La joaillerie ose enfin se vendre en ligne
A l’heure où le commerce en ligne ne cesse de prendre de l’ampleur, les maisons de joaillerie repensent (enfin) leur façon de vendre leurs bijoux. Et créent des expériences inédites qui se vivent en boutique et/ou sur le Net.
Près de 130 000 euros pour une montre Panthère de Cartier, édition limitée, achetée en ligne le jour même de sa mise en vente ? 73 000 euros pour un collier et les boucles d’oreilles assorties, signés du créateur indien Amrapali et acquis en quelques clics seulement ? Ou encore 400 000 euros pour une montre Bell & Ross présentée en exclusivité sur le site Mr Porter ? Aussi impressionnants soient-ils, ces chiffres ne sont plus du fantasme, mais bien une réalité.
Longtemps, le secteur de la joaillerie s’est montré frileux à l’idée de proposer ses collections sur Internet. Pour obtenir une parure hors de prix, il fallait oser pénétrer dans l’une des boutiques feutrées des maisons de joaillerie situées dans les quartiers chics de Bruxelles ou sur la place Vendôme, à Paris. En 2015, plus de 40 % des joailliers et 80 % des griffes horlogères ne proposaient toujours pas d’articles à acquérir via leur site Web, selon une étude publiée à l’époque par le cabinet Xerfi. » Avec l’automobile, c’était l’un des derniers secteurs du luxe à ne pas oser franchir le pas : vendre en ligne des pièces d’exception sans que le client ne puisse voir l’objet, sans qu’il ne se rende compte de sa taille ou de son poids. Mais ce temps-là est révolu « , constate Brice Wittmann, responsable de la stratégie et du développement digital pour la Maison De Greef.
12 % des achats Très haut de gamme se font aujourd’hui sur la Toile.
D’après les derniers chiffres du Boston Consulting Group, 12 % des achats très haut de gamme se font aujourd’hui sur la Toile. » C’est un pourcentage en constante augmentation, remarque Julie El Ghouzzi, directrice du Centre du luxe et de la création, en France. On devrait arriver à 20 % d’ici cinq ans. » L’étude publiée l’an dernier par Deloitte sur l’industrie horlogère suisse indique, quant à elle, que 60 % des clients commencent par faire une recherche sur le Net, avant de passer à l’acte.
Des statistiques qui ont fini par convaincre les acteurs historiques du secteur. Le rapport Deloitte révèle ainsi que le développement des canaux numériques figure en deuxième place dans leurs priorités stratégiques, après le développement produit. Certes, ils ont pris le temps, histoire que l’expérience sur la Toile soit à la hauteur de celle que leurs clients vivent en boutique… » Ils ont commencé par faire une sélection dans leur gamme, pour ne présenter que les accessoires les plus abordables, poursuit l’experte. C’est assez logique, car la haute joaillerie touche pratiquement à l’art, elle concerne des réalisations sur mesure ou presque. Mais progressivement, et c’est assez nouveau, les maisons prennent conscience que même des montres et des bijoux chers peuvent se vendre de façon digitale. »
Privilégier l’expérience en boutique
Même si elles sont toutes obligées d’exister de façon virtuelle d’une manière ou d’une autre, les marques de joaillerie historiques n’ont pas dit leur dernier mot. En boutique, elles rivalisent ainsi d’imagination, pour proposer une expérience avec supplément d’âme qu’aucun écran de smartphone ne pourra jamais remplacer.
Les exemples ne manquent pas. Piaget a concocté plusieurs cocktails inspirés de ses bijoux, à déguster à l’hôtel Park Hyatt, non loin de sa boutique parisienne de la place Vendôme. Chaumet a conçu installations florales et happenings dans son pop-up store tokyoïte. Bulgari a animé son curiosity shop, inauguré à Rome en début d’année, par une expo des oeuvres du peintre chinois Wu Jian’an. L’hiver dernier, c’est un film spécialement réalisé par le journaliste et expert de mode Loïc Prigent qui était projeté dans un shop éphémère de Cartier. Quant à Tiffany and Co, qui a développé une application permettant de trouver la bague de fiançailles de ses rêves, son Blue Box Cafe, situé au quatrième étage de sa boutique new-yorkaise, affiche complet plusieurs semaines à l’avance, vu le nombre de touristes et de fans qui souhaitent tous prendre un Breakfast at Tiffany’s.
