Défilés : Tous V.I.P.

Une présentation en front row pour Givenchy. © IMAXTREE

Tout change et rien ne change. La mode cherche son équilibre entre confidentialité pur luxe et buzz médiatique. Le moyen d’y arriver ? Des shows savamment pensés avec front row, intimité, mélange des genres et cadrages parfaits pour écrans 3 pouces.

Puisqu’il faut nourrir la bête – laquelle a le visage d’Instagram, de Twitter, de Snapchat, des réseaux sociaux et de tous les médias confondus -, la mode est bien forcée de se réinventer. Le défilé, cette acmé d’une saison, est le moment parfait pour jouer la carte de l’intime, expérimenter l’élitisme, créer un lien particulier presque sur mesure avec ses hôtes et frapper planétairement les esprits, c’est-à-dire faire le buzz. Exemples vécus.

Déjà l’invitation révélait une infime part de la surprise que Chanel nous préparait : son défilé automne-hiver ferait dans l’intime puisqu’il y était inscrit : « Front row only », ce qui en vocabulaire « Fashion Week » signifie qu’il n’y aurait qu’une seule rangée de sièges, que, contrairement à l’étiquette habituellement en vigueur dans le milieu modeux, l’on serait tous logés à la même enseigne, aux meilleures places, que l’on soit actrice, journaliste, socialite, acheteur, blogueur, cliente, influenceur. Tous assis sur une chaise Napoléon dorée avec galette beige en un sitting plus démocratique que jamais.

Karl Lagerfeld et son filleul saluent lors d'un défilé Chanel inédit, avec tous les invités en front row.
Karl Lagerfeld et son filleul saluent lors d’un défilé Chanel inédit, avec tous les invités en front row.© OLIVIER SAILLANT

Sous la verrière du Grand Palais, à Paris, dans un décor qui, à très grande échelle, reproduisait le salon de la maison mère de la griffe, sise rue Cambon – ses voilages blancs, sa moquette crème, ses miroirs à l’infini – les 3 000 invités visiblement ravis s’installèrent donc avec le sentiment d’être V.I.P., tant d’égards leur permettant également de regarder de tout près les mannequins et les vêtements et les bijoux et les sacs et les souliers. « C’était ça l’idée, confiera Karl Lagerfeld, on peut voir les détails, les tissus, les broderies, les coupes, les accessoires, on peut tout voir d’aussi près que possible. Et puis tout le monde rêve d’être au premier rang, mais ce n’est pas toujours possible… » Sauf quand on s’appelle Chanel.

Si par contre vous êtes un jeune label, vous ne jouez pas dans la même catégorie. Vous avez pourtant la même nécessité vitale d’être visible, car un défilé, c’est quinze minutes grand maximum mais cela permet d’installer un univers, de soigner son image, de communiquer tous azimuts, à court et à long terme, il faut donc faire preuve d’imagination et de singularité. Christelle Kocher l’a bien compris, elle savait qu’elle pouvait « produire un show à bas coût avec un concept innovant, grâce aux artistes qui m’entourent ».

Le défilé Koché au passage Prado dans le Xe arrondissement, un show ouvert à tous.
Le défilé Koché au passage Prado dans le Xe arrondissement, un show ouvert à tous.© SDP

Elle l’avait déjà fait, pour son premier printemps-été signé Koché, au coeur des Halles, avec son architecture « d’aspect brutaliste », ses escalators, ses commerces, ses sorties de métro, elle avait tenu à « commencer en plein coeur d’une artère passante, ouverte au public, tout le monde debout, pas de placement, mélanger des mondes, faire apparaître la collection dans la ville non transformée par un excès de mise en scène, avec juste un décalage qui crée une émotion, de la poésie ». Pour son deuxième automne-hiver, son choix s’est porté sur le Xe arrondissement, « c’était quelques mois après les attentats, explique la créatrice, on avait tous cela encore en tête. Je ne cherche pas à faire de politique mais je vis dans cette ville-là, à cette époque-là et tout résonne bien sûr. Je tenais à ce qu’il soit ouvert au public, dans ce passage Prado datant du XVIIIe siècle, assez abîmé, aux influences culturelles mixtes avec des salons de coiffure africains, des restaurants créoles. Tout le monde était serré, c’était assez électrique, avec une musique électro très forte. Quelque chose vibrait, je crois. J’essaie de provoquer la rencontre de mondes contrastés dans une énergie brute. » Le show se terminait sur Aamourocean qui chantait en boucle Don’t Be Afraid, « cela avait valeur de message et d’emblème pour la marque. C’est ce que je me répète depuis le début de Koché. »

Chez elle aussi, chacun était donc V.I.P., même les badauds, nul besoin de carton d’invitation. Et tous debout, certes, mais à 50 centimètres à peine des mannequins pour mieux toucher du doigt la richesse de son travail d’ennoblissement, seule une certaine intimité le permet, Karl Lagerfeld ne dit pas le contraire.

Le règne des influenceurs

Au quartier général de Diane von Furstenberg dans le Meatpacking District, à New York.
Au quartier général de Diane von Furstenberg dans le Meatpacking District, à New York.© IMAXTREE

Ces deux approches, semblables parce qu’extrêmes, mais différentes forcément par les moyens mis en oeuvre, ont été déclinées à l’envi, dans d’autres défilés. On a ainsi pu voir l’élitisme de Saint Laurent dans ses salons couture avec une centaine d’hôtes à peine, les stalles en bois uniquement front row chez Givenchy, la soirée Studio 54 mais à demeure dans le pied-à-terre new-yorkais de Diane von Furstenberg, l’exotisme architecturé de Vuitton parti en croisière à Rio, le Cuba libre de Chanel et l’entre-soi british de Dior au Blenheim Palace, chacun jouant la carte de l’intime et de l’exclusif, avec buzz subséquent, images à l’appui.

