Giorgio Armani fête les 50 ans de sa marque: « je suis fier que la jeunesse s’intéresse à mon travail »

Il y a cinquante ans, Giorgio Armani fondait sa marque. Aujourd’hui âgé de 90 ans, le créateur italien n’a pas l’intention de tirer sa révérence. Interview exclusive.
On peut dire de manière succincte que la mode est une question de survie ou de déclin, de permanence ou d’éphémère. Dans ce milieu, il est extrêmement difficile de garder la tête hors de l’eau, et le rythme auquel les nouvelles collections doivent être lancées est tellement effréné que seuls quelques créateurs arrivent à maintenir le cap. Giorgio Armani, qui a fondé sa marque il y a cinquante ans, fait assurément partie de ces derniers.
Il attribue cette longévité à son perfectionnisme, à sa ténacité, à son dévouement et à son incontestable sens du leadership. Monsieur Armani, que personne n’appelle Giorgio, pas même les intimes, gère non seulement l’aspect créatif. Mais il s’occupe aussi des finances et est l’actionnaire unique de son empire. En tant que seul maître à bord, Giorgio Armani peut rapidement rectifier le tir, et c’est toujours lui qui a le dernier mot.

Balayeur à ses heures
Aucun détail de son entreprise n’échappe à son regard d’aigle. Lors des défilés, en coulisses, il indique aux mannequins comment ils doivent marcher. Toutes les publicités nécessitent son aval. Pauline Denyer, l’épouse du créateur Paul Smith, l’aurait même vu balayer le trottoir devant sa boutique milanaise. «Bien que certains m’accusent de me comporter comme un dictateur, j’ai toujours été dans le vrai, comme en témoignent mes accomplissements», écrit-il avec humour dans ses mémoires Per Amore.
Giorgio Armani est né le 11 juillet 1934 à Plaisance, dans le nord de l’Italie. Après la Seconde Guerre mondiale, ses parents et lui déménagent à Milan. En 1955 , il entame des études de médecine, qu’il arrête pour accomplir son service militaire. Lorsqu’il quitte l’armée, le grand magasin La Rinascente l’emploie comme étalagiste. Il y gravit peu à peu les échelons et s’occupe de l’achat de vêtements pour hommes. Dans les années 60, il est engagé comme assistant de Nino Cerruti.

Il travaille pour lui quelque temps, mais se lance parallèlement comme indépendant et reçoit des commandes de marques telles que Krizia, Loewe, Ungaro et Zegna. Dans les années 70, il rencontre Sergio Galeotti, son grand amour qui deviendra son partenaire commercial. Ce dernier voit le potentiel de Giorgio Armani et le convainc de lancer sa propre collection. Comme les deux hommes ne disposent pas de suffisamment d’argent, ils revendent leur Coccinelle pour rassembler les fonds nécessaires.
L’effet Richard Gere
Sa première création connaît un succès presque immédiat. Armani revoit le costume traditionnel masculin, jusqu’alors souvent droit et rigide, en le rendant plus souple. Il supprime les épaulettes et la doublure, et offre au pantalon une coupe plus ample. Résultat: plus de légèreté et de volume. Peu de temps après, il lance une collection «tailleurs souples» pour dames.
Mais c’est en 1980 que sa véritable grande percée aura lieu, lorsqu’il habille Richard Gere pour le film American Gigolo. D’autres stars du cinéma se mettent à porter ses créations, et c’est alors que naît le vrai style Armani qui conquiert le monde.

Un véritable empire
Avec un chiffre d’affaires de 2,5 milliards d’euros en 2023, Giorgio Armani SPA comporte aujourd’hui des collections homme, femme et enfant, la ligne Emporio Armani, la ligne de haute couture Armani Privé, 2.500 boutiques, des cosmétiques, des dizaines de restaurants et d’hôtels, un musée, du chocolat, des livres et la collection de décoration Armani Casa.

