Fashion hijab, la mode « pudique » débarque sur les catwalks

Le défilé d'Anniesa Hasibuan, en septembre 2016, rassemblait une série de mannequins issus de l'immigration pour présenter sa collection pudique. © getty images

Tandis que les hijabistas n’en finissaient pas de se prendre en selfie, le premier mannequin avec foulard défilait à New York lors de la Fashion Week. Le signe le plus visible d’un phénomène qui unit la diversité et le réalisme économique.

Fashion hijab, la mode
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Elle s’avance sur le catwalk, c’est la Fashion Week new-yorkaise et Kanye West y présente son automne-hiver 17-18, qu’il a baptisé Yeezy Season 5. Elle paraît toute menue dans son manteau XXL en fourrure, son visage plein et symétrique, très beau, ne sourit guère – la langage de la mode veut que les mannequins doivent avoir l’air désincarnés, voire boudeurs -, un foulard noir dissimule ses cheveux, ce n’est pas une coquetterie, Halima Aden est musulmane, top model, américano-somalienne, ex-réfugiée dans un camp au Kenya et ex-candidate à l’élection de Miss Minnesota. En sus, elle entre par la grande porte du buzz dans l’histoire de la société de consommation où chacun a désormais droit à ses 15 minutes de célébrité mondiale, dixit Andy Warhol. La demoiselle, 19 ans, est en effet la première à défiler en hijab, pour autant que l’on ne tienne pas compte de toutes ses consoeurs qui font leur part de boulot lors des Fashion Weeks destinées aux croyantes et autres femmes voilées. Un délicieux petit frisson s’est emparé du monde de la mode, toujours prêt à se vanter de prôner la diversité et la mixité. N’a-t-on pas déjà vu sur les podiums des modèles  » plus size « , une amputée, une trisomique, un transgenre et quelques sexagénaires aux cheveux de neige diablement sexy ?

Milan, ne voulant pas être en reste, invita le jeune mannequin à continuer sur sa lancée pour MaxMara et Alberta Ferretti tandis que la Française Carine Roitfeld, ex-rédactrice en chef de Vogue Paris et désormais à la tête d’un magazine à ses initiales, lui offrait la cover de son numéro 10, toujours dûment voilée et photographiée par Mario Sorrenti. Halima aka kinglimaa pouvait instagrammer à tout va, en hashtagant  » Muslim girls can « .

Ce n’est pas autre chose qu’articulait la créatrice indonésienne Anniesa Hasibuan en dévoilant, à New York toujours mais en septembre 2016 et pour la première fois, sa collection  » pudique « , tuniques sobres, pantalons amples et hijab de rigueur, portée par des mannequins issus de l’immigration, deuxième génération ou fraîchement débarqués. Il s’agissait de jouer sur la concordance des temps, sa façon à elle de réagir aux propos de Donald Trump qui n’était alors pas encore président des Etats-Unis d’Amérique. Et comme en écho, lors du lancement officiel de la version papier du Vogue Arabia, le 5 mars dernier, les propos de Gigi Hadid vinrent surligner le phénomène :  » Etant à moitié palestinienne, cela représente beaucoup pour moi d’être sur la toute première couverture du magazine, j’espère qu’il soulignera la volonté de l’industrie de la mode d’accepter, de célébrer et d’intégrer tous les peuples et toutes les coutumes.  » Pour l’occasion, son visage lisse, en gros plan, photographié par Inez & Vinoodh, s’ornait d’un voile richement brodé de perles ne laissant voir que son regard, un seul titre barrant la une :  » Reorienting perceptions.  »

Un peu d’hystérie

H&M et Dolce & Gabbana, deux marques à avoir compris le potentiel commercial du hijab.
H&M et Dolce & Gabbana, deux marques à avoir compris le potentiel commercial du hijab.© sdp

Depuis quelques saisons à vrai dire, le sujet et ses avatars provoque presque autant de débats rarement sereins que de likes. On se souvient de l’affaire du burkini, l’été dernier, quand ce bout de tissu destiné aux vagues et au sable servit de cache-sexe à l’hystérie identitaire française. On n’a pas oublié non plus l’affolement d’Instagram, début 2016, quand le label Dolce & Gabbana posta sur son compte les images de sa collection Abaya,  » une rêverie parmi les dunes du désert, sous les cieux du Moyen-Orient, une histoire visuelle enchanteresse qui parle de la grâce et de la beauté des merveilleuses femmes d’Arabie  » – 59 292 J’aime. Un peu plus tôt, dès 2014, DKNY, Oscar de la Renta et Net-à-Porter avec un  » Ramadan Edit  » avaient surfé sur la vague, suivis de près par H&M, Uniqlo, Tommy Hilfiger puis Marks & Spencer, rien d’exhaustif à cette succession de noms et de logos.

