La mode à la machine: quand l’intelligence artificielle fait le vêtement

Le label de mode 8 by Yoox crée à partir de l'intelligence artificielle. © SDP
Katrien Huysentruyt Journaliste

Avec la pandémie, la fashion sphère a fait un grand saut dans le monde virtuel, offrant une place toujours plus large à l’intelligence artificielle, de la création à la promotion et la vente des collections. De là à remplacer l’humain? Tentative de réponse.

Juste avant la pandémie, en janvier 2020, Acne Studios a créé la sensation lors de la Fashion Week en présentant une ligne plutôt innovante pour l’automne-hiver 20-21. Son créateur, Jonny Johansson, avait voulu explorer, avec cette collection, de quelle manière l’intelligence artificielle (IA) pouvait être un outil de création. En collaboration avec Robbie Barrat, un artiste qui travaille dans le domaine, ils avaient laissé un ordinateur se charger des esquisses sur la base d’archives de la marque suédoise. Il faut dire que Robbie Barrat avait déjà utilisé cette méthode pour son projet Neural Network Balenciaga: les silhouettes extraites par l’algorithme à partir des images des défilés, des lookbooks et des campagnes de la maison de couture ont été exposées au Modemuseum d’Hasselt l’année dernière.

Balenciaga, réinterprété par l'ordinateur de l'artiste en IA Robbie Barrat.
Balenciaga, réinterprété par l’ordinateur de l’artiste en IA Robbie Barrat.© ROBBIE BARRAT

Dans ce type d’approche, l’ordinateur utilise un réseau antagoniste génératif (GAN), en d’autres mots, une forme d’apprentissage automatique. Un GAN diffère de la programmation classique, dans laquelle le programmeur encode lui-même des règles dans l’ordinateur. Ici, le réseau de neurones artificiels analyse une énorme quantité de données et les utilise pour définir ses propres règles, sans appui humain. Sur la base d’images de paysages, par exemple, le système va conclure que le ciel doit être en haut et que l’herbe doit être en bas. Ce faisant, deux réseaux de neurones artificiels (des algorithmes qui fonctionnent plus ou moins comme notre cerveau) s’affrontent. Le premier, « le générateur », apprend à créer des images qui ont l’air réelles, le second, le « discriminateur », apprend à distinguer les images réelles des fausses. Au cours du processus d’apprentissage, le générateur s’améliore dans la création d’images réelles et le discriminateur dans la détection de faux. Grâce à cette boucle de rétroaction, les images s’améliorent jusqu’à ce que vous ne puissiez même plus distinguer le vrai du faux.

L'hiver 20-21 d'Acne Studios a été conçu par un algorithme.
L’hiver 20-21 d’Acne Studios a été conçu par un algorithme.© SDP

Pour développer une véritable collection pour Acne Studios, des milliers de pièces provenant des archives de la marque suédoise ont été ajoutées aux réseaux de neurones, avec un résultat très libérateur, selon Jonny Johansson: « Lorsque vous imaginez une collection, vous savez à quoi ressemble un manteau. L’ordinateur, lui, ne sait pas ce que c’est. Il essaie d’apprendre des images et crée ensuite sa propre idée. Nous avons donc pu concevoir une veste ayant la même apparence que dans un univers parallèle. L’univers Acne Studios dans une autre galaxie. »

Ces images numériques sont devenues la base de la collection pour l’hiver 20-21. Toutefois l’équipe de conception a ensuite dessiné la ligne de manière « classique ». Pour le créateur, cette collaboration était un test: « J’ai pensé qu’il serait intéressant de regarder l’avenir en face, dès à présent, et d’expérimenter l’IA comme outil de conception. Peut-être qu’un jour tout le monde s’en servira. »

L’IA devient un outil pour les artistes, et non quelque chose qui les remplacera un jour.

Robbie Barrat

L’IA rognera-t-elle la créativité? Selon Robbie Barrat, l’IA peut au contraire l’élargir: « Un créateur pourra examiner les tenues générées pour trouver quelque chose de spécial. Comme l’IA n’est pas affectée par le goût, le style ou le contexte, elle crée des ébauches auxquelles personne ne penserait jamais. Elle devient un outil pour les artistes, et non quelque chose qui les remplacera un jour. »

E-fluenceurs en action

Chez Acne Studios, il s’agissait d’une expérience artistique, mais l’intelligence artificielle peut également servir sur le plan commercial. D’ailleurs, elle est déjà employée à ces fins. Les suggestions de vêtements qui apparaissent en bas de nos écrans lors de nos séances d’e-shopping sont en effet générées automatiquement.

