Une journée à Paris pendant la Fashion Week avec un jeune créateur belge
A quoi ressemble la vie d’un jeune créateur bruxellois venu présenter sa collection à la Fashion Week parisienne? A un enchaînement de rendez-vous, à quelques points cousus sur une étiquette, à du networking. Mais pas seulement. La réponse, avec Cyril Bourez.
Au showroom parisien – 9 h 30
C’est la toute fin du mois de juin, Paris vit au rythme de la Fashion Week Homme. Au 12 de la rue Catherine de la Rochefoucauld, dans le grand hall d’entrée de l’école de mode Esmod, Cyril Bourez présente sa collection à son nom datée printemps-été 23. Dans le showroom collectif d’Untitled, sous l’immense verrière qui en impose, à côté de treize autres labels, il a installé ses vêtements sur portants. Il les fait également porter par deux mannequins bien vivants, pour mieux faire découvrir sa marque toute nouvelle aux professionnels de l’écosystème de la mode, aux acheteurs des multimarques et des grands magasins qui ainsi font leurs emplettes en amont. Dans un peu plus de sept mois, on retrouvera leurs choix dans leur vitrine, ce sera alors à votre tour de faire votre shopping.
Pour Cyril Bourez, il n’est pas encore question de défiler, il est trop tôt dans l’histoire de sa maison, il en est encore au tout début de son projet qu’il porte seul avec sérieux et intelligence. Cela fait neuf jours qu’il parle de son label, de ses vêtements Homme et Femme, à des acheteurs venus de partout, des department stores parisiens et américains, comme La Samaritaine, le Printemps, les Galeries Lafayette, Neiman Marcus, Bergdorf Goodman, et des boutiques pointues de Séoul, Chicago, Los Angeles ou Dubai. Il en a déjà rencontré une septantaine, il a encore une vingtaine de rendez-vous, c’est plus que pas mal pour un premier vrai galop d’essai.
Le jeune créateur trentenaire réajuste une veste sur un cintre puis commente calmement: «Le regard des acheteurs compte pour moi: quand on produit une collection dans des situations plus ou moins modestes, c’est important de voir que sortie de son contexte, mise sur une sorte de piédestal, elle est plus que ce qu’elle était simplement pour moi, elle peut prendre ainsi un peu plus de place…» Il sait que sa proposition mode et vestimentaire est «assez niche», que c’est toujours un challenge pour une boutique de «prendre un jeune créateur à ses débuts, qui propose des pièces plutôt chères parce qu’elles sont ambitieuses dans la construction, les matières et la manière de produire puisque tout est fait en Europe, et en petite quantité, ce sont donc des pièces qui ont un certain coût».
10 heures
Il répond présent à un rendez-vous en visioconférence avec un acheteur japonais. Face à l’écran, dans un anglais fluide, il détaille son printemps-été, qu’il a assez explicitement titré Atelier collection. Il précise que son idée est de montrer le processus de construction de chacune des pièces. Du portant, il extrait un look sur cintre, montre les matières – un coton anglais, un jersey japonais, un coton bio venu du Portugal.
Il retourne une veste, signale en passant que l’un de ses fournisseurs est celui avec lequel il travaillait déjà quand il œuvrait pour Lanvin. Il n’a pas détaillé son curriculum vitae à l’acheteur encastré dans le PC et de l’autre côté de l’océan, ce n’est pas forcément nécessaire, seul le produit compte in fine. Même s’il porte en lui le passé de celui qui l’a pensé.
10 h 17
Le rendez-vous a pris fin, Cyril tient à recoudre une étiquette qui fait mine de se barrer, ça ne peut pas attendre, il n’aime pas l’à-peu-près. Il se saisit de sa trousse de couture. Elle est transparente, «de l’importance de savoir tout ce qu’elle contient – des fils de toutes les pièces de la collection, des épingles, des épingles à nourrice, des aiguilles, une paire de ciseaux, un dé à coudre en plastique». Elle le suit depuis sa période anversoise, quand il travaillait avec Raf Simons, de juillet 2019 à avril 2021. Voilà, c’est fait, quelques petits points fixent l’étiquette noire au lettrage blanc.
