Ils changent le monde | Kenza Taleb Vandeput  (Kasbah Kosmic) et Tim Van Steerbergen (REAntwerp): « Provoquer une rencontre entre deux matières et une rencontre sociale »

Anne-Françoise Moyson

Ils sont étrangers au pessimisme. L’immobilisme n’est pour eux pas une option. Les créateurs de mode Tim Van Steenbergen et Kenza Taleb Vandeput pratiquent l’upcycling et l’engagement sociétal. Le premier avec son projet RE Antwerp, la seconde avec son label Kasbah Kosmic. Réunion au sommet.

Ils ne viennent pas du même monde. Le créateur belge Tim Van Steenbergen vit et travaille à Anvers, a étudié la mode à l’Académie, fondé sa marque en 2001 et collaboré avec les plus grands à l’opéra, au théâtre, dans la danse. La créatrice belgo-algérienne Kenza Taleb Vandeput vit et travaille à Bruxelles, a étudié un an à l’Académie dont elle est repartie avec dégoût, fondé sa marque Kasbah Kosmic en 2019 et collaboré avec des DJ, le MIMA et des artistes en situation de handicap.

Pourtant, si on les réunissait, on en était sûre, ils parleraient la même langue, avec pour racines la mode éthique et circulaire. On s’est donc donné rendez-vous dans l’atelier de RE Antwerp, avec l’Escaut au bout de la rue. Il y a des machines à coudre, des grandes tables de découpes, des patrons, des bustes, des portants avec les vêtements fraîchement finis et l’équipe, qui s’affaire. 

Kenza s’est assise en face de Tim, ils ont débuté la conversation avant même qu’on ne leur pose une première question, nul besoin de briser la glace, ils ont tant de choses à se dire, c’est une évidence. Tim lui raconte l’histoire de ce projet ambitieux baptisé RE Antwerp – il s’agit de mettre en valeur les talents de celles et ceux qui bossent ici, des réfugiés et des primo-arrivants, de souligner leur savoir-faire et de développer leurs compétences, de créer une collection qui fasse sens avec des tissus issus de deadstocks des maisons anversoises telles Dries Van Noten ou Christian Wijnants et d’inventer un modèle économique qui soit viable et pérenne. Cela va prendre du temps, le créateur le sait, il est prêt à se donner corps et âme, parce qu’il est sur l’exact chemin qu’il désire suivre. 

Vous nous avez confié, Tim, qu’après vingt ans dans l’industrie de la mode, le système actuel, avec ses multiples collections par an, sa production à l’étranger et son besoin constant de nouveaux produits vous dégoûtait…

Tim Van Steenbergen : Je n’étais pas dégoûté au sens profond du terme, mais je m’interrogeais : allais-je faire ça toute ma vie et suivre ce chemin absolument linéaire pour le reste de mon existence ? Je n’avais plus envie de faire des collections pour faire des collections mais un métier qui permette de rassembler les gens. Je ne voulais plus être un créateur démiurge qui dit : « Toi, tu vas faire cette robe et toi, ce pantalon », je rêvais d’associations. Je voulais désormais envisager cela de manière horizontale : un créateur doit être à côté de toutes les ressources humaines et matérielles et non pas au-dessus et il doit se poser la question : « Que peut-on faire ensemble ? »

Ici, dans cet atelier, les gens sont comme des maillons… Ils parlent russe, arabe ou ukrainien, il n’y pas de langue commune sauf celle du métier. Et c’est grâce à elle que l’on se connecte et que l’on parvient à former une chaîne, je trouve cela génial.  

Kenza Taleb Vandeput : Je trouve ça bien de prendre des risques, « let it go ! »…

T.V.S. : C’est évidemment plus facile de faire tout simplement une collection. Mais c’est tellement plus riche d’expérimenter. Je me demandais si mon talent c’était de créer des produits et de les vendre ou si ce ne pouvait pas être un peu plus que cela parfois…  

K.T.V. : Mais c’est aussi ce que l’on t’apprend à l’école, qui te ferme un peu les yeux. Personnellement, j’ai gardé des souvenirs plutôt mitigés de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, je suis restée un an, après avoir fait des études d’assistante sociale.

Je me rappelle que la prof me disait toujours qu’il fallait choisir : « C’est le social ou la mode » et puis ensuite « C’est le costume ou la mode ». J’ai eu un mauvais feed-back lors du dernier jury qui ne m’a pas donné envie de recommencer, d’autant que je n’avais pas suivi une filière artistique. J’ai toujours eu une fibre mode mais je venais du social, j’arrivais donc là comme une alien !

Avec le recul, c’était il y a sept ans, je suis contente de ne pas avoir emprunté ce chemin classique même si cela a été dur. Ma construction n’est pas scolaire ni académique, elle est différente et je pense que c’est plus enrichissant, en tout cas, cela permet d’être moins effrayée pour oser faire des choses et avoir moins peur de ce qu’on va dire, ne pas attendre que le milieu de la mode vous valide. 

T.V.S. : C’est vrai que je me suis posé la question du succès et de sa définition – il s’agit surtout d’être dans toutes les boutiques, de vendre beaucoup, il n’est question que de chiffres. Et je n’avais plus envie d’être réduit à de simples chiffres. Je me disais que si je pouvais aider ne fut-ce qu’une famille à s’intégrer ici, grâce à ce que je sais faire, c’était ça le succès pour moi. Pourtant, j’avais longtemps conservé la définition que j’avais intégrée à l’Académie, où il s’agissait surtout d’être « relevant ». 

Et quelle est votre définition d’une mode éthique et durable ?

K.T.V. : Une mode à taille humaine…

T.V.S. : Et transparente. Et circulaire, le plus possible. Une mode qui est hors mode, qui ne dépend pas du système de la mode, qui est pourri, avec toutes ces collections produites à un rythme effréné… Je crois au côté local, qui permet d’instaurer des liens au niveau des ressources, des ateliers, des clients. Et à partir de là seulement, commencer à grandir. 

Quel a été votre cheminement vers cette autre mode ? Y a-t-il eu un basculement ? 

T.V.S. : J’ai toujours été fasciné par les gens qui font les vêtements, par le vrai métier, j’ai beaucoup collaboré au théâtre et à l’opéra et avec des artisans qui savent broder, confectionner, faire du tailleur. Et j’ai appris qu’on pouvait ainsi parler une même langue. J’ai toujours voulu vivre de ce côté-là de la mode, être très connecté avec les ateliers. 

K.T.V. : Dans mon parcours, il n’y a pas eu de basculement, mais j’étais d’abord dans une réflexion plus culturelle, je voulais faire de la « mode modeste », à l’Académie, les profs ne voulaient pas trop, je me rappelle de mes premiers croquis, ils n’étaient pas « welcome ».

Et après cette première année, j’ai eu un dégoût de la mode, du moins de ce côté académique, ma réaction fut d’aller vers la seconde main, même si j’en ai toujours été une fan, c’est générationnel. Je faisais donc pas mal de pop-up, j’ai commencé à avoir un stock, c’était la bonne époque où on trouvait encore du Saint Laurent au marché aux puces !

Et puis je me suis mise à la custom’, je sortais en club, j’ai eu des premières commandes pour des DJ, j’ai commencé à faire des vêtements de nuit / costume / sportswear, tout ça mêlé à mon amour pour le vêtement traditionnel algérien. Et je me suis dit que j’allais créer une marque, pourquoi pas ?  C’était exactement ça : « why not, en fait ! », j’estimais qu’il y avait pas mal de choses à raconter, des pièces qui valaient la peine d’être vues, ce n’était pas tant l’idée d’avoir une marque et d’en vivre que de partager mon travail et le montrer. C’était il y a quatre ans, en 2019, à l’époque, il n’y avait pas grand-chose dans le genre en Belgique. 

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La durabilité est un concept à plusieurs facettes. Outre la durabilité physique – la capacité d’un vêtement à résister dans le temps –, il y a la durabilité émotionnelle car un vêtement raconte une histoire…

K.T.V. : C’est clair, surtout si on utilise des vêtements qui ont déjà été portés ou qui viennent d’une collection précédente et qui racontent déjà une histoire et que tu viens l’associer à autre chose, tu rajoutes une histoire. 

T.V.S. : Il s’agit aussi de la rencontre dans un vêtement de ceux qui ont créé le tissu, dessiné l’imprimé, l’ont coupé, cousu, confectionné et même l’ont repassé. Je pense que cela commence à changer – les gens ont envie de comprendre ce qui est derrière un vêtement. Et c’est ce que je voulais faire chez RE Antwerp, provoquer une rencontre entre deux matières et une rencontre sociale. Chaque pièce a donc son « passeport », qui spécifie qui l’a cousu, coupé, fini et qui a livré l’étoffe.

Vous évoquez un changement de mentalité, mais d’après une enquête américaine sur la Génération Z, un tiers des répondants se déclare « accro » à la fast fashion…

T.V.S. : Dans tout, il faut bien commencer quelque part. Si avec nos projets et notre réflexion, on peut influencer des jeunes et des étudiants qui iront ensuite travailler dans les grandes marques de mode et y insuffleront cet esprit, c’est déjà un bon début.

