De la petite reine aux podiums, le parcours du créateur Paul Smith

Paul Smith: " En balade, à 20 kilomètres de mes parents, j'étais libre. " © COURTESY OF PAUL SMITH
Mathieu Nguyen

Pendant les vacances, Le Vif Weekend revient sur un été marquant dans la vie d’une personnalité. Cette semaine, le créateur britannique Paul Smith se remémore son coup de foudre pour le vélo, une passion d’enfance qui ne l’a jamais quitté.

C’est à Paris, au rez-de-chaussée de son QG de la rue des Archives, que l’on retrouve Paul Smith. Pas dans son bureau,  » la plus petite pièce du bâtiment « , mais dans un local qu’il a toutefois pu marquer de son empreinte : un patchwork de cadres au mur, des piles de livres, et un vélo. Evidemment. A la veille de son défilé dans la capitale française, le créateur nous reçoit avec toute la sympathie et la simplicité que l’on peut lui prêter –  » du stagiaire au Premier ministre, je traite tout le monde de la même façon « , glissera-t-il plus tard en guise de confirmation. L’approche du show ne semble aucunement le préoccuper, ce n’est qu’une partie du processus, pas l’aboutissement d’une année ; il éprouve autant de satisfaction à trouver une nouvelle idée d’imprimé, inspiré d’une vieille photo ou d’un champ de coquelicots. C’est ça, Paul Smith. Un gamin de Nottingham qui avait à la fois la tête dans les étoiles et les pieds sur terre, l’amour du rock et le sens des affaires. Un nom devenu synonyme d’élégance britannique et deux signatures, l’une manuscrite, l’autre tout en rayures. Une success-story  » spontanée « , née au coeur des Swinging Sixties et en cours depuis près d’un demi-siècle malgré les coups de guidon du destin – ou grâce à eux, et l’on pense bien sûr à son accident de vélo, alors qu’il a 17 ans et rêve d’une carrière professionnelle, espoir fracassé net contre l’arrière d’une voiture.  » Si je devais évoquer le plus grand tournant de ma vie, le plus évident serait de raconter l’accident de vélo, mais tout le monde connaît cette histoire, donc ça va être ennuyeux. De plus, ce n’est peut-être même pas l’épisode le plus déterminant, en y réfléchissant bien…  »

Paul Smith
Paul Smith© DR

A quoi pensez-vous ?

A mes 11 ans, quand mon père m’a offert mon premier vélo pour mon anniversaire. Je n’ai aucun souvenir marquant de mon enfance avant ce moment-là. Cet objet a été un immense bouleversement. Très vite, j’ai commencé à faire des balades avec le club cycliste local ; d’ailleurs il y avait aussi un Camera Club, et le vélo comme la photo sont restés très importants pour moi. Quand j’ai commencé à sortir seul, tout a changé. Enfant, vous êtes constamment avec vos parents, ou au moins encadré par des adultes. Mais quand je partais le dimanche pour faire un tour, soudain, je réalisais que mes parents étaient à 20 kilomètres et que là où j’étais, personne ne me connaissait. J’étais libre et j’ai trouvé ça très intéressant.

Que vous a apporté cette liberté ?

Grandir, c’est apprendre à prendre des décisions par soi-même. Les parents décident de tout ce qui vous concerne, jusqu’au moment où vous vous retrouvez au beau milieu de la campagne et que vous vous demandez :  » Est-ce que je m’achète une glace ?  » Ce à quoi vous répondez :  » Evidemment !  » parce qu’il n’y a personne pour vous dire que c’est la deuxième de la journée. Entre 12 et 15 ans, on apprend à faire des choix, à côtoyer des gens plus vieux, à parler aux étrangers, c’est très important. De nos jours, on passe tellement de temps sur son ordinateur ou son téléphone que lorsqu’on en vient à la vraie conversation, face à face, ça devient un problème.

Fou de vélo, vous débutez la compétition, jusqu’à ce fameux accident…

Le cyclisme, une passion depuis toujours.
Le cyclisme, une passion depuis toujours.© DR

Il est survenu en 1963. Ce fut une autre période intéressante de ma vie, même si c’était affreux sur le moment. J’étais en traumatologie, beaucoup de gens sont morts durant mon séjour, je ne me rappelle même plus combien. Crashs de voiture, de moto, puis beaucoup d’accidents miniers, parce que la région de Nottingham était connue pour ses charbonnages. Ils fermaient le rideau et on comprenait que quelqu’un venait de mourir. J’avais sympathisé avec d’autres patients, et on a décidé de se revoir à notre sortie. L’un d’eux a choisi le pub où se retrouvaient les étudiants des écoles d’art, qui m’ont fait découvrir le pop art, l’architecture, la musique, Robert Rauschenberg, Andy Warhol, Kandisky, le Bauhaus, des choses dont je n’avais aucune idée.

