Des bonnes affaires partout, mais qui en paie le prix? Sans les soldes, les vêtements seraient moins chers

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Des ventes de mi-saison aux ventes couplées : il semble parfois que c’est les soldes dix mois par an. Quel est l’effet de ces ventes sur le secteur de la mode ? Est-ce que quelqu’un paie encore le prix plein ? Et ces rabais sont-ils vraiment un cadeau pour notre portefeuille ? Analyse.

Je l’avoue : je fais les soldes. Je ne suis pas une de ces fanatiques qui se déplace le premier jour, mais une fois la première ruée passée, je suis du genre à fouiller mes boutiques préférées à la recherche de -50% ou -70%. Plus il y en a, mieux c’est. Le mois dernier, j’ai obtenu des pantoufles fantastiques pour le tiers de leur prix. Trouver une merveille à moindre prix est une activité qui me donne beaucoup de plaisir. C’est la raison pour laquelle j’achète aussi aux marchés aux puces. Bref : j’adore les soldes. Et la période actuelle est faste pour moi et mes acolytes shoppeuses . Parce qu’il y a toujours une remise quelque part. Oui, la période d’interdiction existe, mais elle est de plus en plus souvent contournée par des ventes couplées du genre -30% si vous achetez deux pièces.

La recherche a montré que si vous obtenez un rabais sur quelque chose, vous l’appréciez aussi moins.

De plus, nous avons maintenant aussi le Black Friday, le Cyber Monday et d’autres festivals d’aubaines en Belgique. En ligne, c’est encore mieux puisqu’il n’y a aucune limite aux remises. On a l’impression que c’est presque toujours les soldes. A la mi-mai, nous avions déjà repéré des remises en ligne allant jusqu’à -50% sur la collection d’été. Soit bien avant que l’été ne commence vraiment. Même une véritable amatrice de soldes comme moi fronce les sourcils. N’est-ce pas à la limite de l’absurde ? Qui paie encore le prix initial ?

Plus jamais les soldes

Cela semble être une course où les rabais se font de plus en plus vite et sont de plus en plus importants. Et, en tant que consommateurs, nous nous y habituons si on en croit une étude de l’analyste américaine du commerce de détail Deborah Weinswig. Pendant trois ans, elle a comparé le prix de revient de 57.000 vêtements et accessoires au prix que les femmes (de 11 pays dont les États-Unis, la Chine, l’Angleterre, la France et l’Allemagne) étaient prêtes à payer pour les acheter. Il s’est avéré qu’il ne s’agissait en moyenne que de 76% du prix d’origine. Conclusion : le rabais est devenu la norme. Les consommateurs s’y attendent. Et plus vous accordez de rabais, plus les clients sont réticents à payer le prix plein. Ce qui, bien sûr, a un effet dévastateur sur les marges et les profits. Les commerçants et les marques sont aujourd’hui confrontés à la tâche presque impossible de convaincre leurs clients d’acheter à nouveau au prix fort.

Le conglomérat français de luxe LVMH tente déjà de lutter contre ce phénomène avec Fenty. Cette nouvelle marque de vêtements de la chanteuse Rihanna a une approche très différente : chaque mois, elle lance une petite collection qui ne peut être achetée que dans sa propre boutique en ligne et quelques pop-ups occasionnels. Quand il n’y en a plus, il n’y en a plus et il n’y a jamais de soldes. « Une très bonne idée « , dit Ilse Cornelissens de Graanmarkt 13 à Anvers. « En créant une dynamique et un sentiment de rareté, vous convainquez les gens de payer le prix fort. » Il y a deux ans, Cornelissens lui-même a provoqué une petite révolution dans le monde de la mode quand Graanmarkt 13 a décidé d’arrêter de faire de soldes. « De nombreux clients ont été choqués, en colère ou déçus. Ils n’ont pas compris. C’était un risque pour nous. Mais quand j’ai vu ce que les soldes ont fait à nos marges, j’ai tenté ma chance. Graanmarkt a toujours été un pionnier. Nous avions le sentiment que le système de la mode n’était pas très loin de s’échouer et nous voulions le rendre plus durable. Nous avons donc complètement repensé le magasin : nous avons abandonné les grandes marques et opté pour des labels qui fonctionnent sans saison, sans sexe et sans taille. L’arrêt des soldes n’était qu’un effet secondaire logique de cela. »

Marathon de la corruption

Pendant la période soldes, Graanmarkt 13 propose maintenant des articles de créateurs de seconde main que tout le monde peut apporter. Cornelissens ne regrette certainement pas sa décision radicale. « Les réactions négatives se sont rapidement dissipées. Et pour nous, commerçants, c’est beaucoup plus amusant. Dans le passé, les discussions durant les soldes ne portaient que sur le prix et la remise, jamais sur la pièce elle-même. Les gens achetaient de façon moins réfléchie. Parfois, il y a -70% de réduction pour trois pièces ou plus. Il y a de fortes chances que vous achetiez deux articles de trop. Les recherches ont montré que si vous obtenez un rabais sur quelque chose, vous l’appréciez automatiquement moins. Et donc vous portez aussi moins vos vêtements. Ce qui est, on est bien obligé de le constater, la triste vérité. »

26% des femmes belges font au moins un mauvais achat pendant les ventes.