Kostas Koukoravas est le fondateur d’Intelistyle, une société qui personnalise l’expérience d’achat grâce à l’IA. « Nous recherchons sur Internet des photographies de mode, tout comme Google le fait pour trouver des informations. Nous utilisons en particulier les images des réseaux sociaux et des webshops. Notre but est d’analyser et de comprendre ce que signifie le « style » et de créer de nouvelles combinaisons et suggestions. Les concepts de style et de tendances ne sont plus exclusivement humains. Les likes, les hashtags et les annonces Google ont au moins autant d’influence qu’un journaliste de mode ou un créateur. En prime, le goût a toujours été aléatoire, influencé par les célébrités ou les éditeurs. Qu’importe donc qu’il soit déterminé par une machine? Un algorithme prédit souvent mieux les préférences des clients que les stylistes: lors d’un test à la Fashion Week de Londres, 70% du public ont préféré les compositions générées par l’IA. »

Aujourd’hui, les stylistes virtuels et autres assistants shopping sont devenus monnaie courante. L’IA est même une excellente arme dans la lutte contre la contrefaçon et permet, par exemple, de distinguer les faux des vrais sacs à main de créateurs.

Mais un algorithme peut-il remplacer complètement le créateur? En 2018, Tommy Hilfiger a expérimenté « l’apprentissage automatique », en collaboration avec IBM et l’Institut de technologie de la mode. L’ordinateur a défini l’ADN de la marque à partir de photos de produits, de défilés et d’échantillons de tissus. Il s’en est servi pour créer des silhouettes, couleurs, imprimés et motifs. Les étudiants en mode de New York ont pu les utiliser pour leurs créations, dans le style authentique Hilfiger. Grâce à l’IA, ils ont également pu relier ces caractéristiques à d’autres données, allant des dernières tendances à la personnalité du client.

Une autre grande force de l’IA: elle permet d’analyser des données volumineuses. Ce faisant, elle exploite une masse d’informations que notre cerveau ne serait pas en mesure de traiter ou qu’il analyserait beaucoup plus lentement. Cela peut aider les marques à mieux répondre à la demande des consommateurs, mais aussi plus rapidement. L’efficacité augmente à un niveau qui serait impossible sans l’aide de l’IA. Les créateurs peuvent ainsi se servir de l’IA pour ce travail fastidieux, cela leur permet de se concentrer sur la création. La marque derrière la plate-forme de mode en ligne Yoox – 8 by Yoox – fonctionne déjà de la sorte et est entièrement développée à partir de données générées par l’IA. L’équipe créative dessine les collections en se basant sur ces éléments.

Tout en pixels, Ama, égérie de la marque de tricot californienne PH5.
Tout en pixels, Ama, égérie de la marque de tricot californienne PH5.© SDP

Gaming de luxe

Les équipes des départements marketing se laissent aussi tenter par l’IA, et le phénomène a pris de l’ampleur avec la Covid et la virtualisation des Fashion Weeks.

La première influenceuse artificielle date de 2016 déjà, et s’appelait Miquela Sousa, alias @lilmiquela. Elle a posé sur son compte dans des tenues Chanel, Prada et Supreme. Aujourd’hui, une telle prouesse devient fréquente. Lors de la dernière Fashion Week de New York, en février dernier, la marque de tricot PH5 a ainsi présenté sa nouvelle égérie faite de pixels, Ama. Quant à Pierpaolo Piccioli, le créateur de Valentino, il a demandé au musicien Robert Del Naja de filmer pendant trois mois les ateliers de la maison italienne, fabriquant la collection de haute couture automne-hiver 21-22, avant de confier les rushs à l’artiste Mario Klingemann, spécialisé dans l’IA et qui a réalisé le montage. En prime, Balenciaga a dévoilé la collection automne-hiver 21-22 dans un jeu vidéo: les silhouettes apparaissaient à travers les différentes zones d’Afterworld: The Age of Tomorrow. Il est très probable que de tels développements technologiques, introduits à cause de la crise sanitaire, persistent à l’avenir.

Dans l'appli Zepeto, ces avatars évoluent dans le monde virtuel vêtus de looks Gucci.
Dans l’appli Zepeto, ces avatars évoluent dans le monde virtuel vêtus de looks Gucci.© SDP

L’autre conséquence de la pandémie est la généralisation du shopping en ligne. Là aussi, les technologies IA, qui contribuent à l’expérience d’achat numérique, ont pris de l’ampleur au cours de l’année dernière. Cela ne se limite plus à des conseils de style personnalisés ou à un chatbot. Il est désormais possible « d’enfiler » des articles sur certains webshops. Par exemple, Massimo Dutti vient d’ajouter la « Shoes Experience » à son appli. Concrètement, il s’agit d’une cabine d’essayage virtuelle pour essayer les chaussures à travers la caméra de son smartphone. Gucci propose également une expérience très complète. Le label italien a récemment collaboré avec l’appli Zepeto. Grâce à celle-ci, votre avatar 3D peut essayer différentes pièces Gucci et se promener dans le monde virtuel de Zepeto vêtu de ce look, ou bien explorer la villa Gucci. La Maison italienne n’est toutefois pas la première à promouvoir des produits par le biais de jeux. Christian Louboutin, Nike, The North Face ont collaboré avec Zepeto, Moschino habille Les Sims, Valentino et Marc Jacobs sont apparus dans Animal Crossing. Le timing est parfait, en cette période où les occasions pour bien se saper dans le monde réel manquent cruellement.

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