Clap de fin pour la marque Raf Simons: ceux qui ont travaillé avec le créateur belge racontent
Toutes les belles histoires ont une fin. Après vingt-sept ans, Raf Simons a décidé d’arrêter son label. Celui qui reste néanmoins à la tête de la création chez Prada a marqué la mode belge de sa patte… Six personnes qui ont contribué à son succès nous racontent comment.
Raf Simons lance sa marque en 1995 et organise son premier show à Paris pour l’hiver 97. Ces premiers pas à l’international font tout de suite mouche. A l’entrée, c’est la bousculade. Suzy Menkes, la journaliste mode la plus importante du monde à ce moment-là, couvre l’événement pour l’International Herald Tribune et est conquise. Le Belge, qui n’a jamais étudié la mode mais qui a fait un stage chez Walter Van Beirendonck après une formation en design industriel à Genk, se révèle un showman-né. Avec peu de moyens, il réussit à mettre sur pied, à chaque fois, des défilés époustouflants, souvent dans des lieux inattendus dans et autour de Paris, un peu comme Martin Margiela l’avait fait avant lui.
Depuis l’enfance, l’homme a toujours été un incorrigible romantique, obsédé par la jeunesse et les cultures underground. Les uniformes scolaires, l’esthétique gabber et David Bowie font sa signature. Sur catwalk, il fait défiler des adolescents fragiles et maigres, inventant ainsi une nouvelle silhouette, plus petite et plus svelte qu’avant. Le succès est là, mais en 2000, le créateur s’éclipse déjà du sérail, le temps d’une année. «J’avais à ce moment-là une relation problématique avec la mode, avouera-t-il plus tard. Tout était allé trop vite. Je partais de rien et tout à coup, j’avais dix-sept personnes qui travaillaient pour moi. Je n’avais plus envie. Mais après quelques mois, ça m’a très fort manqué.»
En 2005, il devient directeur artistique de Jil Sander mais s’interroge rapidement: «On met énormément d’énergie dans un label comme celui-là. Est-ce que je ne ferais pas mieux d’investir cette énergie complètement dans ma propre marque? Ou est-ce que je veux continuer à faire les deux en même temps?» Le natif de Neerpelt passe ensuite chez Dior, où il succède à John Galliano en tant que directeur artistique des collections Femme, puis chez Calvin Klein. Une collaboration qui implose plus vite que prévu. En 2020, Raf Simons refait surface chez Prada, où il continue à officier.
En parallèle, tout au long de ces années, le créateur parvient à garder le cap pour son label… Pour son dernier défilé, pour la collection de ce printemps, qui se trouve déjà en boutique, des mannequins parcourent un podium surélevé. Au bout du catwalk, est projetée la vidéo d’un danseur.
Aujourd’hui, le rideau tombe. «Quand on a sa propre marque, il faut à un certain moment prendre une décision et se demander si on veut poursuivre jusqu’à l’épuisement, nous disait encore Raf Simons en 2011. Mais je pense que c’est douloureux de tout vendre et de voir arriver à votre place quelqu’un qui ne vous plaît pas du tout…»
Six personnes qui ont contribué au succès de Raf Simons nous racontent comment il a marqué la mode belge.
Walter Van Beirendonck – ‘Il était totalement habité.’
Le créateur anversois a emmené Raf Simons à Paris.
«Lorsque Raf étudiait encore le design d’intérieur, il était déjà fasciné par la mode. Son projet de fin d’études était inspiré par le travail du créateur Dirk Van Saene. Lorsqu’il a envoyé sa candidature pour un stage chez moi, j’ai d’abord été sceptique parce qu’il n’avait pas suivi de formation en mode. Mais quand je l’ai rencontré, que j’ai vu son portfolio et que j’ai senti sa passion et son intérêt extrêmes pour le sujet, je lui ai donné une chance. Pendant son stage, il devait surtout s’occuper des stands pour les showrooms et de réalisations spécifiques. Il a fait cela avec une énorme implication. Il était totalement habité. Lorsque je l’ai emmené à Paris pour qu’il nous aide dans le showroom et que nous sommes allés voir ensemble les défilés d’autres créateurs, le monde de la mode s’est littéralement ouvert pour lui. Ce séjour et quelques voyages en Italie où nous avons visité des fabricants et où nous sommes passés aussi à la Biennale de Venise, ont encore stimulé son goût pour la mode, la culture et l’art. Après ce stage, Raf a gardé contact pendant plusieurs saisons et a collaboré à quelques projets pour mes collections.»