Une classe moyenne éduquée musulmane veut faire du hijab un objet de mode.

Cette mode pudique, que les Anglo-Saxons traduisent par  » modest fashion « , remonte en réalité aux années 80.  » Elle émerge aux Etats-Unis, précise Carol Mann, historienne, sociologue, spécialisée dans l’étude du genre et du conflit armé et auteure de l’essai De la burqa afghane à la hijabista mondialisée (*). Ces collections s’adressaient alors aux quakeresses et aux juives orthodoxes, très accessoirement aux musulmanes. Les premiers sites étaient incroyables, on se serait cru dans l’armoire de nos arrière-grands-mères, avec des robes longues à petites fleurs et toutes sortes de couvertures pour les cheveux.  »

Le sujet qui fâche

Mais aujourd’hui, elles ne sont désormais plus l’apanage d’un cercle restreint de marques  » confessionnelles « . Les griffes de luxe, les groupes qui les chapeautent, les grandes maisons mondialisées et les promoteurs de la fast fashion ne visent plus seulement des élites occidentales ou s’en réclamant – comment faire fi des clientes asiatiques, moyen-orientales et afro-américaines, ces millions de consommatrices dont la garde-robe se conforme aux préceptes de l’Islam ? Ils se sont donc emparés de ce secteur plus que prometteur. Car les chiffres ne peuvent mentir : d’après Thomson Reuters et son rapport State of Global Islamic Economy 2014-2015, ce marché était de 266 milliards de dollars en 2013, il devrait atteindre les 484 milliards de dollars d’ici 2019, une croissance qui coïncide avec le boom démographique de la population musulmane passant de 1,6 milliard à presque 3 milliards d’ici 2050.  » Et avec l’émergence d’une classe moyenne éduquée qui le revendique et qui veut faire du hijab un objet de mode, relève Carol Mann. Tout cela s’inscrit dans la modernité et le progrès dans un sens qui n’est peut-être pas le nôtre mais qui est là.  »

H&M et Dolce & Gabbana, deux marques à avoir compris le potentiel commercial du hijab.
H&M et Dolce & Gabbana, deux marques à avoir compris le potentiel commercial du hijab.© sdp

Les ultraconservateurs musulmans fulminent devant tant de narcissisme et de vanité délétères tandis que les salafistes critiquent haut et fort violemment ce  » fashion hijab « , sobriquet fatalement péjoratif dans leur bouche. L’homme d’affaires Pierre Bergé, qui aida Yves Saint Laurent à fonder sa maison, s’étrangle et tempête qu’il a  » toujours cru qu’un créateur de mode était là pour embellir les femmes, pour leur donner la liberté, pas pour être le complice de cette dictature imposant cette chose abominable qui fait qu’on les cache, qu’on leur fait vivre une vie dissimulée « . Les féministes enfin s’entre-déchirent – deux camps, grosso modo, opposant leur vision et leur lutte. Le premier, celui du parti pris universaliste, s’inscrit dans la lignée de Simone de Beauvoir et est fermement anti-religion. Il considère cette dernière comme l’un des piliers du patriarcat et d’une morale sexuelle rétrograde ; raison pour laquelle il prend position contre le voile. Le second, plus composite, regroupe toute une série de tendances, des féministes islamiques aux queer, et refuse d’établir une séparation entre le genre et toutes les autres oppressions. Il considère que les femmes voilées sont les victimes d’un racisme d’Etat.

Modest fashion icon

Ascia AKF
Ascia AKF© instagram

La fin des idéologies, la montée du nationalisme et du religieux dans des sociétés post-communistes, post-idéalistes, post-colonialistes, ont fait beaucoup pour cette mode pudique, à vocation identitaire parfois. La mondialisation et les réseaux sociaux aussi, où fleurissent blogs, tutos, comptes Instagram et chaînes YouTube alimentées par de jeunes hijabistas prolixes. Elles s’appellent Sania Siddiqui  » simply covered « , Maryam Asadullah  » capturing modesty through the fashion lens ! « , Dina Tokio  » Modest Fashion Icon  » ou Ascia AKF, qui cumule 2,1 millions d’abonnés et quelques collab’ grand luxe avec Dior, Net-à-Porter et Ralph Lauren. L’image de la femme enfoulardée a ainsi volé en éclats, plus rien à voir avec celle d’une servante recluse et exclue de la société. Voilées mais trendy. Pour elles, il est désormais possible de concilier valeurs religieuses et modernité.  » Le port du hijab s’intègre en effet dans la modernité, estime Carol Mann. Ce n’est pas un retour en arrière, parce qu’il s’agit d’une affirmation de soi selon des critères de mode. Les diktats du marché sont certes bien présents, il n’y a aucun doute, mais il y a également ce désir d’une revendication liée au Nine Eleven, la stigmatisation du voile des musulmanes a été énorme aux Etats-Unis et en Europe.  »