Une enquête de 2dehands.be a montré que 26% des femmes belges font un ou plusieurs mauvais achats lors des soldes. « Aveuglés par le bas prix, nous achetons trop impulsivement, parfois même sans essayage. Et ainsi, votre robe à prix réduit devient soudainement très chère. Parce que si vous l’avez payé 50 euros et que vous ne le portez que deux fois, c’est beaucoup plus cher qu’une robe de 200 euros que vous portez trente fois. » Cette astuce s’appelle le « coût par usure », dans lequel vous divisez le prix d’achat par l’usure. Une façon beaucoup plus correcte de juger si un vêtement est cher. Un autre conseil pour éviter les erreurs de vente : regardez le prix d’origine et décidez si vous l’auriez tout de même acheté pour ce prix. Si ce n’est pas le cas, réfléchissez une seconde fois avant de faire chauffer votre bancaire.

Retour à l’essentiel

Le jeune label belge de denim Façon Jacmin se lance également dans sa propre course en solitaire. Une grande partie de la collection n’est pas saisonnière et est vendue année après année sans remise. « Nous avons également une collection changeante sur laquelle nous accordons des remises, mais seulement -15% ou -30%. Nous ne produisons délibérément pas grand-chose, si bien qu’il ne nous reste souvent pas grand-chose lorsque la période de soldes commence. Le fait que la période de vente soit réglementée par la loi est très confortable pour les petits joueurs comme nous. Mais un mois, c’est trop long. Une ou deux semaines, ce serait mieux. Et puis, s’il vous plaît, déplacez les soldes en septembre, au lieu de juillet, car c’est à ce moment que l’été est vraiment fini », dit Ségolène Jacmin, qui a lancé la marque en 2016 avec sa soeur Alexandra.

Depuis novembre, Façon Jacmin a également sa propre boutique à Anvers. « Les gens sont vraiment déçus lorsque nous disons que nous n’accordons pas de rabais. Bien qu’il y ait aussi des clients qui le comprennent et aiment l’idée. Quand j’étais à Paris, j’ai vu deux boutiques avec leurs vitrines remplies de : « Pas de soldes. Seulement de bons basics ». Il se passe quelque chose, c’est sûr. Je ne suis pas contre les soldes. Elles ont certainement leur utilité. Parfois, nous envoyons un code de réduction aux abonnés de notre newsletter : une façon de remercier encore plus notre communauté. Mais des remises trop nombreuses et trop élevées ruinent vos marges, de sorte que les prix doivent être plus élevés pour le reste de l’année. Si personne ne faisait de soldes, les vêtements seraient beaucoup moins chers. »

Luxe pas cher

Souvent quand on aborde le sujet des soldes, les e-shops sont mis en cause. Les boutiques en ligne sont les premières à offrir des rabais et souvent aussi les plus élevés. Aussi parce que le calendrier international est différent du calendrier belge. Aux États-Unis, les bonnes affaires commencent traditionnellement après Thanksgiving, c’est-à-dire la dernière semaine de novembre. C’est plus d’un mois plus tôt que chez nous. Et même aux États-Unis, les réductions commencent de plus en plus tôt. L’année dernière, début novembre, il y avait déjà de grosses réductions de -40% dans les grandes boutiques en ligne, même sur les plus grandes marques de luxe comme Loewe et Comme des Garçons.

Ces réductions ne sont pas sans danger, selon Business of Fashion, le site leader de la mode. Pour lui les maisons de luxe souffrent d’une « érosion des marques  » au fil du temps : leur statut s’effrite en raison de la baisse des prix. « C’est un cercle vicieux dont nous devons sortir », prévient Bob Mitchell du grand magasin de luxe américain Mitchells dans Business of Fashion. Le luxe doit être exclusif. Mais en vulgarisant les produits, il n’est plus légitime de demander le plein prix. Ce n’est vraiment pas un modèle d’entreprise durable. »

Des règles plus strictes

Les soldes fonctionnent comme une épée à double tranchant : les marques font un geste aux clients, mais cela devient une bombe qui leur explose au visage. Cela produit plus de perdants que de gagnants. Surclasser vos concurrents avec des ventes encore plus précoces ou même plus élevées ne semble pas être la bonne approche. Mais la grande question qui se pose alors est la suivante : qui lâchera le premier ? Le plus haut segment du marché, probablement. En novembre, lors de la New York Times Luxury Conference à Hong Kong, un appel fort et clair a été lancé pour mettre fin à la folie du discount. Entre autres par José Neves, fondateur et PDG du marché de la mode en ligne haut de gamme FarFetch. « Offrir à vos clients un rabais occasionnel et au bon moment est efficace. Ce n’est pas comme solder dix mois par an. Les marques de luxe doivent être beaucoup plus strictes à l’égard des grands magasins qui accordent trop de remises. Par exemple, en ne leur vendant plus leurs vêtements, mais en travaillant avec des concessions. De cette façon, les maisons de luxe conservent beaucoup plus de contrôle sur les prix et la distribution », dit Neves de FarFetch. Chanel est un exemple. Ils ont récemment transformé leur collaboration avec les grands magasins américains Bergdorf Goodman, Neiman Marcus et Saks Fifth Avenue sous forme de concession. Louis Vuitton, Dior, Gucci et Prada se sont également efforcés ces dernières années de reprendre le contrôle des prix.

Serrer la vis est une façon de contrer l’effet pervers des soldes. Mais les collections capsules, les collabs et les éditions limitées semblent aussi être (en partie) la réponse aux ventes irréversibles en convainquant les clients de payer le prix fort. Pour la même raison, de nombreuses boutiques achètent aujourd’hui moins. Du coup, les clients courent un plus grand risque que leur taille ou leur couleur disparaisse avant l’arrivée des soldes. Cela pousse aussi les clients à faire du shopping pendant la saison. Selon Business of Fashion, les remises ne disparaîtront jamais. En mélangeant produits exclusifs, événements en magasin et un peu d’autodiscipline, les commerçants et les marques peuvent se protéger de la dépendance néfaste aux soldes.

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