Jef Jacobs – ‘Il m’a permis de me sentir mieux.’
Le photographe a été, à la fin des années 90, l’un de ses mannequins réguliers.
«J’avais 20 ans. J’étais sur une petite place à Anvers et j’ai aperçu quelqu’un avec une allure très particulière: un long manteau en cuir noir, un visage pâle, des boucles de cheveux sombres. Un peu plus tard, il est venu se présenter. Il venait de commencer à travailler sur sa propre collection et m’a demandé si j’avais envie d’être modèle pour lui. C’était en 1996. Un peu plus tard, je suis devenu son mannequin de référence. Il venait me chercher chez moi avec sa vieille Mercedes beige et nous essayions des vêtements pendant deux ou trois heures. J’ai aussi participé aux défilés du début. La première fois, c’était dans un garage sombre et sordide, avec des jeunes qui, comme moi, avait été repérés dans la rue et emmenés là en bus, depuis Anvers. J’ai seulement compris que Raf Simons allait devenir grand lors de son troisième show à La Villette, avec cette gigantesque boule à facettes. C’était vraiment spectaculaire. J’étais un garçon maigre, peu sûr de moi, pas à l’aise avec mon corps et j’ai découvert que dans la mode, il ne fallait pas forcement être très musclé avec un sourire Colgate. Il m’a permis de me sentir mieux. Raf avait à peine cinq ou six ans de plus que moi, mais c’était déjà un vrai adulte. Il avait une vision et un objectif. Il savait où il voulait aller, c’était inspirant.»
Els Arnols – ‘Lors de son défilé, tout se fondait dans une seule histoire.’
Elle a été pendant des années responsable du tricot chez Raf Simons.
«J’ai travaillé pour Raf de 2003 à aujourd’hui, comme créatrice freelance pour le tricot. Avec une petite pause entre 2011 et 2013, quand j’ai collaboré, en tant que senior knitwear designer, avec Maison Margiela. J’étais responsable de toutes les pièces en maille de la collection. C’était un travail à la fois créatif et très technique: chercher les bons fils, les bonnes techniques, les points et les modèles, assister aux essayages, suivre la production dans les usines en Italie… Mon plus beau souvenir personnel est le défilé pour l’hiver 2016, Nightmares and Dreams. J’ai failli ne pas y aller, parce que j’étais malade. Mais dans mon souvenir c’est la collection dont je suis la plus fière. Les tricots, les matières, les chaussures, la musique d’Angelo Badalamenti et un labyrinthe comme décor: tout se fondait dans une seule histoire.»
Pieter Mulier – ‘Il estime que la mode est le miroir du monde.’
Le directeur artistique de Maison Alaïa a été son bras droit pendant presque vingt ans.
«J’ai rencontré Raf pour la première fois en 2000, quand il a fait partie de mon jury de fin d’année à Sint-Lukas à Bruxelles. Je lui ai alors demandé si je pouvais faire un stage chez lui. J’ai commencé une semaine plus tard et je suis resté à ses côtés depuis. De stagiaire à bras droit, et toutes les étapes suivantes, de Jil Sander à Dior et Calvin Klein. J’ai tout appris de Raf. Ce qu’est l’essence de la mode, comment regarder les vêtements. Et surtout, l’importance de construire une silhouette qui est unique, différente de toutes les autres. La mode doit être un miroir de ce qui se passe dans le monde. Mon plus beau souvenir est le premier défilé couture pour Dior. C’était très intense, tous les éléments qui faisaient battre mon cœur plus fort y étaient réunis: la beauté, la haute couture, l’esprit d’équipe et l’histoire – c’était ce grand moment dont j’avais rêvé pendant si longtemps. La collection de Raf que je préfère, c’est Black Palms, celle qui m’a fait découvrir son univers. C’était révolutionnaire: simple et sexy, et une nouvelle manière de considérer la mode anversoise. Si je compare Raf Simons, la marque, avec Raf chez Jil, Dior ou Calvin, on peut dire que Raf Simons est beaucoup plus extrême. Ce label est construit sur la personne de Raf, et rien d’autre. C’est ce qu’il ressent lui-même. Indépendamment des exigences marketing ou de la pression commerciale. C’est de la liberté pure.»
