Julien Dossena, directeur artistique de Rabanne: « C’est beau l’ennui »
Il est aux commandes créatives de Rabanne depuis plus d’une décennie. Julien Dossena (42 ans) a grandi avec cette maison presque sexagénaire plus que jamais avant-gardiste. Le créateur français, formé à Bruxelles, à La Cambre Mode(s), lui a redonné du souffle. A force de travail et d’audace. Avec son 22e défilé automne-hiver, il continue à grandir.
L’enfance
On a besoin d’un point d’ancrage. Le mien, c’est le Pouldu, en Bretagne, où j’ai grandi. C’est comme un sanctuaire. Je l’associe à une idée de l’enfance, ce moment de vie où tout est en construction, où les premières sensations se matérialisent et ne vous lâcheront plus jamais. Quand je me sens anxieux, que je suis entouré de dizaines de personnes et que le rythme s’accélère, je sais que, à cet endroit-là, sur ce quai de petit port, pour des centaines d’années, il y aura cette lumière, ce silence, ce bateau qui arrive. Et cela me calme.
La force de travail
Essayer, c’est un moteur. Et je crois que c’est aussi la valeur du travail. Il a toujours été valorisé dans ma famille. Mes grands-parents avaient un hôtel; si vous en tenez un, vous n’avez pas de vie de famille, du matin au soir, vous êtes sur le pont, ils m’ont inculqué cette idée que plus tu travailles, plus tu y arriveras, d’où ce principe d’essayer. Cela me rassure beaucoup: je ne suis pas persuadé d’avoir du talent, en revanche, la force de travail, je l’ai. Je sais que je peux travailler trois jours et nuits d’affilée, je ne lâcherai pas… C’est aussi mon côté têtu mais cela me tranquillise d’avoir ce socle-là.
Vive le psy
En vieillissant, on connaît davantage ses limites. On sait jusqu’où on accepte d’aller, on sait à quel moment on a l’impression de se respecter ou pas. Mais en même temps, il ne faut pas que ces limites soient trop cloisonnantes. C’est un équilibre à trouver en permanence… Personnellement, c’est la psychanalyse qui m’aide à pouvoir le définir. Cela fait très longtemps que j’en fais – comprendre jusqu’où on peut aller, jusqu’où cela devient déséquilibré, c’est intéressant et cela contribue à renforcer notre colonne vertébrale. On devrait tous aller voir un psy!
«Enfant, je me suis construit des mondes.»
Comme un roman
Une boîte de nuit, c’est une école de la vie. Mon père tenait celle du coin, elle s’appelait le Tiffany Club. Avec mes yeux d’enfant, j’y ai découvert des personnages, c’était comme un roman. J’y voyais des adultes qui cherchaient à se faire plaisir et mon père était le grand organisateur de cet espace de plaisir et de fêtes, c’était comme s’il était un magicien. C’était très inspirant de le voir si généreux avec tous – il n’est jamais aussi heureux que quand les gens autour de lui le sont. Grandir avec cette intention de vie qu’avait mon père dans cet espace de tous les possibles, c’est rassurant pour un enfant: je ne craignais pas de devenir adulte.
Livres de chevet
La littérature ne me quittera jamais. Je ne peux imaginer ne pas lire tous les jours. C’est une habitude d’enfance, familiale, c’est une ouverture sur le monde, sa compréhension et sa beauté. Elle a été capitale dans mon développement intellectuel et sensitif. Elle est au cœur du plaisir de vivre. J’ai évidemment des livres de chevet, j’en lis toujours deux ou trois en même temps, dont un vieux que je connais déjà. Pour le moment, c’est la suite de Dune, que je n’avais pas lu depuis très longtemps. Et je viens de terminer Son odeur après la pluie de Cédric Sapin-Defour, qui parle du rapport entre un homme et son chien. Je l’ai lu parce que je me pose la question d’en prendre un ou pas, je voulais réfléchir à une éducation sentimentale… Et surtout aussi parce que j’avais peur de la perte de ce chien, j’avais besoin de trouver des réponses. C’est d’une beauté ferme. J’ai été tellement ému.
L’exigence
Je suis exigeant. A la fin de chaque collection, je m’attache au petit truc que j’aurais voulu pousser plus loin… Mais je tends maintenant à prendre du recul. Un très bon ami designer m’a dit un jour: «De toute manière, il y aura toujours une autre collection dans deux mois et tu pourras alors le faire.» Cela a changé ma façon de voir. Il ne faut pas trop s’attacher aux collections ni en bien ni en mal, ce sont des moments qui passent vite. Et si j’ai de la tendresse pour certaines, c’est surtout parce qu’elles sont synonymes d’un moment heureux dans ma vie.
Partir…
C’est beau, l’ennui. Enfant, je me suis construit des mondes où pour me désennuyer, j’ai découvert des auteurs, des réalisateurs, des films, des livres qui m’ont amené à changer de vie. Mon ennui était générateur de cette volonté de mouvement. Parce que quand on grandit dans une toute petite ville, on sait que cela va être trop étroit et qu’il va falloir à un moment avoir plus d’espace et rencontrer du monde. J’avais cette volonté chevillée au corps. Même si j’ai eu une enfance et une adolescence très heureuses, je disais tout le temps et à tout le monde que j’allais partir. Si je ne m’étais pas ennuyé, je ne serais pas allé explorer le monde, je serai là-bas à pêcher à la ligne.
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