La mode à l’ère de l’immédiateté, une révolution
Frustrant d’attendre plus de quatre mois entre la présentation des collections et leur arrivée en boutique ? A l’heure où toute nouveauté est exposée en direct sur Internet et attise forcément le désir, la mode cherche à se réinventer. Explications et tentatives de solutions.
L’heure du grand bouleversement fashion a-t-elle sonné ? D’ici quelques semaines, le grand marathon des Fashion Weeks va commencer, de New York à Paris, en passant par Londres et Milan. Mais cette fois, plus encore que sur les nouvelles tendances, c’est sur l’organisation même de certains défilés que se focalisera l’attention. Toujours précurseur, le label Burberry dévoilera ainsi en même temps ses lignes Homme et Femme. Des pièces sans saisonnalité, disponibles en boutiques et sur Internet immédiatement après les derniers applaudissements. Soit un schéma à contre-courant de tous les codes, qui veulent que les vestiaires masculin et féminin fassent chacun l’objet de deux shows distincts, deux fois par an, et que les pièces ne soient en vente que plusieurs mois après avoir été présentées. Sans être aussi radicaux dans le changement, d’autres labels bousculent également l’ordre des choses. Ainsi, du côté de Gucci, on rationalise. La griffe, très en vogue depuis l’arrivée d’Alessandro Michele à sa direction artistique, exhibera simultanément ses pièces destinées aux deux sexes. En revanche, le rythme traditionnel est maintenu : on montre maintenant ce que l’on vendra plus tard. A Big Apple, plus de Thakoon. Le créateur chouchou de Michelle Obama préfère dorénavant disparaître du calendrier officiel des shows, pour présenter ses nouveaux looks au moment de leur arrivée en magasins. Même logique du côté de Tom Ford, qui n’a pas divulgué sa collection automne-hiver 16-17 en février dernier, comme tout le monde, mais le fera en septembre.
C’est au début 2016 que ce mouvement de fond a commencé à se mettre en place. A l’époque, paraissent les conclusions d’un rapport, rédigé par le cabinet en stratégie Boston Consulting Group et commandité par le CFDA (Council of Fashion Designers of America). La question posée est simple : faut-il réformer le système actuel de présentation des collections lors des Fashion Weeks ? Pour y répondre, plus de 50 professionnels – créateurs, acheteurs, acteurs de l’e-commerce, journalistes et blogueurs – sont interrogés. Et tous sont d’accord pour dire qu’il est nécessaire de modifier le schéma classique des défilés de mode. Une organisation qui a clairement vécu, tant elle ne colle plus aux réalités du marché.
Un tempo accéléré
Il faut se rappeler qu’à l’origine, et on parle d’ici du XIXe siècle, les shows existaient pour une raison, fonctionnelle, bien précise : » Permettre aux clientes de voir la collection et de choisir les tenues à acheter », raconte Pamela Golbin, conservatrice générale des collections Mode et Textiles au musée des Arts décoratifs à Paris et auteure du récent ouvrage Secrets de Couture, Confidences de couturiers légendaires, paru aux éditions Rizzoli NY.
Le contact est donc direct entre la maison et celles qui s’y fournissent, celles-ci étant parfaitement conscientes qu’elles devront patienter, le temps que leurs toilettes soient confectionnées. « Quand une presse spécialisée commence à se développer au début du XXe siècle, elle n’assiste pas à ces défilés, mais bien à d’autres, mis sur pied juste pour elle. » Petit à petit, l’infrastructure s’organise ; les shows se transforment en happenings dans les années 80, avec Paco Rabanne et Thierry Mugler en tête. Des images spectaculaires en résultent, dévoilées progressivement, au fil des parutions des médias.
