Farida Khelfa, autrice et mannequin: “J’essaie de tenir la folie à distance”
Elle a connu la misère, la violence, la folie. Née à Lyon dans une famille d’immigrés algériens, Farida Khelfa (63 ans) a fui à Paris, est devenue une icône de mode et le visage d’une décennie, en toute inconscience. En une autobiographie cathartique, elle raconte Une enfance française et son long chemin de guérison.
Je ne pensais pas être capable d’écrire un livre
C’est la mort de ma mère qui initia ce récit. J’ai plongé dans mes souvenirs, sans intention très précise, je sentais que cela me faisait un bien fou de les coucher sur papier. J’étais guidée par une écriture pulsionnelle qui me réveillait tous les matins entre 3 et 4 heures. Au bout de six mois, je me suis dit qu’en fait, j’étais en train de faire un livre. J’ai alors envoyé quelques pages à une éditrice qui m’a encouragée à continuer.
Les immigrés forment une race à part
Et l’héritage des déplacés pèse lourd. Quand on est enfant d’immigrés, on est immigré soi-même, pourtant je ne devrais pas l’être puisque je suis née en France. C’est pourquoi je me place toujours du côté de minorités. On est des gueux, c’est un terme assez puissant, tout en étant très méprisant, qui définit une frange de la population. Donc oui, j’ai fait partie des gueux. Jusqu’à cette scène dans le métro que je raconte dans mon livre, où je croise un petit Africain à qui je souris, alors que son père, fou, m’invective violemment. A sa réaction, j’ai compris que j’étais passée de l’autre côté, je ne faisais plus partie des opprimés. Je me reprocherai longtemps cette attitude de femme blanche.
La folie est contagieuse
Et c’est une proche compagne, elle est toujours là. J’essaie de la tenir à distance. Je sais que tout le monde peut sombrer dans la folie. J’en ai peur parce qu’elle peut aussi être un refuge, même si c’est une grande souffrance. Et je ne veux pas m’y réfugier.
C’est très long, le chemin de la guérison
J’ai été le visage du Bicentenaire de la Révolution française et « la première icône arabe mode ». Jean-Paul Gaultier et Jean-Paul Goude ont vu en moi la nouvelle France. Il y avait à l’époque le mouvement beur, la marche de l’égalité faite par des Arabes, des enfants d’immigrés, initiée par un pasteur et un curé qui travaillaient aux Minguettes à Lyon, j’étais emblématique de tout cela. Mais je n’en étais pas consciente. J’étais à l’ouest, j’étais en train de batailler contre moi-même et je n’étais pas prête à être une icône. J’essayais de me dépêtrer de mon enfance, de ne pas sombrer. Il m’a fallu faire un long travail sur moi et dans ma vie.
La mode est un art mineur
Je l’aime pour sa liberté, sa légèreté, sa fausseté, son ambiguïté, mais surtout pour sa joie. A l’époque, je pensais que mannequin, ce n’était pas un métier, je n’étais ni passionnée ni ambitieuse, j’ai raté plein de défilés, je disais souvent « non » … Et j’étais chiante ! J’avais le profil de l’arrogance et de la bêtise mais c’est parce que j’étais pleine d’insécurité. Je ne comprenais pas le monde; j’ignorais comment me comporter; je sortais d’une violence inouïe; je ne savais rien. La vie m’a tout appris.
Le salut est dans le travail
Je l’ai compris grâce à Azzedine Alaïa. J’ai travaillé au studio avec lui pendant huit ans. C’était un couturier jusqu’au bout des ongles, il se couchait à 4 heures du matin, était sur sa table en train de construire, de déconstruire, il ne cessait de travailler, d’ailleurs il est mort au travail. Cela m’a aidée de le voir ainsi œuvrer.
Pardonner est impossible
Je ne suis pas dans la rancœur, le ressassement, la colère, la haine envers mes parents. Ce n’est pas pour moi que j’ai du mal à leur pardonner mais pour les autres, mes frères qui sont morts, ma sœur… Mais je ne peux pas non plus les condamner, je sais ce qu’ils ont traversé, la vie de misère qu’ils ont eue. Que pourrais-je dire d’ailleurs, je ne suis pas juge ni Dieu et encore, qui a dit que Dieu pardonnait ?
L’homme colonisé est déshumanisé
Je l’ai découvert à la lecture de Frantz Fanon. Ce psychiatre, penseur et écrivain a découvert dans les années 50 que les indigènes développaient des maladies différentes de celles des hommes blancs et il a associé cela à la « déshumanisation de l’homme colonisé ». C’était fascinant de le lire et cela m’a rendue plus indulgente, cela m’a permis de mieux comprendre mes parents. Comme quoi la lecture aide, alors lisez, c’est tellement bien.
Une enfance française, par Farida Khelfa, Albin Michel.
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