Luxe et mode: pourquoi cette fascination? Un livre tente de répondre à la question

danser sur le volcan
Anne-Françoise Moyson

Aujourd’hui, on « dîne » Dior, on regarde un film « Saint Laurent », on lit « Chanel » et accessoirement, on s’affiche en sneakers Louis Vuitton. La mode est désormais un phénomène de société incontournable. En un essai remarquable paru chez Grasset, Sophie Abriat enquête sur cet univers qui nourrit nos imaginaires. Il y est question de « Danser sur le volcan ».

C’était en 2016, Sophie Abriat était alors jeune journaliste, le journal Le Monde l’avait envoyée au front, c’est une métaphore: elle était chargée d’interviewer le créateur Azzedine Alaïa in situ. Pour la première fois de sa carrière balbutiante, elle rencontrait «l’incarnation même de la mode». A la fin, «d’une voix douce mais ferme», il lui avait murmuré «Ecrivez quelque chose de sérieux!».

Depuis, elle s’exécute avec un professionnalisme qui force le respect, une curiosité de bon aloi et un enthousiasme drôlement contagieux. Voilà pourquoi son enquête titrée Danser sur le volcan et sous-titrée «La mode et le luxe à la conquête de nos imaginaires» éclaire intelligemment les dessous d’une industrie qui ne se contente désormais plus de vendre des sacs, du prêt-à-porter ou des bâtons de rouges à lèvres.

«J’ai vraiment les pieds sur terre. Mais pas sur cette Terre-là.» En exergue, avant même d’entrer dans votre essai, on tombe sur cette citation de Karl Lagerfeld. Quand on parle de mode, il n’y a donc pas moyens de se passer de son ombre tutélaire?

C’est un personnage mythique du secteur de la mode et ses saillies, ses phrases, ses «scuds» sont passionnants à analyser. J’ai toujours eu une affection particulière pour cette citation qui fait écho au sous-titre «La mode et le luxe à la conquête de nos imaginaires”. On y voit une forme de déconnection avec la réalité. Et je pense vraiment que la mode peut nous porter loin dans le rêve et l’imaginaire. 

Karl Lagerfeld a d’ailleurs marqué l’histoire de la mode et nos esprits en créant des défilés XXL…

Pendant ses trente-six ans passés à la tête de la direction artistique de Chanel, il n’a eu de cesse de faire sortir la mode de son périmètre traditionnel. Et effectivement, il a créé des défilés-happenings. En 2014, par exemple, il installait dans le Gand Palais un faux supermarché, avec des paquets vides de pâtes baptisées Cocoquillettes, des gâteaux Choco Chanel et du Cambon beurre… Une expérience warholienne. Il reste pour moi une immense source d’inspiration. Une fois, quand j’avais 20 ans, je l’ai vu arriver au Café de Flore avec son groupe de fidèles, et son allure de rock star m’avait fascinée. J’aimais bien me promener dans le quartier dans l’espoir de le recroiser!

Sur quelle terre vous êtes-vous donc aventurée pour enquêter sur la mode et le luxe? 

Sur un chemin semé d’embûches. Car c’est un milieu qui cultive le secret. Il dévoile peu de choses sur ses processus créatifs et au-delà, sur ses positions stratégiques. Il est toujours difficile d’obtenir des informations. Cela a un peu évolué, car les maisons de luxe ont gagné en visibilité ces dernières années. Par ailleurs, la mode est un objet d’études difficile à appréhender car la mode est duale et paradoxale. Elle est à la fois superficielle et profonde, élitiste et inclusive, extravagante et sérieuse, frivole et stratège. Elle est à la fois industrie et objet culturel.

Aborder la mode sous l’angle de ces paradoxes est primordial pour la comprendre. On ne voit souvent qu’un versant ou la face immergée de l’iceberg, surtout si on se concentre uniquement sur sa médiatisation durant les fashion weeks, qui sont réduites à un vaste «fashion circus». 

La mode est duale et paradoxale. Elle est à la fois superficielle et profonde, élitiste et inclusive, extravagante et sérieuse, frivole et stratège. Elle est à la fois industrie et objet culturel.