Avec l’apparition d’Internet, naissent de nouvelles habitudes de consommation et, avec elles, le réflexe de pouvoir tout voir, tout se procurer d’un simple clic. En mode, cela se traduit par cette envie de » see now, buy now », c’est-à-dire la possibilité d’acheter directement ce qui a été présenté sur les catwalks, et ce sans devoir attendre de longs mois, liés au processus de fabrication. Imaginez un consommateur qui a repéré, fin juin, une veste dévoilée en live sur le Web lors d’un défilé Homme, mais qui ne sera livrée en boutiques qu’au plus tôt en février… « C’est contre-productif, regrette Sonja Noël, qui gère la réputée boutique multimarques Stijl, située dans le quartier Dansaert, à Bruxelles. Les clients sont déjà lassés des collections avant qu’elles ne sortent en magasins. »
Pour Patricia Romatet, professeur et directrice d’études à l’IFM-Paris (l’Institut français de la mode), cette attirance pour le principe du « ready to buy » s’explique effectivement par le développement des réseaux sociaux. « Ils augmentent la visibilité des Fashion Weeks sur le Net. Les marques profitent généralement d’une audience extraordinaire. Or, ce retentissement ne peut pas se répercuter sur un plan business. Tout l’enjeu est là : peut-on capitaliser cette attention et la transformer immédiatement en acte d’achat ? »
Chez Burberry, en tout cas, on reconnaît sans ambages la volonté de se rapprocher du client. « Les changements que nous faisons vont nous permettre de construire une connexion plus profonde entre l’expérience que nous créons avec nos défilés et le moment où les gens peuvent explorer physiquement les collections pour eux-mêmes, explique Christopher Bailey, à la tête du label britannique. Nos shows sont en train de changer pour effacer ce fossé. Des projections en direct, en passant par les commandes effectuées depuis le podium, jusqu’aux campagnes de médias sociaux en live, ceci constitue le dernier pas dans un processus qui continuera d’évoluer. »
Autre ineptie, propre au schéma temporel actuel : le principe même de saisonnalité – un défilé automne-hiver, et un autre pour le printemps-été – montre lui aussi ses faiblesses. Non seulement parce que la mode, dorénavant globalisée, s’adresse à des clients situés aux quatre coins du monde. Mais aussi parce que la météo est toujours plus capricieuse. « Le changement de saison arrive de plus en plus tard, constate Sonja Noël. En Belgique, il fait souvent encore très beau en septembre et en octobre. Alors qu’en avril ou mai, il est impossible de porter sa garde-robe estivale… » Et que dire des vêtements chauds, mis en rayon en plein été ou, à l’inverse, très tardivement, avec des soldes qui arrivent à peine quelques semaines plus tard ? De quoi faire perdre la tête à plus d’une fashionista.
La multiplication des présentations, elle aussi, désoriente le consommateur final. Actuellement, il faut compter sur le prêt-à-porter Femme deux fois par an, auxquels viennent encore se greffer deux périodes dédiées à la haute couture et autant pour l’Homme, sans oublier les pré-collections. Soit des défilés pratiquement en continu, qui embrouillent les clients et engendrent par ailleurs burn out et essoufflement du côté des créateurs, mis sous pression, comme jamais.
Enfin, ce long laps d’attente entre un défilé et la mise en vente du produit fait également le bonheur des copieurs à bas prix et autres marques de fast fashion. « Changer ce modèle permettra de réduire le nombre d’imitations que nous voyons chaque saison et de remettre le pouvoir entre les mains des marques », déclarait ainsi Victor Luis, CEO de la griffe américaine Coach, au Financial Times.