Comment vous êtes-vous retrouvé dans la mode ?

Une des étudiantes voulait ouvrir une boutique, et elle m’a demandé de l’aide parce qu’elle ne savait pas comment procéder. Moi non plus, mais j’ai improvisé, et jusqu’à présent, ça ne s’est pas trop mal passé.

Qu’est-ce qui distinguait votre commerce des autres ?

Le créateur, à ses débuts, dans sa boutique.
Le créateur, à ses débuts, dans sa boutique.© courtesy of Paul smith

Tout. C’était la première boutique de Nottingham, où il n’y avait que des magasins classiques. Il y en avait un de surplus de l’armée, on mettait des jeans, c’était à peu près tout. Moi, je n’ouvrais que les vendredis et samedis, ce qui était très inhabituel, et je ne vendais pas que des vêtements, il y avait une petite galerie d’art au sous-sol, une minuscule pièce humide de 12 mètres carrés avec des imprimés de David Hockney ou d’Andy Warhol, des photos de David Bailey… Grâce à Dieu, j’ai été assez sage pour bosser durant le reste de la semaine afin de ramener l’argent nécessaire à faire tourner la machine, qui ne rapportait pas grand-chose. Mais il était là, très en avance sur son temps, c’était un  » statement « .

Depuis, on ne compte plus le nombre de concept stores…

Les propriétaires de Colette, ici à Paris, et de 10, Corso Como à Milan, m’ont toutes deux affirmé que j’étais leur inspiration. Colette Rousseaux m’a déclaré :  » Paul, tu vois ton magasin de Floral Street à Covent Garden ? Tu y vendais des vinyles, de l’art, etc. Tout Colette a été basé sur cette boutique.  » Et Carla Sozzani m’a confié exactement la même chose. Tout a pourtant débuté dans ma petite boutique de Nottingham. Si modeste qu’il fallait vendre plus que des vêtements pour attirer les clients. Et le bouche-à-oreille a fonctionné, on se disait :  » Je suis allé dans un magasin appelé Paul Smith, les fringues étaient cool, mais il y avait aussi ce poster trouvé à Paris, ces lunettes en Tchécoslovaquie…  »

Vous cultivez toujours cet héritage dans vos boutiques actuelles.

L'art, omniprésent dans les boutiques de la marque.
L’art, omniprésent dans les boutiques de la marque.© franck beloncle

Bien sûr, et à travers nos collaborations, encore récemment avec Led Zep, ou les lampes Anglepoise, les appareils photo… On a repeint notre flagship store de Los Angeles, c’est le bâtiment le plus instagrammé de toute la Californie, les réactions se comptent par millions. Il y a toujours quelque chose à dire, quelque chose qui se passe. Bien sûr, la mode reste notre moteur, mais mon intense activité cérébrale produit toujours de nouvelles idées.

Revenons-en à vos Sixties…

C’était un temps où de nombreux domaines se sont montrés particulièrement créatifs, il y avait cette liberté, que n’avaient pu connaître les deux générations précédentes, à cause des Guerres mondiales. Durant les années 1960, les jeunes pouvaient enfin s’exprimer plus librement et surmonter une frustration sous une forme non violente. Bon, en France, en 1968, c’était plus politique, avec les manifs, les émeutes, les barricades et les voitures en feu. Mais chez nous, on se contentait d’avoir des longs cheveux et l’air stupide.

Vous y compris ?

A 18 ans, je traînais avec les  » art students « , et tout un tas de hippies, de bohémiens, des tribus d’un peu partout, qui étaient souvent loufoques, avec le recul. Mais c’était pas mal sur le moment, tous ces gars qui voulaient abolir l’argent et baser la société sur le don, ou d’autres trucs avec un fond de vérité qui n’allaient jamais marcher. Moi, je portais des chemises à fleurs et jabot, les cheveux longs, des costumes en velours. C’était de l’expression personnelle, il fallait se démarquer, avoir l’air différent de ses parents et des autres.

Vous étiez conscient de vivre quelque chose d’unique, qui fera fantasmer les générations à venir ?

Vous savez, la période de 15 à 30 ans est formidable pour chaque être humain, parce que c’est celle de premières expériences mémorables, premier amour, premier concert, premier voyage…

Aux côtés de Jimmy Page (Led Zeppelin)
Aux côtés de Jimmy Page (Led Zeppelin)© DR

D’accord, mais ça l’est peut-être d’autant plus quand, comme vous, sur la scène de votre tout premier concert, il y a Jimi Hendrix…

San Francisco, Los Angeles et Londres étaient les  » trois places to be « , et la scène musicale était exceptionnelle, oui. On faisait des choses jamais vues ou entendues, plein d’expérimentations signées Pink Floyd, Clapton, Bowie, Led Zeppelin, et l’on n’avait pas vu des gens s’habiller comme ça depuis Oscar Wilde. Vous sortiez et pouviez assister à des performances de groupes incroyables dans des endroits très exigus ; j’ai vu Hendrix dans un club de 100 ou 200 places maximum. Parfois, il débarquait dans un pub, sans être à l’affiche, mais on l’invitait sur scène et il jouait. Tout était plus spontané, maintenant tout a un business plan.

L’été 1967 a connu un autre tournant que l’on ne pourrait passer sous silence, votre rencontre avec Pauline, en plein Summer of Love.

L'élégance britannique signée Paul Smith.
L’élégance britannique signée Paul Smith.© courtesy of paul smith

C’était à l’occasion de mon 21e anniversaire, j’avais organisé une soirée. Mon père m’avait donné 21 livres et je crois que j’ai tout dépensé en alcool. Il n’y avait que deux endroits où sortir : The Bell Inn et The Yates Wine Lodge, très old-fashioned, où jouait un trio d’octogénaires, The Talbot Trio.

On y servait du sherry aux marins, le sol était couvert de sciure, l’ambiance plutôt rustique. J’avais déjà croisé Pauline, mais là, on a discuté plus longuement. Vous l’ignorez sans doute, mais la raison principale était un chien, ou plutôt une race spécifique : les lévriers afghans, très inhabituels à l’époque.

Pauline enseignait deux jours par semaine à Nottingham et logeait chez un éleveur de lévriers afghans. Le reste appartient à l’histoire : elle a fini par emménager avec moi et elle m’a tout appris. A la maison, on cousait des vêtements sur la table de la cuisine.

Vous ne semblez pas réticent à l’idée d’évoquer le passé…

Non, mais je ne suis pas du genre à m’y plonger constamment, je suis plutôt tourné vers l’avenir et le présent. C’est ce qui me plaît. Et la mode, c’est aujourd’hui et demain, tout le monde se fiche de savoir combien vous  » étiez  » un bon couturier. En fait, j’ai rarement autant raconté mes souvenirs en interview. Ma femme et moi sommes ensemble depuis très longtemps et on n’essaye jamais de se remémorer le passé, on se demande plutôt :  » What’s next  » ?

Summer soundtrack

Father John Misty
Father John Misty© SDP

Non, Paul Smith ne passe pas ses journées à écouter les albums mythiques de ses potes rockstars, et nous en fait la preuve en dévoilant la sélection qui s’apprête à rythmer son été :  » Les saisons ont forcément une influence sur ce que j’écoute, même si dans ce cas-ci, il va être difficile de parler de bande-son estivale.

Quand je vois ce qui est chargé sur mon iPod… Si je vous dis Father John Misty , Nick Cave , The Lumineers, ça n’est pas très ensoleillé. J’ai aussi Sheku Kanneh-Mason – un type génial, un incroyable violoncelliste de Nottingham, qui vient de remporter le trophée du meilleur musicien de l’année de la BBC – ou les soeurs Labèque, des pianistes qui sont également mes amies.

Rien n’est jamais vraiment établi, je vais du rock au classique, en passant par Christine and the Queens, par ailleurs une très bonne cliente à moi. Puis j’écoute aussi pas mal de blues et de jazz. John Coltrane, Herbie Hancock, Miles Davis… Ça, c’est surtout quand je suis dans mon studio à Londres, à 6 heures du matin, et sur vinyle – le bruit de l’aiguille au moment de la poser sur le disque, j’adore. Et, oui, je me lève tous les jours à 5 heures, 5 heures moins le quart. Comment je survis ? L’amour de la vie, je suppose. « 

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