Bianca Quets Luzi – ‘Pour lui, aucun obstacle n’est infranchissable.’
Elle est la general manager de Raf Simons.
«En 2007, je travaillais comme freelance pour Martin Margiela à Paris lorsqu’on m’a proposé de devenir manager de collections chez Raf Simons. J’ai accepté, mais avec beaucoup de doutes, car je n’avais aucune expérience technique. Et avant que je m’en rende compte, quinze ans ont passé. L’univers de Raf est toujours resté très cohérent. Il voulait refléter la réalité, montrer son propre environnement sur le catwalk. Cela a toujours été indissociable de la jeunesse, des cultures underground et de la musique, loin des mannequins musclés qui étaient omniprésents dans les années 90. Raf créait pour le «confident outsider». Il n’a jamais été partisan du «full look». Ça l’intéressait de voir comment les gens combinaient eux-mêmes ses vêtements, comment ceux-ci étaient utilisés pour exprimer l’individualité. L’art nourrit très fortement son processus créatif. Il s’illumine quand il arrive dans une foire ou une expo. L’exemple le plus récent est sa collaboration avec la Philippe Vandenberg Foundation pour notre dernière collection. Mais nous avons aussi travaillé avec la Robert Mapplethorpe Foundation, Sterling Ruby, Brian Calvin, nous avons utilisé des images tirées de films de David Lynch. Raf et moi sommes tout à fait complémentaires. Je m’attache aux aspects économiques et commerciaux, pour qu’il ne doive se préoccuper que de la création. J’essaie aussi de lui apprendre à pratiquer davantage la pleine conscience, ou de respirer plus simplement lorsque le niveau de stress monte, mais c’est un processus encore en cours!»
Cyril Bourez – ‘Il réfléchit dans l’action.’
Le jeune créateur a travaillé dans son studio de 2019 à 2021.
«J’ai commencé en 2019 en tant que junior designer. On était trois au studio à travailler sur la marque, les collabs avec Fred Perry et Eastpak… Notre rôle, c’était de rendre ce que Raf imaginait visible. Il arrivait en permanence avec plein d’idées que nous devions matérialiser pour qu’il puisse ensuite décider si une image fonctionnait ou pas. C’est un designer hyperactif, il était là le plus souvent possible. Pour notre première saison ensemble, Solar Youth, il était présent chaque jour. C’est un homme qui vit ce qu’il fait. Il est complètement plongé dedans. Ce n’est pas un designer qui se retranche pour réfléchir, c’est quelqu’un qui réfléchit dans l’action. Il ne choisit pas les tissus dans un catalogue, il les sélectionne sur le mannequin en le regardant bouger. C’est très formateur comme manière de travailler. Mais souvent, les rythmes étaient intenables. Quand il a commencé pour Prada, il était sans arrêt soit à Anvers, soit à Milan. Jamais en break. Cela aurait été une trop grande mise en danger que de continuer à faire son label en parallèle. J’ai appris énormément de choses avec lui: une vision de la silhouette, l’importance d’une image forte… L’organisation aussi, car il sait faire fonctionner une petite équipe pour faire des choses incroyables. Pour lui, rien n’est impossible. Si on travaille énormément et qu’on est complètement impliqué, alors on déplace les montagnes.»
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