Tout est bon, du moment que cela incite les Millennials à pousser la porte de ces lieux intimidants. Et qui sait, peut-être reviendront-ils plus tard, au moment d’acquérir une bague de fiançailles ou une jolie parure ?
Stratégies plurielles
En matière d’e-commerce, toutes les marques n’adoptent pas la même tactique. Il y a tout d’abord celles qui jouent totalement le jeu du virtuel, en tout cas en ce qui concerne les accessoires ne dépassant pas un certain montant. Démonstrations à suivre du côté de Dior, Van Cleef & Arpels ou encore Tiffany & Co.
Autre option : les labels qui y vont sur la pointe des pieds, à l’instar de Chanel, Bulgari et Chaumet… Ces derniers présentent leur sélection à la manière d’un e-shop – avec photos détaillées, prix et descriptif -, mais l’internaute est invité à contacter la griffe ou à trouver une boutique aux alentours, pour finaliser son acquisition.
Enfin, il y a les maisons qui se font aider dans leur démarche par un pure player, bien plus expérimenté qu’elles en matière de vente en ligne. C’est le cas d’une cinquantaine de labels qui ont confié le soin à Yoox Net-A-Porter de proposer leurs collections. Créé en 2000, ce site est détenu à 49 % par le groupe de luxe Richemont, par ailleurs propriétaire de Cartier, Piaget, IWC, Jaeger-LeCoultre ou Van Cleef & Arpels… eux-mêmes vendus sur Net-A-Porter. Nouveauté depuis avril dernier, toutes ces maisons, mais aussi d’autres, comme Boucheron, Chopard, Tiffany & Co ou encore de Grisogono, sont toutes rassemblées sur une plate-forme entièrement dédiée à la joaillerie et à l’horlogerie de prestige. L’originalité de ce portail ? » Combiner ces labels de luxe établis avec une sélection de labels plus contemporains. Cela crée une association unique, qui plaît particulièrement à nos clients « , estime Elizabeth von der Goltz, directrice mondiale des achats du site.
Une expérience avec supplément d’âme qu’aucun écran ne pourra jamais remplacer.
Outre cette sélection originale, les internautes apprécient également de pouvoir glisser dans leur panier une paire de sneakers en vogue ou même une robe d’un grand créateur. Ou quand une bague en diamants est soudain vue comme un article de mode, à associer à un look tendance…
Inventer un langage phygital
Pas facile, quand on est une marque historique comme Maison De Greef, d’assurer sa présence digitale, tout en faisant de la rencontre physique avec le client l’un des points centraux de sa stratégie. C’est pourtant ce que cet établissement fondé à Bruxelles il y a 170 ans s’attelle à développer avec son site Web. » L’objectif n’est pas de vendre en ligne. Tous les modèles proposés dans notre enseigne de la rue au Beurre y sont présentés, avec prix et fiche technique. Mais la navigation se termine par une demande de rendez-vous ou par une prise de contact « , explique Brice Wittmann, responsable de la stratégie et du développement digital de la maison de joaillerie, qui avoue toutefois avoir conclu plusieurs belles ventes en ligne, suite à un simple échange de messages. Et celui qui incarne la septième génération de poursuivre : » Les boutiques comme la nôtre se voient accoler une image surannée : notre réputation et notre ancienneté font peur. Nombreux sont ceux qui pensent, à tort, que nous vendons des articles hors de prix. Avec le digital, nous pouvons faire évoluer ces idées reçues. » Ainsi, la maison profite de sa présence en ligne pour séduire avec succès la nouvelle génération, constituée de futurs mariés en recherche d’alliances. » Ils prennent leurs renseignements online, puis n’ont plus peur de pousser la porter pour bénéficier de notre expertise. C’est le début d’une relation à long terme « , se réjouit Brice Wittmann. La bijouterie réfléchit en outre à différentes manières de se démarquer des gros acteurs du secteur, déjà bien implantés sur Internet. Prochainement, elle proposera par exemple des rendez-vous par écrans interposés, où la Maison pourra, via un microscope, montrer en détail les composants d’une montre ou d’un bijou. » C’est avec ce genre d’expérience que nous réussirons à tirer notre épingle du jeu « , estime l’expert digital. Ce dernier n’hésite d’ailleurs pas utiliser tous les outils technologiques à sa disposition pour se faire connaître, qu’il s’agisse de se servir de la géolocalisation pour initier des campagnes de pub en ligne ou d’utiliser une messagerie instantanée, de type WhatsApp, pour converser avec les clients et, finalement, générer une vente.
