Décryptage | Le gaspi est mort, vive la précommande!
A l’heure du click & collect, il est un autre modèle en mode: la précommande. Elle finance en amont la production, réduit les stocks, augmente le lien entre le consommateur, la marque et le vêtement. En corollaire, l’attente, soit le temps nécessaire à la confection, avant de déballer son cadeau.
La mode est sujette aux bouleversements, qu’elle a l’art d’inventer, d’anticiper parfois ou a contrario qui la poussent dans le dos, malgré elle. En une petite dizaine d’années, on a vu émerger la précommande, ou pre-order en anglais, langue vernaculaire de la fashion sphère. Pour faire court, et pour le consommateur lambda, elle consiste à commander, souvent digitalement, un vêtement avant qu’il ne soit façonné, puis à patienter avant d’être livré. Et pour la marque, à couvrir ses coûts de production en amont, éviter ainsi les stocks excédentaires et les invendus et s’offrir le luxe de ne pas solder.
Forcément, ce modèle est porteur de promesses – celles d’une mode consciente et écoresponsable qui veut le moins pour le mieux. Or, sur cette planète désormais insécure, le sujet de la responsabilité verte est devenu incontournable – le greenwashing n’en étant pas toujours absent. Dans ce système productiviste, le pre-order pourrait donc être l’une des clés pour lutter contre la saturation. D’autant que ce cycle vertueux sous-entend également que la création de vêtements à la demande révolutionne notre rapport même à nos vestiaires: il l’ancre dans un temps plus long, celui de l’attente et de son corollaire, le désir qui monte. Faisant ainsi fi de l’impatience contemporaine et des impulsions compulsives d’achats.
Le phénomène se répand, fort de son potentiel de séduction pour les créateurs indépendants et les jeunes labels émergents. Ce qui ne veut pas dire que les acteurs aux épaules plus larges ne s’inscrivent pas dans ce business model, la plate-forme de luxe Moda operandi en tête. Car si ce système s’est déployé, c’est aussi parce que les outils nécessaires à son existence se sont développés à la vitesse grand V: sans digitalisation ni réseaux sociaux avec finalité commerciale, pas de pre-order.
La méthode dinosaure
Il ne faudrait pas croire cependant que ce modèle n’existait pas auparavant. « Il est consubstantiel à l’industrie de la mode, précise Franck Delpal, professeur en mastère spécialisé à l’Institut Français de la mode, à Paris. Mais il a été réinventé par les outils digitaux. Historiquement, les marques, qui n’ont pas forcément toujours beaucoup de moyens, s’appuient sur leurs présentations et les showrooms pour recueillir des commandes. Elles leur permettent alors, à travers le versement d’un acompte, de lancer leur production. » Voilà pour la méthode dinosaure, la plus traditionnelle, dans laquelle les grands magasins et les boutiques multimarques jouent un rôle crucial qui consiste à préfinancer en partie la production et le lancement de nouvelles collections. « Dans cette industrie, rappelle Franck Delpal, on dépense très tôt sur des développements de tissus exclusifs, sur des prototypes. On est ensuite payé très tard, une fois que les boutiques ont été livrées, au bout des 30 ou 45 jours, pour autant qu’elles paient… Tout cela crée évidemment de gros problèmes de trésorerie. Mais ce schéma a évolué: toute les marques ont tendance désormais à descendre vers l’aval, c’est-à-dire à contrôler elles-mêmes leur distribution. En mobilisant les outils digitaux, elles sont de plus en plus nombreuses à solliciter leur communauté et la base de leur clientèle qu’elles ont déjà pu constituer pour être dans cette optique de préfinancement. Cela devient un modèle en soi: certaines maisons sont presque 100% basées sur celui-ci, qui a l’avantage de limiter ce que l’on appelle le besoin en fonds de roulement. La précommande est l’une des manières de lutter contre ce problème récurrent et presque consubstantiel à l’industrie de la mode. »
Egidio Fauzia ne s’est pas dit autre chose quand il a décidé que ses collections seraient désormais disponibles de cette manière-là. « En 2013, j’avais perdu foi dans le système classique où l’on travaille avec des intermédiaires, confie le fondateur et le créateur de la marque belge F. Egidio. J’ai voulu être en contact direct avec les consommateurs et soulager ainsi la pression. En ne produisant que ce qui est vendu lors de ventes de privées, il m’est possible de faire de la mode de manière durable. Je ne vends que ce que je produis et j’évite ainsi les problèmes de surstocks. »