Le défilé Croisière de Louis Vuitton, au musée d'art contemporain de Niterói, à Rio.
Le défilé Croisière de Louis Vuitton, au musée d’art contemporain de Niterói, à Rio.© LOUIS VUITTON

Mais en amont, il a fallu veiller à ce que la liste des invités soit parfaite, c’est-à-dire qu’elle corresponde à la stratégie de communication de la marque. Car les vieilles hiérarchies semblent désormais obsolètes, dans cet univers très codifié, les frontières se sont estompées, voilà que, en front row, siègent côte à côte la YouTubeuse plus que lolita et la rédactrice en chef de la bible du genre, à jamais hiératique.

La papesse de la mode Anna Wintour, aux côté des it girls Gigi Hadid et Lily Aldridge.
La papesse de la mode Anna Wintour, aux côté des it girls Gigi Hadid et Lily Aldridge.© GETTY IMAGES

« Avec l’évolution numérique qui change le rapport à l’information et à son partage, on a vu émerger le phénomène des blogueurs, analyse Serge Carreira, maître de conférence à Sciences-Po. Puis, ils ont été balayés par celui des influenceurs. C’est assez déroutant, si l’on avait dit, il y a dix ans, qu’une personne qui se lève le matin et prend des photos de ses pieds deviendrait plus importante qu’une journaliste de mode, personne ne l’aurait cru. Nous sommes dans un moment de recomposition, de redéfinition, il ne s’agit pas de faire table rase mais les maisons cherchent une façon d’apprivoiser ce phénomène, d’autant plus difficile à appréhender qu’il n’est pas défini, car cette notion d’influenceur est floue, vague, insaisissable et que ceux qui émergent ne sont pas forcément ceux que l’on attendait. A elles de générer des contenus déclinables sur différents formats et d’adapter ainsi leurs messages, c’est là la principale difficulté pour les marques. »

Demain c’est aujourd’hui

Car le changement est « profond et radical », selon le sémioticien Luca Marchetti, professeur à l’Institut français de la mode à Paris et à la Haute Ecole d’Art et de Design à Genève. « Cette profondeur et cette radicalité sont surtout dues à la vitesse à laquelle cela se passe. » Pour mieux commenter ce phénomène des influenceurs, il cite le sociologue allemand Georg Simmel (1858-1918) et sa Philosophie de la mode qui décrit son fonctionnement régi par un équilibre entre deux orientations fondamentales de l’être, l’imitation et le besoin de différenciation. « La mode est parfaite pour jouer ce jeu délicat, à savoir se fondre dans une communauté, partager les mêmes signes et, en même temps, défendre son individualité. Tout en haut de la pyramide, il y a les influenceurs et tout en bas, les followers ; les premiers « inventent » un signe, les followers s’en emparent, se l’approprient et dès le moment où les influenceurs s’aperçoivent de cette adoption, ils s’en démarquent, changent de signe, en inventent un autre et le cycle continue.

Une présentation en front row uniquement pour Givenchy aussi.
Une présentation en front row uniquement pour Givenchy aussi.© IMAXTREE

Aujourd’hui, le fonctionnement est plus ou moins le même, à deux différences près. D’une part, il n’y a plus une pyramide mais plusieurs, il n’y a pas d’influenceurs et de followers à l’échelle de la société mais des niches qui fonctionnent de manière autonome. D’autre part, et c’est ce qui amène à revoir la hiérarchie en termes de construction d’un défilé et de structuration du marché, les influenceurs ont parfois 12 ans, ce ne sont plus les mêmes. Anna Wintour ne « mérite » plus d’être la seule au premier rang, à côté d’elle, les maisons invitent d’autres influenceurs, pas forcément économiques mais créatifs. Ils ne sont sans doute pas aussi puissants mais ils sont pertinents. »

L’un n’empêche donc pas l’autre. D’ailleurs, « l’essentiel des premiers rangs est toujours le même depuis vingt-cinq ans. Si certains se sont rajoutés, cela n’a pas annulé les précédents. » La précision est signée Alexandre de Betak, producteur de défilés. Il en a presque 1 000 à son actif, même pas fatigué, il aime dire qu’il est tombé dedans quand il était tout petit, il a forcément vu et vécu les révolutions qui ont chamboulé ce monde-là : de l’avènement d’Internet et son exigence de vitesse – il y a dix-sept ans, il s’en souvient comme si c’était hier, il orchestrait le premier show live broadcast pour Victoria’s Secret qui provoqua le crash du réseau pour cause d’embouteillage – à la naissance des réseaux sociaux sur les téléphones portables et leurs impératifs d’immédiateté et de qualité sur écran 3 pouces, puis Instagram et Snapchat qui « obligent à imaginer et à réaliser un défilé autrement, à repenser la scénographie, l’éclairage, la durée, tout ».

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Il sait que demain, mais c’est déjà aujourd’hui, il faudra compter avec la 3D et le 360° interactif, sûr qu’il trouve cela excitant, lui qui participe pleinement au changement. « Notre rôle est de réfléchir. A chaque défilé, quand on en analyse les répercussions, on comprend le présent, donc le futur proche. Toutes les marques ont pour objectif une communication précise, une fois définie, on les aide à fabriquer les outils pour atteindre cet objectif. Cela peut être un défilé le plus médiatique et le plus viral possible ou totalement exclusif et secret – on peut créer le buzz avec un événement invisible, faire quelque chose d’extrêmement privé ou de relativement non photographiable, mais d’immense et qui rendra le tout viral. » Tout est dans la manière.

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