La mode cultive les grands écarts, elle est superficielle mais elle définit pourtant notre identité…

Pour aller plus loin dans ces paradoxes, effectivement, on peut la définir comme un système d’expression et d’émancipation individuelles. Mais elle peut être également perçue, et c’est la réalité, comme un ensemble très normatif: on nous impose de renouveler notre garde-robe tous les trois mois, on doit répondre à des canons de beautés, des normes corporelles, rester jeune… 

Est-ce parce qu’elle est à ce point paradoxale qu’elle nous entraîne presque malgré nous à «danser sur le volcan»?

Chacun peut interpréter ce titre à sa façon, mais pour moi, c’est une parabole du système de la mode. La mode est éphémère, c’est la quintessence du présent. J’aime cette phrase du chercheur Francesco Masci qui dit que grâce à la mode, l’individu est rivé au présent. Il n’a plus à appréhender le futur, il en oublie le passé et il est finalement dépossédé de la peur de sa propre finitude.

La mode est cyclique : elle apparaît puis s’évanouit. Et en pleine crise politique, sociale, économique, écologique, elle peut offrir un espace-temps de création qui nous permet un instant d’oublier les angoisses du monde. Pour moi, c’est même un équilibre à trouver au-delà de la mode – entre conscience et liberté. A la fin du livre, je cite Loïc Prigent, qui dit que la mode «est une soupape de décompression. La frivolité de la mode est salutaire. On a le droit de danser sur le volcan». Même s’il ne s’agit pas de danser sans conscience…

La mode s’est luxifiée, écrivez-vous, et inversement, le luxe s’est largement modisé.

Dans les années 80, le luxe était axé sur le savoir-faire, la qualité et la pérennité. Il semblait même désuet. Et le rythme de renouvellement des collections était très lent. Les achats étaient réservés à des événements symboliques. Et les produits étaient changés tous les cinq ans seulement…

A partir du moment où des maisons artisanales et familiales ainsi que des institutions de haute couture ont été rachetées par de grands groupes aux mains de visionnaires comme François-Henri Pinault ou Bernard Arnault, elles se sont progressivement transformées en marques de mode. Le luxe s’est mis à adopter les mêmes rythmes de renouvellement que la mode, à poursuivre la même quête de nouveauté que la mode, qui est à la fois créatrice de désir et d’obsolescence.

C’est ce que j’appelle la «modisation» du luxe. Et parallèlement, il y a eu la constitution de grands conglomérats internationaux qui ont regroupé ces maisons, c’est ce que j’appelle la «luxification» de la mode. Ces groupes sont tellement importants que cela laisse peu de place aux créateurs émergeants, indépendants. 

De quand datent les premiers signes de ce phénomène? 

Des années 90, quand les jeunes créateurs comme John Galliano, Alexander McQueen et Marc Jacobs sont engagés chez Dior, Givenchy et Louis Vuitton. Avant il n’y avait pas de département mode chez Louis Vuitton, c’était une maison artisanale. Ce fut le début du succès de la mode de luxe… à tel point que les fashion weeks sont devenues des cérémonies difficiles d’accès: les maisons se sont mises à inviter des stars et des figures médiatiques pour accroître leur capital de visibilité. A cela, s’ajoutent les réseaux sociaux et une génération Alpha qui commence aujourd’hui à acheter ses premiers produits de luxe vers l’âge de 14-15 ans…

Ces objets de désir contiennent «une part de sacré au pouvoir transcendant», analysez-vous.

On peut faire un parallèle entre le sacré et l’univers de la mode. Car le luxe relève d’une forme de liturgie contemporaine. Il compte des communautés de fidèles (les égéries et les fans), des lieux de culte (les défilés, les flagships stores), des objets sacrés (le prêt-à-porter et les accessoires), des mythes (les marques créent en effet leur propre storytelling).

En revanche, la définition formelle du luxe est assez terre-à-terre: c’est un objet qu’on achète à un prix largement supérieur à sa valeur intrinsèque, parce qu’il contient une part d’immatériel très importante, ce que les maisons appellent la désirabilité. Oui, le désir est au cœur de cette industrie. Cette part immatérielle repose sur le nom, la marque, l’aura d’un créateur. C’est ce que le sociologue Pierre Bourdieu appelle “un processus d’alchimie sociale”. La nature de l’objet reste inchangée mais sa valeur est transcendée. Cela relève donc de la magie…

Réussir à revendre à un prix élevé, sur des sites de seconde main, des emballage vides et usités mais griffés ou des cintres avec logo, cela relève-t-il de cette même magie? 