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Il rit quand on lui demande s’il est stressé, il n’en a pas l’air, mais on comprend que cela se niche au plus profond, «à de drôles d’endroits», précise-t-il avec une petite moue enfantine. Il reconnaît qu’il est bien organisé, «je n’ai pas le choix, je travaille en même temps sur ma collection et à La Cambre mode(s) en tant qu’assistant en deuxième année depuis septembre 2020». Ajoutez à cela sa collaboration avec AZ Factory, on y viendra plus tard, plus loin.
11 heures
Un mannequin a enfilé un look qu’il montre en tournant sur lui-même, devant une acheteuse de deux grands department stores américains. Le créateur en profite pour souligner que parmi ses 21 pièces, il en a produit certaines en noir, «parce que cela permet de vendre plus facilement certains vêtements à la construction complexe mais qui du coup sont un peu plus passe-partout. Et puis le noir reste un symbole de chic depuis le Moyen Age».
Il sait que c’est «un peu fou» de se lancer aujourd’hui, de créer ex nihilo une maison, d’embrasser le monde de la mode ainsi, mais il y a bien réfléchi: «C’est l’une des bonnes choses que la pandémie a permises: on sait que de toute façon c’est fou et difficile quoi qu’on fasse, alors si on désire vraiment faire quelque chose, il faut le faire.»
Dans son cas, c’est «construire une démarche, la faire grandir, me faire grandir avec et au-delà de cela, faire des vêtements et défendre un certain chemin. Comme c’est le début, c’est un peu compliqué de savoir à qui cela s’adresse mais c’est certainement à ceux qui ont une culture du vêtement et qui s’habillent déjà avec des marques pour lesquelles j’ai beaucoup d’admiration, comme Undercover, Raf Simons et Craig Green, mais c’est de l’ultraniche! Ce sont des gens qui aiment la mode, qui ne recherchent pas l’énorme logo sur un hoodie mais désirent porter des vêtements qui disent quelque chose soit du vêtement, soit d’eux-mêmes. Ce ne sont pas des pièces d’art, parce que c’est du vêtement et que c’est un produit, mais cela tend vers une démarche, en tout cas, c’est vers cela que je veux tendre.»
S’il s’est construit une identité teintée d’accent anglais, c’est par sensibilité personnelle. «Dans les matières, dans l’attitude, je trouve qu’il y a de la douceur dans les masculinités que l’on peut attribuer à une certaine vision british.» On comprend pourquoi ses références vont de Virginia Woolf à Hugh Grant et Pete Doherty.
Et pourquoi parmi ses matières amoureusement choisies, on trouve un tissu crafted in England, dûment étiqueté «The British Millerain outerwear fabric», avec détails qui comptent: «using skills handed down through six generations, protecting you from the elements since 1880». Chez Cyril Bourez, l’intérieur est aussi soigné que l’extérieur.
Dans le métro parisien – 12 h 40
Il s’apprête à aller prendre un lunch sur le pouce, après avoir éteint son PC, il a tenté de «gérer la production de sa collection hiver, la vente et la promotion de la collection été et les recherches d’inspiration pour la suivante, qui sera présentée ici fin janvier». Il se souvient de lui enfant à Lille où il a grandi, reçu sa première machine à coudre à 16 ans et hésité à étudier le journalisme ou les sciences politiques «par goût de l’écriture». En 2011, à 20 ans, il s’inscrit à La Cambre mode(s), s’interrompt un an pour étudier le cinéma puis reprend la mode à bras-le-corps, additionne les stages, chez Christian Wijnants, Jacquemus, Paco Rabanne, Y/Project et Acné.
A peine diplômé, en 2018, il intègre l’équipe de Lanvin, y apprend la maille aux côtés de Sami Tillouche puis dit oui à la proposition de Raf Simons qui l’invite à le rejoindre – «je ne me suis pas posé de questions!» Il y découvre comment «déplacer des montagnes, ne plus avoir peur, se sentir capable de tout, anticiper et développer des produits avec de très bons façonniers dans de très belles matières».