Expliquer, convaincre
Avec acuité, à l’autre bout du spectre de la mode, c’est une même réflexion qui a guidé les deux jeunes créateurs belges Mansour Badjoko et Martin Liesnard. En 2019, ils fondaient à Paris leur label Mansour Martin, foncièrement « genderless » et basé sur « les principes du respect, de l’humilité et des explorations multiculturelles ». Ils n’ignoraient pas qu’il leur fallait s’organiser le plus justement possible pour se lancer dans l’aventure. Outre la méthode classique avec présentation, durant les Fashion Weeks, aux acheteurs des boutiques multimarques, ils ont tablé sur la vente directe via leur site Internet et des pop-up stores. « Dès l’origine, en termes d’organisation, de coûts, de trésorerie, et dans une approche écoresponsable, nous nous sommes rendu compte qu’il fallait également mettre sur pied un système de précommandes, expliquent-ils. Cela nous permet de ne pas lancer une production complète dont on ne serait pas sûrs de vendre telle ou telle taille, tel ou tel modèle. L’idée est de proposer un catalogue avec un choix de vêtements précis, en montrant nos prototypes, pour que le client visualise le produit final et choisisse la taille et le modèle souhaité. On valide alors le processus de production, ce qui permet aussi de ne pas rester avec une trésorerie qui dort. La pièce sera ensuite livrée entre trois semaines et un mois plus tard. Nos clients sont prêts à patienter, à partir du moment où on leur explique pourquoi. Cela peut être un frein car on est dans un secteur qui a tout fait pour pousser cette consommation instantanée et compulsive. Mais nous voulons sensibiliser les consommateurs au vêtement, expliquer ce temps nécessaire à sa création. »
Nos clients sont prêts à patienter, à partir du moment où on leur explique pourquoi. Nous voulons sensibiliser les consommateurs au vêtement.
Mansour Badjoko et Martin Liesnard
En aparté, on pourrait penser que le tailoring masculin et la haute couture s’inscrivent déjà dans ce canevas depuis l’origine mais ce n’est pas tout à fait le cas. Et Franck Delpal de préciser: « Au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, le client était au centre du jeu, il était le créateur. C’est lui qui, à travers ses exigences, lançait l’impulsion de la création d’un produit. La nouveauté, avec l’émergence de la haute couture et la naissance de la mode, c’est précisément qu’on est entré dans un autre rapport où l’impulse créatif était du côté des marques et des maisons. Aujourd’hui, on est dans un rééquilibrage où le consommateur a peut-être plus de poids qu’il n’en avait au cours des années récentes, renforcé notamment par le dialogue et l’interaction permis par les outils digitaux. »
Le nerf de la guerre
Il a en effet fallu que la digitalisation se répande, que les plates-formes de crowdfunding essaiment. Et que les mentalités des uns et des autres soient en concordance. Car longtemps, ce fut un impensé pour les maisons de luxe. « Elles n’étaient pas toutes à l’aise avec le fait d’utiliser ce type de plates-formes-là », précise Franck Delpal. A la question du pourquoi, la réponse est à trouver dans la définition même du luxe où les contingences économiques ne doivent surtout pas être un sujet. « Pour être crédible, il faut un peu nier la question économique: à partir du moment où l’on montre que l’on a besoin d’argent, dans cet univers-là, cela peut être pénalisant. Exprimer un besoin a été compliqué à intégrer pour ces marques mais pas pour des projets qui sont plutôt tirés par le marché et qui identifient un segment, un besoin qui n’est pas couvert ou une catégorie de produits qu’on peut améliorer. Les nouvelles marques et les nouvelles propositions rentrent donc beaucoup mieux dans cette optique de crowdfunding et d’utilisation de ces plates-formes. »
Ce n’est pas que l’on casse le rêve mais certaines maisons traditionnelles, avec des propositions peut-être plus créatives, n’ont pas envie de générer un rapport horizontal avec leurs clients.