Oui. Et tout a commencé il y a quelques années quand des petits malins ont eu l’idée de mettre en vente des cintres siglés Chanel. Bingo, ils ont trouvé preneurs! Et leur prix s’est envolé: le lot de trois atteignait 161 euros en novembre 2021 sur le site d’e-commerce de luxe Farfetch. Désormais, même les célèbres boîtes en carton orange Hermès sont mises aux enchères…

Les maisons de luxe ont réussi le tour de force de s’appuyer sur notre déraison – cela semble en effet irrationnel d’acheter des emballages vides, mais on retrouve cette idée de transsubstantiation dont parlait Pierre Bourdieu. C’est assez incroyable pour ce secteur de se maintenir en tête du CAC 40 en fondant sa stratégie sur le désir, qui est éminemment fragile.  

C’est assez incroyable pour ce secteur de se maintenir en tête du CAC 40 en fondant sa stratégie sur le désir, qui est éminemment fragile.  

Le luxe joue-t-il réellement un rôle dans la construction de nos imaginaires et par là même de nos identités? 

Oui, et si le luxe a pu élargir son domaine d’influence, c’est en partie parce qu’il comble un vide, laissé par d’autres sphères dans la société. Comme l’indique le sociologue Stéphane Hugon, il est le signe d’un désir métaphysique que les grands récits traditionnels, qu’ils soient religieux, politiques ou syndicaux n’arrivent plus à satisfaire.

La part sacrée du luxe peut répondre à une forme de perte de sens. Et les maisons contribuent à façonner nos identités collectives en redéfinissant nos aspirations. Les marques ne se contentent désormais plus de vendre des rouges à lèvres, des sacs à main ou des vêtements. Aujourd’hui, elles organisent des expositions dans leur fondation ou dans leur musée, comme Dior qui possède son propre musée à Paris. Elles financent l’acquisition d’œuvre d’art. Elles sont aussi devenues des médias puisqu’elles véhiculent des discours, des émotions, des affects via leur propre magazine et les réseaux sociaux.

Il y a dès lors une présence accrue du luxe, à la fois dans le domaine culturel et même sportif – on a pu le voir avec les jeux Olympiques – mais aussi dans l’espace urbain. Cela nous impacte, qu’on soit consommateur de luxe ou pas. On va au cinéma voir le film Emilia Perez, co-produit par Saint Laurent, on apprécie une autrice comme Marie Ndiaye ou Siri Hustvedt dans les podcasts de Chanel qui tient salon littéraire, on se promène le long des berges du grand canal à Versailles rénové grâce au mécénat de Jacquemus… 

Ces marques sont donc devenues les Médicis du XXIe siècle. On assiste donc à leur mutation? 

On n’est qu’aux prémices d’une transformation de ces marques en «marques de culture», comme le dit Bernard Arnault à propos de Louis Vuitton. Ces Médicis du XXIe siècle sont à la fois mécènes et acteurs, puisqu’ils disposent également de leurs propres lieux de culture: librairies, musées, fondations… Tout cela leur permet d’élargir leurs territoires d’expression et cela rejaillit in fine sur le produit qui voit son prestige et sa valeur culturelle augmenter.

En plein anthropocène, le mot «luxe» pourrait-il devenir un gros mot? 

Jean-Noël Kapferer, chercheur et spécialiste du luxe, explique que les marques de luxe abandonnent peu à peu cette appellation «luxe», conscientes de sa coloration négative. Il indique que les leaders du secteur «soit n’utilisent pas ce mot, soit préfèrent mettre en avant ses fondamentaux plutôt que le mot lui-même». Ces derniers préfèrent parler de «savoir-faire», de «patrimoine modernisé» ou de «produits d’exception».

A l’ère de l’anthropocène, où chaque jour apporte son lot de mauvaises nouvelles climatiques, le luxe court le risque d’apparaître comme incitant à une consommation non nécessaire, néfaste pour l’environnement. Par ailleurs, il est souvent considéré comme un symbole des inégalités sociales. Tout l’enjeu est de montrer que le luxe ne s’adresse pas qu’aux 0,1% les plus riches, en continuant à séduire les clients aspirationnels.  

