Ilaria Fendi, de la couture à l’agriculture: « Fendi opte pour le luxe, je choisis les déchets »
Voici presque vingt ans, Ilaria Fendi a troqué son emploi dans l’industrie fashion pour l’agriculture. Aujourd’hui, outre le fromage de brebis et le miel, elle fabrique également de la mode durable avec sa propre marque, Carmina Campus.
» Un jour, vous trouvez le boulot de vos rêves. Et vous quittez tout. » C’est ce qui est arrivé à Ilaria Venturini Fendi. Un patronyme qui ne passe pas inaperçu auprès des passionnés de mode. La quinqua est en effet issue de la famille romaine Fendi. Pendant des années, elle a été directrice de la création des accessoires et a travaillé aux côtés de sa soeur Silvia et Karl Lagerfeld, qui ont dessiné ensemble les collections Femme. Le travail de toute une vie, pourrait-on penser, mais Ilaria l’a quitté pour fonder une ferme biologique. Y a-t-il plus radical comme changement de carrière? Pourtant, c’est un peu le fruit du hasard, raconte-t-elle. » En fait, je cherchais un lieu pour mettre mes chevaux. Un endroit où me détendre le week-end et faire de l’équitation. Au cours de mes recherches immobilières, je suis tombée sur une belle propriété juste à l’extérieur de Rome: I Casali del Pino, au milieu de la réserve naturelle du Veio, qui est parsemée de vestiges archéologiques. Je suis immédiatement tombée sous le charme. Mais avec ses 174 hectares, le terrain était bien trop vaste pour mes chevaux. Je savais que si je l’achetais, je devais bouleverser ma vie. »
‘La mode ne s’ouvre pas encore assez au monde qui l’entoure.’
Vous n’avez pas douté à ce moment-là?
Mon coup de foudre pour les lieux a facilité la prise de cette décision radicale. J’aimais le monde de la mode, mais je voulais le quitter. Mon insatisfaction s’est accrue à la vue des collections jetées au bout de six mois, des horaires de plus en plus serrés et du stress. La ferme était l’occasion d’échapper à cette situation et de vivre plus près de ma famille et de la nature. Je ne pouvais pas laisser passer une telle occasion.
De l’agitation de la ville et de la dynastie du luxe à la tranquillité et la vie à la ferme, tout aussi exigeante… C’était un choc culturel considérable?
J’ai toujours apprécié la vie en plein air. Mon père m’a transmis cette passion. Il était un grand amoureux de la nature et m’emmenait souvent à la campagne. J’avais une relation très spéciale avec lui. Malheureusement, il est décédé quand j’avais 10 ans. J’ai deux soeurs aînées et pour lui, j’étais le fils qu’il attendait depuis longtemps. Il m’a inculqué l’amour des chevaux, des chiens et de la nature. Ce changement radical dans ma vie peut être considéré comme son héritage spirituel.
L’agriculture vous a-t-elle apporté la paix attendue?
C’est un métier merveilleux, mais il n’a rien de simple. Rien que la conversion à l’agriculture biologique m’a pris trois ans. Et la reconstruction et la restauration des bâtiments — qui datent de 900 — ont été une agonie bureaucratique, car la ferme se trouve sur un site archéologique. Je possède maintenant un millier de moutons et plusieurs ruches. Au début, je travaillais surtout seule. Aujourd’hui, je collabore avec un maître fromager et un apiculteur très expérimenté. Nos principaux produits sont le pecorino, la ricotta et le miel de fleurs sauvages. Nous avons également des arbres fruitiers et nous cultivons des légumes et des céréales. Nous vendons des biscuits et des confitures artisanales, ainsi que de la viande et de la charcuterie provenant de nos propres porcs. Mais pour joindre les deux bouts, je gère aussi un hôtel, un restaurant bio et une boutique qui vend tous nos produits.
Malgré votre amour de la nature, vous avez choisi d’étudier la mode. C’était ce que votre famille attendait de vous?
Enfant, je voulais être biologiste ou vétérinaire. Mais après la mort de mon père, j’ai passé plus de temps avec ma maman, Anna. Dans son atelier, j’ai été fascinée par la mode et le stylisme. Je ne peux pas dire que j’ai été forcée d’étudier la mode, cela me semblait naturel.
L’ADN ne trompe pas: trois ans après avoir quitté Fendi, vous avez lancé Carmina Campus, votre propre marque, qui propose des sacs, des bijoux et même du mobilier conçus à partir de déchets. La création vous manquait-elle?
Quand j’ai quitté l’entreprise familiale, je savais que c’était pour de bon. La mode ne me manquerait pas, mais la créativité et les artisans bien. Je suis restée en contact avec eux. Parfois, ils fabriquaient un sac à main pour moi, juste pour un usage personnel. En 2006, j’ai réalisé une série de sacs uniques avec eux. Il s’agissait de tote bags recyclés provenant d’une ONG italienne de défense des droits des femmes, qui avaient été abandonnés après une conférence. Je l’ai fait pour soutenir le projet, mais avec le recul, je peux dire que c’était le début de Carmina Campus. J’ai commencé à fabriquer des accessoires à partir de matériaux mis au rebut tels que des invendus, des fins de série, du vintage et d’autres déchets. Aujourd’hui, cela semble naturel, mais il y a quinze ans, personne ne parlait d’économie circulaire. Nous étions de véritables pionniers.