Chacun sa réponse
Face à ces nouveaux enjeux et comportements, les griffes de luxe tentent de s’adapter. Certaines plaident pour une diffusion au public en deux temps. D’abord, pour les journalistes et acheteurs des multimarques, qui seraient alors soumis à un embargo, mais pourraient passer leurs commandes et préparer la prochaine saison, comme de coutume. Ensuite, pour le grand public, avec show et buzz au moment de la sortie de la nouvelle collection en boutique. « Personnellement, cela ne me dérangerait pas du tout de réaliser mes achats chez les créateurs six mois avant le défilé, informe la responsable de la boutique Stijl, principalement spécialisée dans les labels belges. Je n’ai pas besoin de voir une collection sur catwalk pour déterminer quelles seront les pièces fortes de la saison. Et si cela peut permettre de clarifier et mieux cadencer le calendrier fashion aux yeux du consommateur, c’est tant mieux ! »
Mais cette voie impose au créateur de « congeler » sa collection pour la présenter au public six mois plus tard, alors qu’il est déjà lui-même passé à autre chose. A ce sujet, Coco Chanel ne disait-elle pas : « Elle est démodée, elle a déjà une semaine » ? Sans compter la difficulté de demander aux professionnels du secteur de ne rien révéler sur ce qu’ils voient en avant-première. « Cela va à contre-courant des nouvelles habitudes de communication, constate Patricia Romatet. Actuellement, à la fin d’un défilé, le public n’applaudit plus, tellement il est occupé à filmer les mannequins avec son téléphone. »
Malgré ces arguments négatifs, quelques marques tentent tout de même l’expérience, à l’instar de Chloé, dans le cas de ses précollections, ou du jeune label milanais MSGM, qui invitait l’assemblée à découvrir sa ligne automne-hiver 16-17 de ses propres yeux. « Cette décision a principalement été prise par nécessité commerciale, argumente son directeur créatif, Massimo Giorgetti. Je voulais privilégier les images des collections déjà disponibles en boutique. Nombreux sont les clients qui viennent en magasin en espérant y acheter des vêtements qu’ils viennent de voir sur le podium. Il y a trop de confusion, je voudrais clarifier un peu la situation. »
Autre option : bouleverser totalement l’agenda des maisons, en différant la présentation des nouvelles pièces au moment de leur arrivée en rayon. Une logique qualifiée dans le jargon US de « consumer-driven buy now ». Mais comme il est impossible, pour une marque de luxe, de compresser le temps dédié à la livraison des tissus et à la fabrication des produits – estimé généralement à quatre ou cinq mois -, cette politique implique de lancer la production en amont, presque à l’aveugle, sans attendre l’avis de la presse ou les commandes des multi-marques.
« Pour un label comme Burberry, qui possède la majorité des boutiques où sont vendues ses collections, cette contrainte est bien évidemment moins forte que pour une petite marque, qui n’a pas les reins suffisamment solides pour prendre de tels risques », considère Patricia Romatet. Le fondateur de MSGM abonde dans le même sens : « Ce concept de Ready to Buy n’est définitivement pas applicable à une griffe comme la nôtre, qui vit principalement du choix, des goûts et sensibilités des acheteurs des boutiques qui nous vendent. »
Face à ces changements en profondeur, existe aussi la possibilité de développer un modèle hybride, qui permet d’acheter, dans la foulée des shows, quelques tenues et accessoires, histoire de pouvoir déjà rassasier les consommateurs les plus impatients. Une stratégie déjà tentée en février dernier par certaines maisons comme Michael Kors, Tommy Hilfiger, Diane von Furstenberg, Prada ou Courrèges, et qui, vu son succès, sera reconduite lors des prochaines Fashion Weeks. « Deux de nos sacs étaient vendus immédiatement après le défilé automne-hiver 16-17, explique Stefano Cantino, directeur marketing stratégique de Prada. Une expérience grandement réussie, vu la curiosité et la réaction de nos clients. Même si nous continuons à garder le rythme saisonnier pour la majorité de nos produits, cette initiative profite à l’image de la marque. »
On le voit, les solutions sont multiples, à l’instar des différents business models présents dans l’industrie de la mode. « Le paysage mode est aujourd’hui très large, analyse Pamela Golbin. S’y côtoient des noms comme Azzedine Alaïa et des enseignes comme H&M. Certaines règles et recettes fonctionneront très bien pour l’un, mais pas pour l’autre. » C’est d’ailleurs à cette conclusion qu’est arrivé le Boston Consulting Group, qui ne privilégie à ce stade aucun scénario en particulier. A chacun d’inventer le système qui lui convient le mieux… ainsi qu’à ses clients. Et de rester attentifs aux mutations qui ne manqueront pas de se produire encore dans la fashion sphère.