En 2022, pour la première fois, la philosophie de la mode était enseignée à Harvard. Est-ce un signe des temps? 

En affirmant à Harvard que la mode forme un ensemble signifiant, emblématique d’une société donnée, Emanuele Coccia a contribué à la reconnaissance académique de la mode. C’est aussi la preuve qu’il y a eu un intérêt du monde de la recherche universitaire pour la discipline. Le philosophe n’a pas donné un cours sur l’histoire du costume comme c’est souvent le cas, mais il a tissé des liens concrets entre philosophie et création contemporaine. Il a expliqué que la mode est «le lieu dans lequel tous les arts se mélangent et s’unissent pour transfigurer nos corps, nos identités et nos vies», balayant ainsi d’un revers de la main les reproches de superficialité qui lui sont encore régulièrement adressés.

Emanuele Coccia a décortiqué les processus créatifs des designers Virgil Abloh, Demna et Alessandro Michèle. Il a analysé la vidéo de Balenciaga mettant en scène les Simpson, le manifeste d’Abloh qui stipule qu’il faut changer 3% d’un design existant pour le réinventer ainsi que les collections de Gucci et les notes d’intention des défilés d’Alessandro Michele. C’est une belle reconnaissance pour cet art de l’éphémère, encore source de clichés, que de se voir étudier dans une université prestigieuse. 

Selon vous, qui représente aujourd’hui le mieux cette capacité à conquérir nos imaginaires? 

Je trouve qu’Alessandro Michele, directeur artistique de Gucci de 2015 à 2022, aujourd’hui à la tête de la création de Valentino, a beaucoup œuvré pour faire de la mode un objet culturel. Il a interrogé les concepts de fluidité des genres et d’identités hybrides en affirmant «Nous sommes tous les docteurs Frankenstein de nos vies». La mode est, en effet, une plateforme idéale pour expérimenter le «devenir», les questions de pluri-appartenance. Ses silhouettes sont nourries de son érudition.

Vous qui vivez pratiquement en immersion dans ce monde depuis dix ans, qu’est-ce qui vous a le plus étonnée?

Peut-être l’ésotérisme qui règne dans le milieu de la mode. On s’y passionne pour l’astrologie, la numérologie, la lithothérapie ou le chamanisme. Coco Chanel vivait entourée de boules de cristal. On raconte qu’Hubert de Givenchy dormait sous le crucifix offert par Cristobal Balenciaga. Christian Dior était passionné de cartomancie, la seule fois où il n’a pas écouté les prédictions de sa voyante qui lui déconseillait de partir à Montecatini en Italie en 1947, il est mort…

La mode est par essence ce qui se dérobe. Et cette quête désespérée de l’insaisissable induit un sentiment de vulnérabilité. L’ésotérisme serait comme une forme de rempart à l’angoisse et au doute.

Karl Lagerfeld avait consulté une voyante très tôt, elle lui avait dit qu’il aurait du succès sur le tard et qu’il empilerait les livres et les collections. Maria Grazia Chiuri, directrice artistique des collections féminines chez Dior, glisse ponctuellement dans ses créations des références au tarot divinatoire et à l’astrologie qui la fascinent. Louis Vuitton aurait plusieurs fois fait appel à un chaman brésilien, Omar Santo Scritori, connu sou le nom de «The Weather Son» sur Instagram, pour éviter qu’il ne pleuve pendant ses défilés en plein air.

Et lors de la dernière fashion week, on raconte que Rick Owens avait placé une petite statuette de Ganesh sous un banc du premier rang. C’était à l’extérieur du Palais de Chaillot, il y avait une pluie diluvienne, on nous avait même distribué des capes. Info ou intox, au moment où débutait le défilé, soudain, un grand soleil est apparu.

J’aime bien ces histoires, je trouve cela romanesque. On en revient encore et toujours à la difficulté de saisir l’éphémère dans la mode. Elle est par essence ce qui se dérobe. Et cette quête désespérée de l’insaisissable induit un sentiment de vulnérabilité chez les directeurs artistiques des maisons. Quels autres artistes créent et dévoilent des nouveautés tous les trois mois? L’ésotérisme serait comme une forme de rempart à l’angoisse et au doute.

Danser sur le volcan, La mode et le luxe à la conquête de nos imaginaires, par Sophie Abriat, Grasset, 240 pages.

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