Services premium
Argument de poids pour les acteurs de la joaillerie et de l’horlogerie, deux tiers de leurs ventes sur Yoox Net-A-Porter sont actuellement réalisées auprès des clients les plus dépensiers, baptisés par le site EIP – pour extremely important people -, soit une cible de choix qui achète entre trois et quatre bijoux ou montres par an, pour un montant approximatif de 40 000 euros.
La plate-forme en ligne ne lésine d’ailleurs pas sur les moyens pour les séduire : livraison le jour même à Londres, New York et Hong Kong, service » try before you buy » leur permettant d’essayer chez eux une pièce avant de décider s’ils l’achètent ou pas, conseils de personal shoppers formés au Gemological Institute of America… Et le jeu en vaut la chandelle, puisque Yoox Net-A-Porter considère que la vente de ces accessoires de luxe pourrait lui rapporter autour de 100 millions d’euros, d’ici 2020.
Mais attention, cet engouement pour l’e-commerce ne doit pas pour autant faire oublier l’expérience en boutique. » Aujourd’hui, il n’y a plus de frontière, analyse Julie El Ghouzzi. On privilégie l’omnicanalité : on recherche d’abord sur Internet ce que l’on va acheter en magasin. Ou, inversement, on acquiert chez soi une pièce repérée préalablement en boutique. D’où l’importance d’être présent sur tous les canaux, pour terminer la vente. Car même s’il existe bien moins de barrières qu’on ne le pense à mettre des pièces chères à disposition sur le Web, il est important, dans le même temps, d’avoir un contact physique avec le client. » En tout cas si la marque souhaite nouer une relation avec lui sur le long terme…
Tout miser sur l’online
C’était couru d’avance. L’engouement pour l’e-commerce et les marges pratiquées par les bijoutiers historiques ont donné envie à de nouveaux acteurs de bousculer le marché, en investissant le créneau peu occupé de la joaillerie en ligne. C’est le cas par exemple des créations en diamant des Anversois de Baunat, des bagues et autres accessoires à personnaliser du label belge Thea Jewelry, du tout nouveau venu français baptisé Courbet, qui entend fabriquer, en laboratoire, des diamants plus vrais que nature, ou encore de Gemmyo, spécialisé dans la joaillerie sur mesure.
Tous explorent, sans se lasser, les innombrables potentialités du Web. Ils séduisent une clientèle connectée, intimidée par les bijouteries classiques et avide de prix plus abordables. Pour ce faire, ces labels court-circuitent les intermédiaires, limitent les stocks au maximum et proposent des créations configurables, selon la taille et les envies de l’internaute.
Tout est également mis en oeuvre pour le rassurer et l’inciter à mettre la main au portefeuille. Ainsi, Gemmyo qui n’hésite pas à lui envoyer par la poste un bijou en cire imprimée pour pouvoir appréhender parfaitement le volume de sa création. Du côté de Thea Jewelry, c’est un système de visualisation en 3D qui a été mis sur pied, il y a quelques années. » Cela a clairement permis d’augmenter notre taux de conversion « , constate sa fondatrice Emilie Duchêne.
Reste que si elles étaient au départ parties pour se développer uniquement de façon digitale, ces griffes changent désormais leur fusil d’épaule. Elles font le chemin inverse des marques traditionnelles, en ouvrant un point de vente, un corner dans un grand concept store ou un showroom accessible à leur clientèle. Rien ne vaut finalement le plaisir de pouvoir voir et toucher une pièce, pour finir de convaincre une personne intéressée d’acheter un bijou…
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