En février dernier, juste après la Fashion Week parisienne, Cédric Charlier annonçait qu’il bouleversait son calendrier des défilés, regroupait ses pré-collections avec ses collections et les montrerait à New York hors calendrier, en juin et en janvier. Explications par le créateur belge installé dans la capitale française.
Pourquoi avez-vous choisi de vous recentrer ainsi sur deux collections ?
C’est le résultat d’une réflexion de deux ans. En tant que créateur et propriétaire de ma marque – et c’est là que je me différencie de pas mal d’autres griffes -, je réalisais 70 % de mon chiffre d’affaires sur la pré-collection et 30 % sur la collection. La première citée a une vie normale de cinq à six mois en boutiques, tandis que pour la seconde c’est plutôt deux à trois mois, à cause des délais de livraison, notamment. Les clients sont dès lors plus enclins à acheter la pré-collection. Quelque chose ne fonctionnait plus… Je me demandais pourquoi mettre l’accent sur une collection qui se vend moins bien alors que c’est l’autre qui est réellement portée dans la rue. D’autant plus que ce qui me manquait, c’était un temps de répit, l’enchaînement étant presque de l’ordre de l’inhumain. Depuis que j’ai pris cette décision, j’ai retrouvé un enthousiasme à faire les choses.
Vos acheteurs et vos clientes sont en phase avec vous ?
Je leur en ai parlé en amont. C’était clair que cela les arrange d’avoir une proposition par saison, pensée d’une manière plus précise, concise, en fonction des livraisons. Car cette collection sera fournie en trois temps : en novembre, puis en décembre et ensuite en février pour celle qui sera présentée en juin.
Vous ne vous inscrivez donc pas dans la mouvance « See now buy now ».
Je la comprends mais personnellement, je ne l’applique pas, parce que ce système impose une fabrication immédiate. De la même manière que je veux offrir du temps à ma créativité, je dois en laisser à la fabrication. Cette idée de consommation ultrarapide peut desservir l’inventivité, je pense. Les pièces les plus belles ne sont pas forcément celles qui sont les mieux marketées. Si un vêtement est parfumé au plaisir, à l’enthousiasme et à tout ce qu’il peut y avoir de bon autour de lui, il restera.
A.-F.M.
Si les Américains sont généralement favorables à la mise en place d’un système « see now, buy now », il n’en est pas de même à Paris et Milan. Selon les fédérations de mode française et italienne, chargées de représenter les différentes maisons du secteur et d’organiser les défilés, pas un seul client ne se serait d’ailleurs plaint de devoir attendre, avant de pouvoir acheter un look. p>
Pour elles, la mise en place d’un circuit court risque tout simplement de brider la création. « En anticipant la manière dont sa collection serait perçue, dans un temps décalé et adapté au consommateur, le créateur de mode serait naturellement conduit à une forme d’autocensure », considère Pascal Morand, président exécutif de Fédération française de la couture, du prêt-à-porter des couturiers et des créateurs de mode, qui cite par ailleurs Henry Ford : « Si j’avais écouté mes clients, j’aurais fabriqué des chevaux plus puissants et pas des automobiles. » L’aspect purement commercial risque alors de primer sur les idées les plus créatives. p>
Et puis, tant Pascal Morand que Ralph Toledano, président de la Fédération, ou encore François-Henri Pinault, patron du groupe de luxe Kering (Saint Laurent, Balenciaga, Gucci…) considèrent qu’une stratégie « ready to buy » tuerait non seulement le rêve et le désir, qui naissent en partie de l’attente, mais aussi l’accoutumance aux innovations et idées à contre-courant, mises au point par les designers de mode. Un peu comme s’il s’agissait de déballer ses cadeaux de Noël, avant même d’avoir décoré le sapin et rédigé sa liste d’envies. p>
C.PL. p>
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