Le contenu est-il fourni avec? » ou encore « Mais comment es-tu tombé là-dessus? » Foire d’émojis qui pleurent de rire à gogo.

Ce soir-là, il faisait un temps à sortir couvert, mais ce fut la fête du slip sur mon mur. Une histoire que je raconterai peut-être encore quand je serai vieux, comme on me racontait jadis des histoires de guerre. Chacun ses goûts, comme aiment souvent le rappeler ceux qui n’en ont pas, mais surtout, chacun son siècle.

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