Et de Raf Simons, il apprend l’essentiel: «une manière de regarder, d’être décidé et de ne pas changer d’avis, de construire une image et une silhouette dès le début.» En avril 2021, il se dit qu’«il n’y aura pas d’après Raf ni d’ailleurs», tant il a atteint son rêve. Ne lui reste alors qu’à se lancer tout seul et fonder Cyril Bourez.
Au Pop-up d’AZ Factory – 13 h 15
La boutique AZ Factory, version pop-up de l’été, au 16 de la rue des Minimes, propose les 33 silhouettes uniques et exclusives que Cyril Bourez a imaginées pour cette maison encore endeuillée par la disparition de son créateur Alber Elbaz. Avec humour, il s’est emparé des codes chers au grand couturier – «les volants, le volume, la générosité, une vision du chic et du glamour mais très joyeuse et un geste très enlevé».
Il les a mariés, juxtaposés, fondus à des vêtements de sport et des chemises hawaïennes vintage. Cela donne un vestiaire ready-made à l’esthétique «athletic-couture». Cyril s’en trouve «décomplexé par rapport au vêtement Femme», a appris à «fonctionner de manière plus instinctive», et «relevé le challenge en peu de temps d’emmener cette équipe hyper qualifiée dans mon envie». On dit bravo.
Dans les rues de Paris – 16 h 34
S’il avait une heure ou deux de liberté, comme c’est le cas là maintenant, que ferait-il? «Je ferais des recherches sur mon ordinateur pour préparer ma prochaine collection. Ou alors j’irais lire dans un café…» De son sac, il extrait Love me tender de Constance Debré, qui parle des «variations amoureuses» – Cyril est romantique, «même si j’espère ne pas romantiser les choses…» Mais puisqu’on le suit à la trace, il faut improviser une autre manière de tuer le temps, direction la Bourse de Commerce, la collection Pinault et l’exposition Une seconde d’éternité. Où, dans la salle entièrement recouverte de papier aluminium, sur cette œuvre destinée à être collective et sur invitation de l’artiste Rudolf Stingel, il laissera son empreinte et plantera délicatement une épingle un peu plus qu’à hauteur d’homme.
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Andam Awards Au Palais Royal 18 h 45
Son dernier rendez-vous de la journée a lieu dans les jardins du Palais Royal. C’est la remise officielle des ANDAM Fashion Awards, prestigieux concours international. Tout le Paris de la mode s’y presse, le lieu parfait pour networker – Cyril en mesure l’importance. «On a la sensation qu’il ne faut rater aucun rendez-vous quand on commence, mais cependant tout est vital, le networking au même titre que tout ce qui constitue le quotidien. Il faut alors savoir dire non à certains rendez-vous… Grâce à La Cambre, j’ai la chance d’avoir un réseau composé d’amis avant d’être un réseau professionnel. Et avec les anciens étudiants de l’école, la Belgique est à Paris et Paris en Belgique! Depuis toujours les Belges présentent leurs collections à la Fashion Week parisienne, au même titre que les Japonais, c’est pour cela que cette Fashion Week est de qualité, dit-il, légèrement malicieux. Je pense aussi que cela nous permet de ne pas être trop dans l’entre-soi, parce que la mode est déjà un lieu d’entre-soi, alors la mode belge…»
C’est l’heure de la proclamation, applaudissements, larmes de joie et déceptions, un jour peut-être Cyril sera lauréat… «Il faut être à Paris, constate-t-il, c’est plus bouillonnant ici qu’à Bruxelles.» Il n’empêche, il s’apprête à quitter la Ville lumière mais sans regrets – «C’est chouette de rentrer à Bruxelles, de pouvoir être en retrait et se protéger un peu.»
Dès après-demain, Cyril Bourez rangera sa collection, fera ses valises et prendra le train pour la Gare du Midi, il doit impérativement mettre en route son automne-hiver 23. Et dans son atelier du Grand Hospice, près de la place Sainte-Catherine, il se concentrera sur la suite de son histoire.
EN BREF Cyril Bourez
Le 16 septembre 1991, Cyril Bourez naît à Lille.
En 2011, il s’inscrit à La Cambre mode(s).
Il est engagé chez Lanvin en 2018. L’année suivante, il entre chez Raf Simons et enseigne à La Cambre mode(s).
En 2021, il lance sa collection à son nom.
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