Dina Tokio
Dina Tokio© instagram

Et de peaufiner sa pensée sur cette tendance qui inscrit la jeunesse, ou celle qui la porte, dans la modernité par  » la dimension de changements qu’elle offre, de saison, de fast fashion, dans un style ou un autre « . Elle serait ainsi la meilleure façon de lutter contre le niqab, qui est  » la négation de la mode et du temps présent. La distinction entre costume et mode opère ici : c’est un costume inamovible, une robe toute noire qui cache le corps, comme le tchador en Iran porté après la révolution. Pour le théoricien Ali Shariati, il était une réponse à la mode occidentale et à l’occidentalisation de la société, avec cette idée que l’on reste fixé dans son identité.  » Avec le phénomène des hijabistas, on en est très loin – s’y mêlent joyeusement la coquetterie, l’ostentation… et le narcissisme.  » Elles s’observent et se voient agir dans l’espace public et social, analyse encore l’auteure. Refléter le regard des autres sur soi, cela signifie la possibilité d’une forme d’intégration par la mode. Si on veut le rester, il faut user de cette souplesse constante, de cette volonté de changement. Pour cette jeune génération élevée dans la religion mais dans des valeurs qui ne sont pas celles d’antan, le fait de porter le voile à la mode peut assurer une certaine liberté.  » De là cette recommandation à ne pas en faire un objet de colère : si c’est un accessoire fashion, il ne peut que représenter un passage dans une vie entière, une tendance vestimentaire à vocation éphémère,  » ce qui est le propre de cette industrie intégrée dans des mécanismes néolibéraux qui exigent un perpétuel renouvellement « . La mode, c’est ce qui se démode, n’est-ce pas Mademoiselle Chanel ? Rendez-vous aux prochaines Fashion Weeks, les pudiques et les autres, de Basra à Auckland en passant par Tokyo ou Paris.

Du voile à la burqa

La question du hijab, du port du voile et de ses variantes est l’une des plus controversées en terre d’Islam et en Occident. Où l’on comprend que le débat tourne essentiellement et presque obsessionnellement autour du corps de la femme, à l’intersection de l’ultrapatriarcat et du religieux. Avec le voile, on est souvent dans la confusion la plus totale – un hijab n’est pas un niqab, qui n’est pas un jilbab et encore moins un tchador ou une burqa. Soit une gradation allant du voile couvrant la tête et les cheveux au vêtement imposé par les Talibans en Afghanistan, qui dissimule la silhouette entière et grillage le visage. S’il est antérieur au Coran, c’est pourtant là que sa pratique se codifie, à la sourate 33 notamment. Il serait ainsi  » destiné à séparer non pas une femme d’un seul homme mais de deux hommes, développe Carol Mann, auteure d’un essai sur la question (*). Il y est écrit que le Prophète vient de prendre une nouvelle épouse, Zeyneb, sa cousine. Comme un invité traîne au banquet qui s’ensuit, le Prophète veut virer le fêtard et produit miraculeusement un hijab qui signifie ici rideau. Par la suite viendront d’autres recommandations discutées par de nombreux exégètes sur la surface précise du corps féminin à recouvrir « . Et de citer Fatima Mernissi, sociologue féministe marocaine qui, dansLe harem politique : Le Prophète et les femmes, paru chez Albin Michel en 1987, écrit :  » Le concept du hijab est tridimensionnel et les trois dimensions se recoupent très souvent. La première dimension est visuelle : dérober au regard. La racine du mot hajaba veut dire cacher. La deuxième dimension est spatiale : séparer, marquer une frontière, établir un seuil. Enfin la troisième dimension est éthique : elle relève du domaine de l’interdit. « 

(*) De la burqa afghane à la hijabista mondialisée. Une brève sociologie du voile afghan et ses incarnations dans le monde contemporain, préface de Catherine Millet, par Carol Mann, L’Harmattan.

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