Kitsuné, des décibels et des fringues

Hydre à deux têtes bien faites, Kitsuné consacre une transversalité parfaitement dans l’air du temps à la faveur d’un label électro-rock pointu doublé d’une marque de basiques bon teint. Pas 10 ans, déjà culte. Explications.

Par Baudouin Galler

Le phénomène est bien connu : pour se dépêtrer de sa réputation frivole, la mode a pris le pli de s’acoquiner avec le monde de l’art, passeport de respectabilité auprès d’un public à la fois de plus en plus exigeant et de plus en plus paumé face aux multiples propositions fashion. Si les grandes maisons (Louis Vuitton, Hermès, Dior…) enfilent, en néo-Médicis, le prestigieux costume de mécène de l’art contemporain, une flopée de jeunes griffes s’engouffrent dans la production de petits groupes aux sonorités bien dans leur époque. Le but ? Apparaître en dénicheur de talent et, du coup, soigner sa branchitude. Maje qui a édité une compilation folk, Zadig & Voltaire qui produit le combo électro Playground, ou la marque de denim Notify venant de signer Lail Arad, énième chanteuse pop anglaise, tous surfent sur ce marketing du cool.

« Mais la hype, ça ne s’achète pas, ricane gentiment Gildas Loaec, fondateur avec Masaya Kuroki, du label parisien Kitsuné, pionnier du mariage entre l’électro-rock et les fringues. C’est de l’ordre de l’imperceptible, précise-t-il. Prenez David Guetta (NDLR : DJ de masse passablement discount). Il a fait shooter la pochette d’un de ses disques par Terry Richardson (NDLR : photographe de mode connu pour son esthétique trash et so edgy). À la fin de la journée, Guetta n’est pas plus branché parce que Richardson lui a signé sa pochette. Mais Richardson, lui, reste cool. Ce n’est définitivement pas une science exacte. » La preuve : il se fait que ces deux messieurs Kitsuné (renard, en japonais), peu adeptes du prêchi-prêcha tendance, sont précisément ce qui se fait de plus… tendance aux yeux des médias français. Forcément futés, ils subissent cette consécration sans dériver de leur route impeccablement tracée : « Nous, tout ce qu’on veut, c’est développer nos idées dans une entreprise économiquement rentable, assène Gildas. Faire du chiffre tout en restant passionné par ce que l’on propose. » Punto basta. Reprenons.

French touch Il y a d’abord Gildas Loaec, 36 ans en 2010. L’adolescence se passe dans le Finistère Nord. Branché outre-Manche sur Radio One, il régale ses écoutilles du meilleur de l’indie rock et des premiers battements de coeur de l’électro. La mouche du bon son l’a piqué. On le retrouve dans les années 90 à Paris, où il gagne sa croûte en vendant des vinyles tout en bossant pour le label Roulé, à la base du succès du groupe électro Daft Punk, tête de gondole de la French Touch, tsunami électro hexagonal qui déferla dans les boîtes à la fin du siècle dernier. De son côté, Masaya Kuroki, 34 printemps cette année et débarqué de son Japon natal à l’âge de 12 ans, est alors étudiant en architecture à La Villette. Il éponge son goût des « vêtements bien construits » comme vendeur dans un magasin de vintage. L’ADN de Kitsuné est déjà là, en puissance. Il ne manque qu’une rencontre pour que l’embryon se mette à respirer. Embarqué au Japon avec Daft Punk dont il assure le management, Gildas fait appel à Masaya comme traducteur. Le binôme revient avec en tête l’idée de créer un label à deux tempos, relié par le seul souci de pondre un produit qualitatif. Un label de qualité, quoi.

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Premier tempo. Toujours sur la balle, des clubs aux salles de concert, de Londres à Paris, Gildas défriche le terrain vague et touffu de la création musicale actuelle, cueille les meilleures pousses et les publie d’abord en singles puis sur des compilations, les fameuses Kitsuné Maison (le numéro 9 est sorti au printemps dernier). Du flair, ce renard en a, quand on sait que l’animal a fait découvrir The Klaxons, La Roux ou encore Digitalism. Aujourd’hui, étape supplémentaire, Kitsuné produit ses poulains en propre. Derrière les Irlandais de Two Door Cinema Club et les Britanniques de Delphic, deux formations pop apparemment au goût des djeuns, c’est effectivement Kitsuné et ses petites oreilles tendues qui a guetté le succès.

Second tempo. À un rythme délibérément plus tempéré, Masaya dessine tous les six mois une collection de basiques old school et intemporels. Aux antipodes de la frénésie et du souci avant-gardiste des compils fagotées par Gildas, le monsieur Mode de Kitsuné revisite la garde-robe des années 60 et 70 dans des matières d’exception. Au menu, des petits pulls en V, des cardigans à col châle, des chemises en coton ultraclassiques, des trenchs bien coupés pour un look preppy au fort accent Ivy League (thème de la collection automne-hiver 10-11 inspiré du film Love Story…). Tout est par ailleurs fabriqué en Europe auprès d’artisans très « Appellation d’Origine Contrôlée ». Une méthode d’antan raccord avec leur goût pour le rétro, mais au final totalement dans l’air du temps : crise oblige, aujourd’hui, on achète peu et moins ostensiblement « créateur » mais nécessairement qualitatif, question de durabilité (lire aussi en pages 16 et 17). Preuve ultime de ce penchant pour les pièces pérennes, Masaya vient de créer Kitsuné Parisien, une marque bis de basiques indémodables et hors saison.

Adoubés

Cette tension entre la nécessité d’être hyperconnecté au présent pour découvrir la petite perle pop et la volonté de décélérer pour se recentrer prudemment sur l’essentiel de la garde-robe constitue la marque de fabrique paradoxale de Kitsuné. À l’opposé de plans com’ ficelés comme un rôti, cette authentique contradiction entre l’image et le son épate par son charme audacieux. Dans la petite boutique Kitsuné, sise dans le Ier arrondissement parisien, vous ne vous étonnerez pas d’enfiler un duffle-coat bien tradi comme il faut tout en écoutant le dernier album des Foals, puis de faire votre choix dans les CD dûment déposés sur un pur Chesterfield en cuir.

Résultat de l’affaire, en moins de dix ans, une croissance à deux chiffres, 80 % de ventes à l’export (surtout au Japon où la griffe a de très nombreux fidèles) et une solide réputation aussi bien auprès des clubbers que des amateurs de nippes sans mauvaises surprises. Crédibilisé dans les deux milieux, Kitsuné fait maintenant autorité, tant auprès des majors du disque que des bonzes de la planète mode : Loaec et Kuroki ont ainsi signé une ligne de chaussures avec Pierre Hardy, une collection de tee-shirts avec Petit Bateau, et Lacoste, suite au départ de Christophe Lemaire pour Hermès, zieuterait sérieusement sur eux pour reprendre la direction artistique de leur petit crocodile abandonné. Une (bonne) affaire à suivre pour rester… branché.

Visionnez une interview de Gildas Loaec en chemin vers le Libertine Supersport le 18 septembre 2010 pour la soirée Weekend Le Vif.

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