Pouvez-vous utiliser votre savoir-faire de Fendi pour Carmina Campus?
Il y a plus de parallèles qu’on ne le pense: nous fabriquons tous deux des produits de luxe que nous vendons à un prix élevé et nous travaillons avec les meilleurs artisans italiens. La grande différence réside dans les matériaux utilisés. Fendi opte pour le luxe, je choisis les déchets. Ma définition du luxe est différente, elle met davantage l’accent sur l’innovation et le concept qui la sous-tend. En outre, mes créations sont uniques. Pour être honnête, Carmina Campus est avant tout un moyen de me battre pour mes idées et mes convictions. Je le fais plus par passion que pour les bénéfices. Je veux que la marque reste petite, et je préfère vendre dans ma propre boutique, Re(f)use, pour que les vêtements aient à voyager le moins possible.
Outre le recyclage, le commerce équitable est également une pierre angulaire de la philosophie du Carmina Campus. Certains des produits sont fabriqués en Afrique, mais vous ne voulez pas entendre parler de charité. Pourquoi?
Un jour, j’ai imaginé des sacs flanqués du slogan » Not Charity, Just Work « . C’est vraiment ma vision, inspirée par le vieux dicton: » Donne un poisson à un homme, il mangera un jour. Apprends-lui à pêcher, il mangera toute sa vie. » Grâce à un partenariat avec l’Organisation mondiale du commerce, j’aide à former des micro-entrepreneurs autonomes. Divers rapports montrent que cela peut bouleverser la vie d’une personne, surtout d’une femme. Ces personnes ne vivent plus dans des bidonvilles ou dans des décharges, elles sont en meilleure santé et peuvent envoyer leurs enfants à l’école. Nous les aidons eux, mais aussi toute leur communauté, indirectement.
La mode est l’une des industries les plus polluantes. Le changement semble lent. La pandémie accélérera- t-elle la transition durable, comme beaucoup l’espèrent?
Je n’en suis pas si sûre. Maintenant que la pandémie disparaît peu à peu, le retour à la normale s’impose. Et ce alors que le point de basculement du réchauffement climatique arrive plus tôt que prévu. La mode ne s’ouvre pas encore assez au monde qui l’entoure. Les aspects problématiques sont nombreux: de la destruction des invendus à l’origine des matières premières en passant par le contrôle du processus de production. Si l’industrie de la mode avait vraiment pris la durabilité au sérieux, d’énormes mesures auraient pu être prises au cours des vingt dernières années. C’est une occasion manquée.
Carmina Campus entre dans la catégorie de la » mode durable « . Ce concept n’a-t-il pas perdu son sens?
J’ai toujours pensé qu’il viendrait un moment où nous n’aurions plus besoin de faire la distinction entre » mode » et » mode durable « . Tout comme dans le domaine de l’alimentation, du design, de l’automobile, etc. Mais c’est encore loin d’être le cas. Ce terme aide donc les consommateurs à faire des choix plus éclairés.
Est-il vraiment possible de produire de la mode ou des accessoires de manière durable? Ne serait-il pas préférable d’arrêter la production, tout simplement?
Toute activité humaine a un impact sur l’environnement. Moins de mode, moins de pollution, c’est certain, mais moins de commerce signifie aussi moins de travail pour des millions de personnes. En outre, en tant que créatrice, je suis convaincue que la mode est un moyen d’expression de soi essentiel, un élément dont chacun a besoin d’une manière ou d’une autre. Arrêter la mode est un objectif irréaliste. Mais l’innovation fait cruellement défaut, il nous faut penser mieux, et prolonger la vie des créations.
Revenons-en à la ferme. Styliste-agricultrice est une combinaison des plus surprenantes. Comment faites-vous rimer ces deux domaines?
Pour le monde extérieur, les deux peuvent sembler n’avoir rien à voir l’un avec l’autre. Mais pour moi, si. Carmina Campus et I Casali del Pino sont issus des mêmes valeurs de durabilité. J’ai deux bureaux sur le domaine: un studio de conception pour Carmina Campus et un autre où j’organise tout pour le domaine. Entre les deux, il y a une porte qui me fait littéralement passer d’un univers à l’autre.
En bref – Ilaria Venturini Fendi (55 ans)
- Elle est la petite-fille d’Adele Casagrande et d’Edoardo Fendi, fondateurs de la maison de couture Fendi.
- Elle a étudié la mode et a travaillé pour Chanel pendant deux ans sous la direction de Karl Lagerfeld.
- Elle a ensuite rejoint l’entreprise familiale et est devenue directrice de la création des accessoires.
- Elle a quitté l’entreprise en 2003 pour fonder une ferme biologique.
- Elle a lancé son label durable Carmina Campus en 2006, qui ne fabrique que des articles à partir de matériaux recyclés.
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