Je ne vais pas changer le monde mais si on ne fait rien, rien ne bougera. La seconde main est devenue un truc énorme, dis-tu Kenza, c’est dommage pour nous, les créateurs, mais c’est aussi une belle évolution. Et c’est ce que j’essaie de faire à mon niveau… Et un jour peut-être, les grandes maisons se diront qu’il leur faut également créer des collections à partir de leurs stocks de tissus.

Pour la fast fashion, je sais qu’il y a également un problème de moyens financiers, les jeunes ne savent pas se payer des vêtements de chez nous, on essaie d’être transparent, avec des tee-shirts à 50 euros jusqu’aux jupes à 450 euros…

Mais si chez Primark et dans la fast fashion, ils pouvaient prendre conscience qu’il ne faut pas renouveler les collections sans cesse, qu’il est possible de retravailler une jupe autrement et d’en faire quelque chose, alors là cela pourrait changer… En 2019, utiliser le second hand, c’était encore un peu alternatif mais aujourd’hui, quand on voit le succès d’une Marine Serre, cela veut bien dire qu’il y a une évolution. 

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On a commémoré les 10 ans de la catastrophe du Rana Plaza qui a provoqué un électrochoc et une prise de conscience. Quelles sont les avancées positives ?

T.V.S. : Le fait que notre projet existe et qu’on peut le réaliser est la preuve d’un changement positif. Il y a dix ans, cela aurait été beaucoup plus difficile. Vous pensez bien : une collection faite par des réfugiés dans des vieux tissus, ce n’était pas vraiment à la mode. Tandis que maintenant, tout le monde nous dit que c’est intéressant. Et si on a réussi à créer RE Antwerp c’est aussi parce qu’il y a une certaine culpabilité du milieu, un certain malaise et également un sens de la responsabilité et un questionnement sur le fonctionnement et sur la manière dont on pourrait changer les choses. 

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Ce changement de paradigme est aussi un formidable levier d’innovation, n’est-ce pas ? 

K.T.V. : Oui, et c’est un luxe, un privilège…

T.V.S. : … Un privilège même si cela fait parfois un peu peur. Cela fait plus de vingt ans que j’ai ma marque et il me faut oublier tout ce que j’avais avant, même dans la création.

Il ne s’agit plus de faire ces drapés que je sais si bien faire, mais de me questionner, d’assembler les maillons d’une chaîne, d’envisager une collection différemment. Cela fait parfois peur, d’autant que toute une équipe dépend de toi. Et puis quand tu crées une marque, tu t’ouvres et tu es vulnérable… 

La créativité ne se résume donc plus en une veste à trois manches mais dans un processus de travail collaboratif ? 

T.V.S. : Parfois un simple tee-shirt blanc peut être aussi créatif qu’une pièce ultrapensée car ce qui importe, c’est l’histoire derrière – qui l’a fait, dans quelles conditions, ce que chacun raconte et quelle est l’émotion qu’il porte en lui.

Celles et ceux qui travaillent ici viennent avec leur bagage, dernièrement, c’était très dur pour l’un d’entre eux qui est palestinien, le travail a été une thérapie pour lui. Coudre méticuleusement des chemises lui a apporté un peu de paix. 

K.T.V. : On s’adapte à l’humain, aux matières tout en n’étant pas à l’abri des vibrations du monde. Et c’est aussi cela qui nourrit, il y a des jours où c’est plus compliqué, d’autres où cela va, nous ne sommes pas des machines… 

Avez-vous le sentiment d’être des « changemakers » ?

T.V.S. : Pas vraiment parce qu’en réalité, j’agis ainsi pour moi aussi, afin de trouver un nouveau sens à ce métier que j’adore…

K.T.V. : Alors tu es un « selfchangemaker » ! Moi, j’ai juste l’impression d’être avec mon temps. Je me vois comme une représentation de ce qu’il y a là maintenant, comme si je connectais ceux qui sont là et comme si je matérialisais ce qui se passe, en tout cas de ce que je vois dans mon entourage de personnes racisées. 

T.V.S. : Je trouve ton travail très actuel, c’est une fenêtre ouverte sur la jeunesse d’aujourd’hui, que tu retranscris dans la mode, et pas uniquement artistiquement et aussi socialement, à ta façon de créer des liens…

K.T.V. : C’est cela qui me nourrit…                          

T.V.S. : J’ai déjà fait tant de choses et raconté tant d’histoires pendant vingt ans, désormais je me vois plutôt comme quelqu’un qui lie les gens, comme un curateur, je n’ai plus besoin de me raconter… 

K.T.V. : Tu l’as fait à travers tes drapés, maintenant tu le fais dans ce projet où tu rassembles les gens. 

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