Lisette Lombé

Coutures vitales: l’extravagance d’un look, un pied de nez à la précarité

TROTTOIRS PHILOSOPHES. Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.

Comme c’est plus poétique de parler de rituel que de routine, nous dirons donc que j’ai continué à honorer le rituel de la marche philosophique durant tout le mois de juillet et le mois d’août. Je ne me sentais pas vraiment comme une workaholic, incapable de décrocher de sa chronique durant les vacances mais plutôt comme une outre qui se remplissait en continu des liquides du monde, les nectars et les vinaigres, sans devoir fournir aucun effort. Lorsque ce rendez-vous, ici, appartiendra aux belles expériences du passé, il restera cette écoute particulière.

Je viens de relire toutes les paroles que j’ai glanées dans le ventre mouillé de l’été, en ville, à la campagne, à la mer. Je peux presque retracer, à rebours, le fil d’une actualité cruelle. La Terre a débordé, brûlé, tremblé, recraché tous les excès des Hommes. Il y a peut-être eu repos avant la reprise pour certaines personnes mais tellement pas de répit pour beaucoup d’autres. Les notes dans mon calepin portent les traces de l’incompréhension, de la stupeur et de la peur. Je repense à cet homme qui m’interpelle à la sortie d’un supermarché et qui me dit: « C’est normal que quand je respire, j’étouffe et je manque d’air? » Je lui réponds que je ne suis pas médecin mais peut-être n’est-ce pas d’un médecin dont cet homme a le plus besoin… J’entends et je lis aussi de la mobilisation et beaucoup de solidarité. Toujours ce contraste saisissant entre mots d’espoir et mots de désespérance…

Et toujours ces pépites ovnis. Les phrases qui font sourire par leur caractère saugrenu et singulier. Je me souviens de cette jeune femme qui sort de chez le couturier en lui lançant: « On ne va pas se battre pour un ourlet! » Elle porte un training avec des bandes en wax sur la longueur. Ses baskets et sa casquette sont également parées de pièces de tissus multicolores. Elle porte des tresses rouges qui descendent presque jusqu’à ses fesses et le long desquelles des perles ont été enfilées. Cette jeune femme est « trop stylée », comme dirait ma fille. J’aime le souci du détail, la recherche d’élégance dans la décontraction, les couleurs chatoyantes, le mélange de sportswear et de sophistication, le rappel des imprimés. J’aime tout.

u003cstrongu003eSe parer de ses plus beaux atours, c’est une maniu0026#xE8;re de dire fuck u0026#xE0; la pru0026#xE9;caritu0026#xE9;.u003c/strongu003e

Cette manière d’assumer le total look, la bariolure tapageuse, le pied de nez aux vêtements passe-partout et uniformes. Exactement comme la princesse Delphine de Saxe-Cobourg, au défilé du 21 juillet, habillée par la styliste Siré Kaba. Que l’on applaudisse à l’audace ou que l’on critique l’extravagance, que l’on parle de tendance, de provoc, d’appropriation ou de mauvais goût, on parle. L’indifférence totale n’est jamais possible avec le wax. On adore ou on déteste. Il faudrait reprendre les mots de cette jeune fille à son couturier et les copier-coller sous les commentaires des articles en ligne: « On ne va pas se battre pour un ourlet! »

Esprit de la sape, es-tu là? Au début des années 2000, étudiante, dans un cours sur la diversité culturelle, j’ai dû analyser un phénomène de société qui m’interpellait et j’avais choisi la sape congolaise. A l’époque, ça me choquait une telle ostentation vestimentaire dans un contexte de misère sociale. Que des hommes érigent en art de vivre le fait de porter des vêtements griffés me rendait très perplexe. J’avais l’impression que la fatuité et le paraître ne laissaient aucune place à l’authenticité et à l’être. J’ai même pu comparer les défilés de ces beaux à une « parade en livrée de valets » et les beaux eux-mêmes à des « dandys dindons de la farce qui attrapent les Narcisses noirs par le nombril ».

Je sens aujourd’hui comme mon point de vue était vraiment réducteur. Au fil des années, j’ai compris comment des pompes rutilantes portées dans des rues boueuses ou comment des costumes pimpants arborés dans des endroits quelconques ou des lunettes tape-à-l’oeil sorties en l’absence de soleil pouvaient être des tapis rouges déroulés sur la morosité du quotidien. La tenue n’est jamais juste une tenue. C’est aussi un repoussoir de la laideur du monde. Se parer de ses plus beaux atours, c’est aussi une manière de dire fuck à la précarité. Et tant pis, et tant mieux, si le bouclier doré ne tient que le temps d’une fête. Le répit aura au moins existé.

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