Depuis fin 2024, son empire compte aussi un immeuble Armani de douze étages sur Madison Avenue à New York. Pour fêter l’événement, Giorgio Armani a organisé un défilé spectaculaire sur Park Avenue. Il vient à peine de rentrer de Paris, où il a présenté sa dernière collection haute couture. Et en septembre, il donnera une grande fête d’anniversaire, car non seulement sa ligne de mode, mais aussi Armani Privé et Armani Casa auront respectivement 20 et 25 ans. Bref, ce homme infatigable n’a pas l’intention de lever le pied de sitôt. Interview.
Quel regard portez-vous sur les cinquante dernières années de votre vie? En quoi la mode a-t-elle changé entre 1975 et 2025?
Lorsque j’ai commencé, la mode était un symbole de modernité et de progrès. Elle avait une signification plus profonde et était une manière de donner forme à l’avenir. Aujourd’hui, je vois que les réseaux sociaux et la technologie reprennent de plus en plus ce rôle, et que la mode tend à devenir un divertissement. Il m’est difficile d’accepter ce glissement car je crois toujours à l’influence de la mode sur la vie quotidienne. Elle permet de modifier les perceptions, d’influencer la culture et de stimuler le progrès.

Il ne s’agit pas seulement d’embellir l’extérieur de manière superficielle, mais d’établir le lien entre la personne que nous sommes et l’image que nous voulons donner de nous. Elle fait partie intégrante de la vie, de la société et de l’histoire que nous écrivons. C’est pourquoi mon but premier est de créer des vêtements que les gens peuvent porter tous les jours et qui leur permettent de s’exprimer. Ce sera toujours mon but.
Quel évènement a marqué votre vie?
La perte de Sergio (NDLR: Galeotti, décédé le 14 août 1985 à l’âge de 40 ans) a été un énorme choc. Elle a été particulièrement douloureuse pour moi. C’était la période la plus difficile de ma vie. J’ai perdu non seulement mon partenaire, mais j’ai aussi dû décider si je poursuivais mon activité ou non. Sergio s’occupait de l’aspect business, et je n’avais aucune expérience dans ce domaine.

Souvent, les crises nous poussent à évoluer et à grandir. Petit à petit, j’ai appris à ne pas être seulement un créateur, mais aussi un homme d’affaires. Chaque jour, je continue à découvrir comment assumer ce double rôle. C’est un processus infini et que, aujourd’hui encore, je trouve très émouvant. Mais je dois cela à l’homme qui a cru en moi et qui m’a donné la confiance suffisante pour faire de même.
«La mode devient de plus en plus un divertissement, un changement que j’ai du mal à accepter.»
Giorgio Armani
Quel a été le moment le plus important dans votre carrière?
Sans hésiter, habiller Richard Gere pour American Gigolo en 1980. Ce film m’a rendu célèbre aux Etats-Unis. Cela a amorcé l’image de la mode des années 80, avec mes créations comme références. Grâce au succès inattendu de ce long-métrage, je me suis retrouvé en couverture de Time Magazine en 1982, une étape que je n’oublierai jamais. American Gigolo m’a fait prendre conscience du fait que les films peuvent influencer la manière dont les gens voient la mode.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
L’idée que quelqu’un puisse s’identifier au style d’un personnage me fascinait. Depuis lors, j’ai collaboré à plus de 250 films et j’adore aider à «construire» des personnages. Mais je dois avouer qu’il m’arrive aussi de voir les films comme des campagnes publicitaires fracassantes permettant de toucher un large public de clients potentiels dans le monde entier. Le fait d’habiller des stars de cinéma qui foulent ensuite le tapis rouge a également contribué à faire connaître mes créations.
Vous dites souvent que les artistes et les œuvres d’art sont des sources d’inspiration. Qu’en est-il?
Je suis constamment influencé par des artistes comme Gauguin et Kapoor, mais aussi par des courants comme le surréalisme, le Bauhaus et l’Art déco. J’ai déjà réalisé des collections en hommage à des artistes, notamment Matisse pour l’automne-hiver 1993-94 ou Kandinsky pour le printemps-été 2000. Mais il arrive qu’une certaine couleur ou lumière que je perçois dans une œuvre d’art inspire subtilement mes créations. Je suis également un grand amateur de danse.

J’ai d’ailleurs collaboré à plusieurs reprises avec Joaquín Cortés. J’ai confectionné les costumes pour le ballet Bernstein Dances. Et en 1989, j’ai créé une collection qui était directement inspirée des Ballets russes. Parallèlement à cela, l’architecture et l’architecture d’intérieur, en particulier l’Art déco oriental, sont une grande source d’inspiration pour moi.
Y a-t-il des créateurs que vous admirez?
J’ai toujours eu énormément de respect pour Coco Chanel. Son amour de la simplicité, du confort et de l’androgynie sont une référence importante lorsque je travaille sur mes collections. Nino Cerruti a joué un rôle crucial dans mon évolution en tant que créateur car il m’a appris les ficelles du métier et m’a encouragé à trouver mon propre style.

Et Jean Paul Gaultier, l’enfant terrible de la mode, qui réussit à maintenir son enthousiasme et son innocence juvénile, tout en déplaçant les frontières de la mode et en osant bousculer les codes. J’apprécie aussi le travail de Dries Van Noten et Giambattista Valli. Et bien entendu, j’admire mon grand ami Paul Smith pour son opiniâtreté et son indépendance. En général, j’aime les créateurs qui restent fidèles à leur propre vision et qui ne se laissent pas brider par des règles.
En bref Giorgio Armani
- 1934: naissance à Plaisance
- 1975: lancement de sa marque éponyme
- 1981: lancement d’Emporio Armani et Armani Jeans
- 1982: fait la couverture de Time Magazine et lance son premier parfum
- 1987: lauréat du Lifetime Achievement Award lors des CFDA Fashion Awards
- 1993: ouverture de la première boutique Giorgio Armani à Bruxelles
- 2000: expo au musée Guggenheim à New York
- 2011: ouverture du premier hôtel Armani à Milan
- 2015: ouverture de Armani Silos, un musée privé à Milan
- 2024: ouverture d’un immeuble Armani à New York, dans lequel se trouvent sa propre boutique de mode et de décoration, et un restaurant
- 2025: célèbre le 50e anniversaire de sa ligne principale, le 20e anniversaire de Armani Privé et le 25e anniversaire de Armani Casa.
Comment décririez-vous le style Giorgio Armani?
Mon style reflète la culture italienne, mais il est avant tout le résultat d’un mélange entre création et technique. Il englobe la recherche active de l’assouplissement et du relâchement des codes traditionnels des couturiers. Ce n’est pas simple de créer des vêtements qui sont à la fois chics, élégants et confortables. Mais cela a toujours été et sera toujours mon objectif. La mode doit être un complément de la personne que vous êtes. C’est vous qui portez les vêtements et non l’inverse.

En ce moment, la marque Giorgio Armani connaît un regain d’intérêt auprès de la jeune génération. Vos créations des années 80 et 90 sont une vraie hype sur les réseaux sociaux.
J’ai appris que dans la mode, tout revient, et surtout que les pièces modestes qui reflètent l’air du temps ont des chances de faire leur come-back. A mon avis, mon style classique a quelque chose de rassurant, et les gens ont plus que jamais besoin de ça. Et je ne peux pas nier que je suis très fier que la jeunesse s’intéresse à mon travail!

Comment entretenez-vous votre créativité après autant d’années?
J’aime mon travail: c’est ce qui me maintient en forme. Je considère chaque journée comme une chance de mettre ma créativité en pratique. C’est un privilège, et ça, il faut l’apprécier et en profiter de la meilleure façon. Mon sens de l’imagination est énorme, et les nouvelles idées me viennent facilement. Je trouve surtout de l’inspiration dans les films, les conversations, les voyages, le monde qui m’entoure.

Quelle est votre journée type?
Je me lève tôt, je fais une heure de sport chez moi et je prends un petit-déjeuner sain. Ensuite, je me rends au studio où je me mets au travail avec mon équipe. Mes journées sont généralement ponctuées par des réunions, mais je prends aussi le temps de dessiner et de créer. Tous les midis, je mange un plat léger et fais une petite promenade. Et l’après-midi, je retourne au studio. Le soir, je refais une heure de sport, je mange et je regarde un film ou une série. Si j’ai assez d’énergie, j’aime aller au cinéma.

Rares sont les marques qui n’ont pas été absorbées par un grand groupe financier. Cela ne vous a-t-il jamais tenté?
Pour être honnête, j’ai effectivement douté en recevant des offres alléchantes. Mais après mûre réflexion, j’ai décidé de rester seul. Et la raison est simple: je veux être le seul responsable de mes choix. Et tout décider moi-même. Il m’est impossible de renoncer à cette liberté essentielle.
«Je ne nie pas être un perfectionniste qui travaille dur. Mais dire que je ne peux pas déléguer est un mythe.»
Giorgio Armani
En restant indépendant, je peux faire ce que je veux et continuer à m’exprimer de manière authentique et sincère. Je n’ai de comptes à rendre à personne, sauf à mes clients. Ce sont eux les vrais partenaires dans mon entreprise.

A part les gens qui achètent et portent mes créations, je ne dois contenter personne, sauf moi-même. C’est un grand privilège pour un créatif. Ceci dit, si notre entreprise n’avait pas été aussi solide et florissante, nous aurions sans doute dû envisager un partenaire externe. Je comprends que des marques se laissent racheter, les temps ne sont pas faciles. Mais je m’inquiète quand même de l’apparition de conglomérats de plus en plus grands. Et de la transformation de la mode en divertissement visuel, où être vu et remarqué semble être le principal objectif. Quel que soit le prix.
Etes-vous capable de déléguer?
Je ne nierai pas que je suis un perfectionniste qui travaille très dur. Mais dire que je ne sais pas déléguer est un mythe. Cette affirmation est tout simplement absurde compte tenu de la taille de mon entreprise et du nombre de personnes qui travaillent au niveau mondial.

Voilà comment je vois les choses: tout ce qui porte ma signature est le fruit de ma propre vision. Ma mission consiste à créer des produits, des initiatives, des idées et même des rêves qui reflètent cette vision. Et peut-être que ma tâche la plus importante est d’aider les gens autour de moi à comprendre cette vision et qu’ils puissent m’aider à la concrétiser.
Préparez-vous les gens qui vous entourent à prendre la relève?
Bien que je n’envisage pas d’arrêter, je n’oublie pas mon âge. Je continuerai à travailler tant que ma santé et mon énergie me le permettront, mais il faudra bien que je lève le pied tôt ou tard. C’est pourquoi j’ai fondé une organisation qui gérera l’avenir d’Armani Group. Les personnes les plus proches reprendront la gérance.

Je pense à ma nièce Silvana et à Leo Dell’Orco, qui sont responsables des équipes de création, à Roberta qui gère le divertissement et les célébrités, et à Andrea Camerana qui s’occupe de la durabilité. C’est un soulagement pour moi de savoir que mes successeurs et collaborateurs proches continueront à veiller sur mon travail et mes valeurs, même lorsque je ne pourrai plus le faire.
Quelle image aimeriez-vous qu’on garde de vous?
Celle d’un créateur qui a imaginé un certain style et qui a donné la possibilité aux hommes et aux femmes de s’exprimer. Pas seulement par le biais de la mode, mais aussi par la manière dont ils mènent leur vie.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici