Haute couture: les femmes créatrices, trop souvent oubliées de l’histoire

Chez Iris van Herpen, collection automne-hiver 16-17, la haute couture prend des allures futuristes. © IMAXTREE

Il y a quelques mois, avec la nomination de Maria Grazia Chiuri chez Dior, la mode se félicitait de l’arrivée d’une femme à la tête d’une maison de couture. Pourtant, il n’y avait là rien d’inédit au début du XXe siècle. Que s’est-il donc passé pour que les hommes y règnent en maîtres ? Retour vers le futur.

Ce vendredi 30 septembre 2016, l’heure est au féminin dans les jardins du musée Rodin. Pour la première fois depuis sa création en 1947, les rênes de la maison Dior ne sont pas aux mains d’un homme – est-ce une révolution ?

Haute couture: les femmes créatrices, trop souvent oubliées de l'histoire
© Maripol

Trois petits mois plus tôt, en juillet, Maria Grazia Chiuri était intronisée directrice artistique des collections de haute couture, de prêt-à-porter et d’accessoires féminins – il lui restait peu de temps pour préparer une collection destinée à entrer dans l’histoire. En militante de l’égalité des genres, elle choisit de le clamer haut et fort sur ses tee-shirts blancs d’un printemps-été 2017 qui laissera plus d’un sur sa faim. « We should all be feminists » donc, un cri de ralliement prononcé en voix off par l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, des uniformes d’escrimeuses « identiques à ceux des escrimeurs » et une volonté : « S’efforcer d’être attentive au monde et de créer une mode qui ressemble aux femmes d’aujourd’hui, une mode qui les accompagne dans leurs transformations, pour échapper aux catégories stéréotypées « masculin/ féminin », « jeune/moins jeune », « raison/ sentiment » qui présentent par ailleurs des aspects complémentaires. »

Pour le printemps-été 2017, Maria Grazia Chiuri, nouvelle directrice artistique de Dior, a voulu une mode qui ressemble aux femmes d'aujourd'hui.
Pour le printemps-été 2017, Maria Grazia Chiuri, nouvelle directrice artistique de Dior, a voulu une mode qui ressemble aux femmes d’aujourd’hui.© IMAXTREE

La créatrice, venue en droite ligne de la maison Valentino, choisit de ne pas glisser ses pas dans ceux de monsieur Dior, qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, révolutionna la mode, la haute couture et tout ce petit monde. Rétroactes.

Les débuts

On ne peut parler de Maria Grazia Chiuri sans se retourner sur celles qui la précédèrent, sans continuité aucune, et remonter jusqu’au Roi-Soleil. En 1675, Louis XIV permet aux couturières d’exercer librement leur profession pour les personnes du même sexe, avec quelques restrictions cependant : elles peuvent « vendre et faire des robes de chambre, jupes, corps de jupe, manteaux, hongrelines, justaucorps, camisoles, et toutes sortes d’ouvrages de toutes sortes d’étoffes pour habiller les femmes et les filles, à la réserve cependant de la robe et du vêtement de dessus qui, de même que le corset, restent le monopole du tailleur. » Car « on est dans un temps où les hommes règnent sur tous les métiers, rappelle Caroline Esgain, historienne de l’art et conservatrice au Musée du Costume et de la Dentelle à Bruxelles. Chacun est régi par une corporation et les couturières n’en font pas partie. Elles ne sont que les petites mains qui brodent le linge blanc. »

Début du XXe siècle, il y a déjà un savoir-faire de qualité à Bruxelles.
Début du XXe siècle, il y a déjà un savoir-faire de qualité à Bruxelles. © Musée du Costume et de la Dentelle de la Ville de Bruxelles / Photo: Dohet/Peeters, C. Rome, E. Laurent

Premiers combats, première reconnaissance, premiers pas vers l’autonomie, prémices aussi d’une voie possible vers des rôles-clés. Un petit siècle plus tard, sous Louis XVI, Rose Bertin, surnommée bientôt « la ministre des modes », jette les bases de ce qui sera la haute couture. Cette ex-apprentie modiste montée à Paris est devenue « marchande de modes ». « Si l’on s’en tient à la définition stricte, note la conservatrice, elle garnit les robes, elle y ajoute des rubans, des plumes, des dentelles. » En 1770, elle ouvre son magasin, Le Grand Mogol, rue du Faubourg Saint-Honoré, conseille les élégantes de Paris, de toutes les cours d’Europe, et surtout Marie-Antoinette, qui ne peut plus se passer d’elle. Il faut reconnaître que mademoiselle Bertin est révolutionnaire, allège les silhouettes, réduit les paniers, lance les robes de grossesse, de mousseline et le style champêtre, et s’amuse avec ses poufs aux sentiments, ses chapeaux feu d’Opéra ou à la Montgolfier, Versailles s’en souvient. L’histoire tient là sa première vraie créatrice.

Worth à la postérité

Il faudra néanmoins attendre un homme, Charles Frédéric Worth, pour fonder la Chambre syndicale de la confection et de la couture pour dame et fillettes, l’ancêtre de la Chambre syndicale de la couture parisienne. Pourtant, il n’est pas le seul sur la place, mais il a pour lui d’être ce que l’on appellerait aujourd’hui une grande gueule. Il s’installe à Paris au 7, rue de la Paix, en 1848, et fait basculer l’artisan-couturier dans la catégorie couturier-artiste.

« Il est le premier à signer ses vêtements, comme un peintre sa toile, expose Caroline Esgain. Je veux oser faire la comparaison avec l’histoire de l’art, où ce sont plutôt des hommes qui font alors carrière et que l’on retient. Or, il devait y avoir des femmes qui travaillaient comme lui, mais elles ne sont pas passées à la postérité. Worth bien. Parce qu’il a tout fait pour convaincre la noblesse de son entreprise. Il ouvre sa maison et propose des modèles auxquels les bourgeoises adhèrent assez vite. Cette nouvelle classe n’a pas de repères séculaires pour savoir comment se tenir dans le monde ; elle profite de ce que Worth a du goût pour s’habiller chez lui. Mais il est ambitieux, il veut atteindre l’impératrice Eugénie, la femme de Napoléon III, et il y parvient par l’entremise d’une « belle laide », la princesse de Metternich. Non seulement il signe ses robes mais en plus il se vêt comme un artiste pour être présenté à l’empereur, sans passer comme les autres fournisseurs par la petite porte de derrière… »

Madame Gres (1903 - 1993), avec ses modèles
Madame Gres (1903 – 1993), avec ses modèles© Getty Images

Ad vitam æternam, Worth portera le titre de « père de la haute couture ». Les femmes, elles, se contentent d’écrire en lettres d’or, sans corset ni carcan, leurs leçons de mode. Elles se nomment Jeanne Paquin, Marie, Regina, Marthe et Joséphine Callot, Louise Chéruit, Madeleine Vionnet, Gabrielle Chanel, Elsa Schiaparelli, Jeanne Lanvin, Madame Grès, Nina Ricci…

« Elles vont étonner, rappelle Olivier Saillard, historien de l’art et directeur du Palais Galliera, le musée de la mode de la Ville de Paris. On les dit émancipées parce qu’elles fondent leur entreprise mais elles ont une forme de légitimité car elles ont avec les clientes une proximité, une intimité pareille à celles des marchandes de mode du XVIIIe siècle, lesquelles correspondent aux couturiers d’aujourd’hui. A l’époque, seule une femme était autorisée à faire les séances d’essayage avec la cliente, pour des raisons de pudeur. D’ailleurs, lorsque Worth était apparu, des journalistes se demandèrent si c’était bien décent de confier la conception de la mode à un homme. »

Coco Chanel innove en devenant elle-même l'emblème de sa marque, et ce dès 1937.
Coco Chanel innove en devenant elle-même l’emblème de sa marque, et ce dès 1937.© Corbis via Getty Images

Et si ces femmes surprennent, c’est aussi parce qu’elles ont l’art de prendre leur revanche sur la vie, de se mettre en scène et d’inventer de nouvelles façons de faire leur pub. Ainsi de mademoiselle Chanel, dite Coco, ex-cousette qui poussa la chansonnette dans les caf’conc’ avant de s’établir comme modeste modiste, la suite est connue.

« Chanel devient elle-même l’emblème de sa mode en 1937 pour la communication de son parfum, c’est un cas d’histoire, analyse Olivier Saillard. Elle est photographiée pour servir de publicité au N° 5, elle incarne donc sa maison, c’est complètement inédit. Avant elle, les couturières étaient des fournisseurs, même quand elles avaient le génie de Vionnet – qui n’avait pas le physique de Chanel. »

Dior révolutionnaire

Jeanne Lanvin fonde sa maison à la fin du XIXe siècle. Elle sera de ces femmes qui vont surprendre le milieu.
Jeanne Lanvin fonde sa maison à la fin du XIXe siècle. Elle sera de ces femmes qui vont surprendre le milieu.© Getty Images/Istock

Quand Christian Dior crée son New Look avec sa première collection haute couture printemps-été 1947, il balaie d’un coup la suprématie de ces maisons au féminin. Comme Balmain, il a été formé chez Lucien Lelong . Comme lui, « il revient à une mode très fantasmée qu’une femme n’aurait pas pu faire, souligne le directeur du Palais Galliera. Chanel s’insurgeait, Vionnet ne comprenait pas. Les femmes qui sont couturiers n’inventent pas des schémas d’idéalisation autour de la femme, elles créent parfois du rêve et pas uniquement des vêtements réalistes, mais elles ont un sentiment du corps beaucoup plus juste ; tandis qu’un homme le réinvente. Or, dans ces années 50, dans cette période de reconstruction où il fallait chasser tout un pan de l’histoire, et notamment la première moitié du XXe siècle, on s’aperçoit que ce sont eux qui ont pris le pouvoir. D’autant que toutes les anciennes maisons s’effondrent avec la crise de la haute couture et qu’ils sont les seuls à en lancer, tels Christian Dior et Balmain. Prenez Marcelle Dormoy dont le Musée Galliera vient de recevoir le fonds. Cette couturière installée dans le XVIe arrondissement avait à peu près 500 ouvrières et faisait une haute couture de proximité. Elle n’était pas leader d’opinion mais c’était ravissant, à l’instar d’autres maisons tenues par des femmes qui ne jouaient pas le rôle de guide. »

Madeleine Vionnet (1876-1975)
Madeleine Vionnet (1876-1975) © Getty Images

Pourquoi diable seuls quelques noms nous sont parvenus, les autres étant oubliés de tous, sauf des historiens de mode ou des descendants de ces pionnières, telle Isabelle Huppert, arrière-arrière-petite-fille de Marthe Bertrand, laquelle fonda en famille en 1895 la maison dite des Callot soeurs ? « Souvent les femmes n’ont pas un usage des médias sensationnels comme pouvaient l’avoir des personnages charismatiques comme Worth, Paul Poiret ou plus récemment Thierry Mugler ou Jean Paul Gaultier, constate Olivier Saillard. Elles ont une forme de concentration et de proximité entretenue avec leur travail et les médias s’éloignent de ces positions plus respectables, à mon sens, et en réserve. » Il faut dire aussi que la crise de la haute couture est passée par là et que l’avènement du prêt-à-porter a changé le paysage, lequel fera la part belle aux femmes, de Sonia Rykiel à Chantal Thomass ou Emmanuelle Khanh.

Quel sens aujourd’hui ?

Depuis, on a vu débouler à nouveau des créatrices dans le calendrier officiel des défilés patentés – Bouchra Jarrar en janvier 2010 comme membre invité d’abord puis permanent (avant de mettre sa marque en veilleuse pour cause de nouveau poste chez Lanvin) ou Iris van Herpen en juillet 2016, puis Galia Lahav, Hyun Mi Nielsen ou Xuan en novembre dernier.

« Il ne faut pas se mentir, prévient Olivier Saillard, ce calendrier jouit d’une visibilité médiatique, on est mieux vu, c’est moins la foire d’empoigne, il y a une proximité avec le vêtement qui est un peu plus vertueuse. En revanche, économiquement, il n’y a aucune réalité. Bouchra Jarrar présentait en haute couture mais mélangeait ses pièces avec son prêt-à-porter, sinon il n’y aurait pas eu de durée de vie possible. Iris van Herpen ne vit pas de ce qu’elle montre en haute couture, ne racontons pas d’histoires. Je prône pour qu’il y ait toujours à Paris des expressions extrêmes comme les siennes, mais je ne sais pas quel est son schéma financier, cela doit être compliqué. On ne peut pas lutter contre des grands groupes, ce n’est plus possible quand on a un petit nom, une quasi-absence de boutiques multimarques et que les grands magasins sont désertés. Je ne vois pas comment un créateur aujourd’hui peut se lancer dans la haute couture, qui n’aurait pas un nom connu et ne serait pas adossé à une structure financière. »

L'été haute couture 2016 de Bouchra Jarrar.
L’été haute couture 2016 de Bouchra Jarrar.© Getty Images

Se pose alors la question du sens : pourquoi s’acharner encore à tenter de faire vivre un label haute couture contemporain, à répondre aux critères si stricts de la Chambre syndicale – réaliser des vêtements sur mesure, à la main, dans un atelier flou distinct de l’atelier tailleur, lesquels doivent compter au moins vingt personnes, brodeurs, plisseurs, plumassiers compris, défiler deux fois par an à Paris, avec un nombre minimal de vingt-cinq modèles par collection ? Cri du coeur du directeur : « Cela a du sens parce que je suis attaché à préserver les métiers que cela représente. Et cela aurait du sens si elle s’inventait un avenir et que l’on ne l’enfermait pas sous cloche par ce qui la définit, c’est-à-dire ces métiers d’art et ce savoir-faire. Peut-être qu’un vêtement haute couture à un prix plus abordable jouerait le rôle d’un classique, que l’on achèterait une veste haute couture comme un fauteuil Prouvé. Mais elle est très, très chère, c’en est démentiel. Les maisons disent qu’elles ont des clientes, bien, mais si j’étais à la tête de la Fédération, j’essaierais d’imaginer des alternatives. Il faudrait que tout le monde construise un projet d’avenir à la haute couture. Or, Chanel est la seule à l’avoir fait, en rachetant les maisons comme Lesage, les métiers d’art, sans quoi elles auraient toutes fermé et ne travailleraient plus. Enfin, sur l’usage, je me pose vraiment des questions… Le syndrome de la nouveauté en haute couture tue ce qui pourrait être éternel : elle devrait prendre un pas de distance avec la mode. Et si ce métier, in fine, n’était rien d’autre que le souvenir de la main qui a oeuvré et que le vêtement garde en mémoire, une poétique silencieuse et un savoir-faire un peu mystérieux pour qui l’ignore et qui transcende tout ?

C’était au temps où Bruxelles cousait

Par Caroline Esgain, historienne de l’art et conservatrice au Musée du Costume et de la Dentelle.

Haute couture: les femmes créatrices, trop souvent oubliées de l'histoire
© Musée du Costume et de la Dentelle de la Ville de Bruxelles / Photo: Dohet/Peeters, C. Rome, E. Laurent

« Comme partout en Europe au début du XXe siècle, il existe à Bruxelles des couturières dont les savoir-faire sont de qualité. On forme ici des mains admirables capables de reproduire les modèles et de comprendre comment ils sont faits. Car les élégantes veulent surtout s’habiller à la mode de Paris, les maisons de couture bruxelloises y achètent donc les modèles et les tissus qui vont de pair pour les faire reproduire dans leurs ateliers. La réalité n’est certes pas la même que dans la Ville lumière, on a un goût entre guillemets plus provincial même si nous étions alors la capitale d’un jeune pays dynamique et extrêmement riche. A l’époque, on compte de très beaux grands magasins sur le modèle du Bonheur des Dames dépeint par Emile Zola : la maison Hirsch & Cie, Sevrin, Old England, qui vendaient des manteaux, des capes, des chapeaux et des gants et qui avaient des ateliers pour reproduire sur mesure les modèles parisiens.

Plusieurs grands magasins et maisons de couture, tels que Hirsch & Cie, Valens ou Natan, habillent les femmes à la mode de Paris.
Plusieurs grands magasins et maisons de couture, tels que Hirsch & Cie, Valens ou Natan, habillent les femmes à la mode de Paris.© Musée du Costume et de la Dentelle de la Ville de Bruxelles / Photo: Dohet/Peeters, C. Rome, E. Laurent

Seule Norine Couture fait preuve d’exception puisque Honorine Deschrijver et Paul-Gustave Van Hecke ouvrent pendant la Première Guerre mondiale une maison qui revendique sa créativité et ne copie en rien Paris. Magritte dessinera d’ailleurs des publicités pour elle et imaginera même les décors de la boutique. La maison Valens, dirigée par le couple Wittamer, connaît ses années d’or jusque dans les seventies. Elle a du succès avec ses robes du soir perlées et des clientes internationales. On vient pour faire affaire à Bruxelles et je pense que les prix probablement moins élevés que dans la capitale française étaient aussi attractifs. Madame surveille les ateliers et les salons d’essayages installés avenue Louise, dans l’hôtel Solvay. La boutique, elle, est située chaussée de Charleroi.

Haute couture: les femmes créatrices, trop souvent oubliées de l'histoire
© Musée du Costume et de la Dentelle de la Ville de Bruxelles / Photo: Dohet/Peeters, C. Rome, E. Laurent

Quant à Natan, reprise en 1984 par Edouard Vermeulen, elle est finalement assez comparable à Hirsch, même si c’est une entreprise familiale et pas un grand magasin, comme cette maison fondée en 1869, par Léo Hirsch et son épouse Johanna. Ils occupaient alors l’espace où s’étend le C&A, dans la rue Neuve, on pouvait lire sur leur enseigne « Robes et confection pour dames et enfants détail, Costumes, Confection, Articles anglais et français, Cachemire des Indes ». Au Musée du Costume et de la Dentelle, nous possédons beaucoup de pièces griffées Hirsch & Cie. L’une des plus anciennes est un mantelet, qui date de 1880, il est magnifique et remarquable, en velours de soie ciselé, tout en passementerie. C’était probablement un article proposé déjà « tout fait » avec un début de standardisation de taille mais dans des matériaux luxueux. »

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