L’autre impératif à ce modèle repose sur une communauté, laquelle doit être engagée, adhérer pleinement au label, prête à le soutenir, à revendiquer son appartenance pour pouvoir jouir d’un sentiment de privilège et d’exclusivité qu’elle procure presque intrinsèquement. « Cela pose la question de la capacité des marques d’avoir ce genre de communauté. C’est très vrai pour celles tirées par le marché, mais ce n’est pas inné à toutes et ce n’est pas pertinent pour toutes. Ce rapport-là suppose qu’on amène de futurs consommateurs dans les coulisses et qu’on leur explique comment on a procédé, pourquoi on a besoin d’argent, comment ils peuvent nous soutenir… Ce n’est pas que l’on casse le rêve mais certaines maisons traditionnelles, avec des propositions peut-être plus créatives, n’ont pas envie de générer un rapport horizontal avec leurs clients. Si l’on veut tenter de se sacraliser, de créer un immatériel fort, ce qui suppose d’être assez inatteignable, on ne dévoile pas les coulisses, en tout cas, on ne montre pas tous les détails de la vie de l’entreprise. »
Ce qui dans le cas exemplatif de Mansour Martin n’effraie absolument pas ses concepteurs. Ils ont fait le choix de la transparence et de la pédagogie, conscients que certains consommateurs ignorent le lent processus de construction d’un vestiaire. « Certains ont oublié ce qui se passe derrière et pourquoi cela prend du temps de créer un vêtement, déplorent-ils. Nous montrons les coulisses de la confection, nos clients pénètrent dans cet univers. Pour mieux leur expliquer pourquoi il faut attendre, nous avons mis au point un système d’accompagnement tout simple. Nous échangeons des mails avec eux tous les deux jours, nous leur envoyons des photos, quand les tissus arrivent chez nos confectionneurs indépendants à Bruxelles, puis quand le vêtement est en cours de montage.
Ils sont très sensibles à cette démarche, ils se rendent compte que cela permet de fabriquer un vêtement propre, écoresponsable. Cela rend même la contrainte de l’attente un peu magique. Et un vrai lien s’instaure entre la marque, le client et le vêtement. Mais on n’a rien inventé: c’est le métier de la mode initial, nous instaurons juste un rapport plus humain et nous mettons en valeur les confectionneurs – car sans eux, pas de mode! »
Le temps long
Quand le temps s’étire, se dilate, se contracte, se rétracte entre confinement et couvre-feu, le luxe de l’attente, qui fait monter le désir, dit également quelque chose de notre époque et de notre civilisation. A l’heure du click & collect et de la livraison sous 48 heures, nombreux sont ceux qui appellent de leurs voeux ce changement de perspectives. Petit bémol, observé par Franck Delpal: « La nature humaine ne changera pas complètement. Effectivement, la précommande n’est plus un achat d’impulsion mais un achat réfléchi, où l’on s’implique dans l’histoire de la maison et dans la manière dont les produits sont développés. Attendre parce que l’on sait que le produit sera bien fait et qu’il y a un vrai travail accompli et des temps incompressibles, tout cela est accepté. Mais ces modalités d’achat ne concernent pas tous les types de produits et de consommateurs. Ils ne sont pas tous animés par les mêmes désirs. On est face à deux modèles un peu antinomiques. On constate une impulsion vers un temps plus long, un investissement plus grand dans la valeur intrinsèque du produit mais on remarque aussi le dynamisme des acteurs de ce que l’on appelle maintenant l’ultra fast fashion, qui n’est pas tellement vertueuse mais est en capacité de pousser de la nouveauté quasi plusieurs fois par semaine désormais, grâce à un sourcing agile. On voit hélas que les deux fonctionnent et que les deux ont du succès. »
La précommande n’est plus un achat d’impulsion mais un achat réfléchi, où l’on s’implique dans l’histoire de la maison.
Franck Delpal
Ce qui n’interdit aucunement de répéter que la mode est faite de temps long, que ne pas le sous-estimer est aussi une question d’éducation. Pour la parfaire, on peut lire, réfléchir, aller au musée. Où, aux côtés d’Alexandre Samson, responsable de la haute couture et de la création contemporaine au Palais Galliera, à Paris, l’on comprendra mieux cette notion qui pourrait enfin réfréner nos impatiences. « Trois ou quatre mois, c’est le temps dont une maison a besoin pour créer une collection, lancer les commandes, négocier les tissus et ensuite les faire monter, les valider puis les faire livrer. Ajoutée à cela, pour la haute couture, la nécessité de trois essayages en amont. C’est un temps incompressible et il est le même pour tous les créateurs. L’éducation et le mimétisme sociétal pourraient faire changer les mentalités sur la notion d’attente. Personnellement, je la trouve positive… Pourquoi Noël existe si ce n’est pour nous enseigner la patience? Enfant, on apprend à l’attendre et, le jour J, à enfin pouvoir ouvrir ses cadeaux. »
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici