La mode déshabillée par la bande dessinée, une enquête sociologique sur un univers frivole (mais pas que)
De Rose Bertin, styliste méconnue de Marie-Antoinette, à la mythique petite robe noire, en passant par Beau Brummel, figure centrale du dandysme britannique aux controversées claquettes-chaussettes, l’illustratrice Zoé Thouron et le sociologue Frédéric Godart nous offre une enquête dessinée sur le monde fascinant et impitoyable de la mode. Plus de 150 pages d’histoire tout en humour.
La BD ouvre sur une citation de Lady Gaga « J’essaie de changer le monde, un sequin à la fois ». Pourquoi ce choix et avez-vous pensé à l’intégrer à l’histoire ?
Frédéric Godart : On voulait ouvrir la BD avec une citation. Avec Zoé, nous avons eu beaucoup d’échange à ce propos. Au début, je voulais mettre une citation du sociologue français Pierre Bourdieu, mais on m’a dit que ce serait trop ardu.
Zoé Thouron : On est vraiment passé du tout au tout en fait, de Bourdieu à Lady Gaga ! Il fallait une citation qui soit quand même attrayante. Au dernier moment, au moment du bouclage du bouquin, on a enfin su trancher et ce fut l’heureuse élue.
Frédéric Godart : Même si Lady Gaga n’apparait pas en tant que tel dans la BD, son esprit et son talent pour la mode l’animent tout au long du récit. De plus, on n’a pas voulu la représenter, l’idée de la citation est arrivée à la toute fin. C’est difficile de représenter des stars, parce qu’après vous risquez d’avoir leurs avocats sur le dos.
Pourquoi avoir commencé la BD avec Marie-Antoinette puis avoir continué avec elle ?
Zoé Thouron : Ce n’était pas quelque chose de réfléchi au départ. Quand je dessinais, je l’ai fait apparaitre puis finalement, cela a permis de donner des respirations au récit. Reprendre le personnage de Marie-Antoinette tout au long de la BD a permis de ponctuer l’histoire avec des répliques assez drôles. Cela donne également lieu à des anachronismes, car elle arrive en mettant les pieds dans le plat, dans d’autres époques que la sienne.
Frédéric Godart : En fait, pour être plus précis, nous avons commencé la BD avec Rose Bertin, la modiste de Marie-Antoinette et non pas avec la reine elle-même. La mode a émergé par étapes, mais Rose Bertin en est une figure importante, car c’est la première personne à avoir eu son nom attaché à une maison de mode. Elle a beaucoup travaillé avec Marie-Antoinette. C’est à partir de ce moment-là que la mode a reçu le pouvoir royal, donc une sorte de validation, de légitimité. Ce qui était également important pour nous, c’est de réhabiliter Rose Bertin, qui est une oubliée de l’histoire. On a voulu faire revivre sa mémoire, car l’héritage des femmes dans l’histoire de la mode a été malheureusement effacé.
Comment vous êtes-vous retrouvés tous les deux sur ce projet ?
Frédéric Godart : On doit remercier Nathalie Van Campenhoudt, éditrice qui nous a réunis. Elle recherchait un spécialiste de la mode, pas forcément un sociologue. Ensuite, elle m’a présenté Zoé qui était déjà sur le projet. Il y a quand même un public très important pour la mode alors qu’en sociologie, ce sujet est peu abordé. Nombreux sont encore les universitaires qui vont vous expliquer que la mode, c’est superficiel et frivole. C’est étonnant de parler ainsi d’une industrie qui pèse lourd économiquement. En plus, c’est un choix que l’on fait jour après jour, et qui forge nos identités.
Zoé Thouron : Il ne s’agissait pas de faire un livre superficiel. Pendant les premiers mois, c’était vraiment une triangulaire entre Nathalie, Frédéric et moi-même. Je n’ai pas commencé à dessiner tout de suite. Il fallait d’abord choisir ce qu’on allait évoquer et la direction qu’on allait prendre. À partir de là, on a fait un squelette des sujets à aborder et Frédéric a continué ses recherches.
Frédéric Godart : J’ai effectué beaucoup de recherches en effet. Zoé avait également beaucoup de questions à me poser, ce qui m’a aidé. Au début, j’essayais d’imaginer le visuel et certaines blagues. Au fur et à mesure, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas réellement le faire, car je ne dessine pas. Je donnais alors plutôt des suggestions. Je lui faisais confiance à 100%. Elle savait ce qu’elle faisait.
Zoé Thouron : La confiance, c’est essentiel. On n’aurait pas pu faire autrement de toute façon. S’il avait des idées qu’il voulait absolument, il me le disait et je faisais en sorte que cela transparaisse. Personnellement, j’ai du mal à travailler avec des instructions à retranscrire à la lettre. J’avançais seule sur les dessins et je montrais petit à petit. C’était un ajustement permanent.
Vous apparaissez en tant que personnages dans la BD, était-ce un choix dès le début ?
Zoé Thouron : Il ne s’agissait pas spécialement de nous représenter. L’idée, c’était d’avoir la personne qui sait et l’autre qui était un peu plus novice, naïve et qui se pose plein de questions. Zoé, dans la BD, c’est la position du lecteur qui s’informe et se documente.
Frédéric Godart : Cela me fait penser au discours platonicien. Pour le philosophe, c’est la discussion elle-même qui fait émerger le savoir, et qui permet d’apprendre. Un expert ne sait pas tout. A un moment dans la BD, le personnage de Zoé en sait de plus en plus et commence à apprendre des choses au personnage de Frédéric. En tant que sociologue, ce n’est pas moi qui impose le savoir. J’apprends des gens autour de moi. J’ai d’ailleurs rencontré pas mal de monde, suivi des conférences, posé des questions. J’ai énormément appris pendant le processus, autant sur la création de Zoé que sur la mode. Puis j’avoue qu’en tant que fan de bandes dessinées, c’était un fantasme de devenir un personnage de l’une d’elle. Alors merci beaucoup pour ça, Zoé, c’est une sorte de réalisation personnelle !
Votre rapport à la mode a-t-il changé depuis la sortie de la BD ?
Zoé Thouron : Non, pas vraiment. Mes convictions se sont confirmées, sur l’écoresponsabilité notamment. Dans la BD, on sent qu’on la défend, ce qui est un peu stressant pour moi. J’ai l’impression que maintenant, vu que c’est écrit noir sur blanc, je me dois d’être irréprochable et ne plus aller dans les magasins de fast-fashion. Après ce n’est pas vraiment moi qui le dis, mais le personnage de Zoé.
Frédéric Godart : Personnellement, cela m’a permis de réconcilier des points de vue très opposés sur la mode. D’un côté, c’est une industrie qui crée des emplois, des richesses, mais aussi de la beauté en permanence. Ce sont les aspects positifs qu’on ne peut pas nier. De l’autre, il y a des aspects qu’on ne peut plus cacher. Il y a dix ans, on n’entendait quasiment pas parler d’écoresponsabilité, par exemple, et maintenant, c’est devenu inévitable depuis trois ou quatre ans. Il était important d’avoir un message critique. On parle d’écoresponsabilité, de diversité des corps, de salaire, mais tout cela on ne le fait pas en étant totalement négatif et destructeur. On n’est pas là pour créer le livre noir de la mode. On a essayé d’être le plus équilibré possible dans notre approche. On reconnait l’importance de l’industrie, sa beauté, ses aspects positifs sans toutefois être naïfs.
Zoé Thouron : La BD n’est pas exhaustive. On ne voulait pas faire du militantisme et dire aux gens ce qu’il faut faire ou ne pas faire. On a exposé des faits, de la manière la plus neutre possible. Même si dans les sujets abordés et leur angle, cela transpire l’avis de la personne, ce n’est jamais déclamé. On sent quand même une direction, sinon ce serait fade.
Frédéric Godart : En l’occurrence, ce n’est pas un traité pour ou contre, c’est une représentation avec une histoire. La sociologie, c’est pareil, on n’est pas là pour dire aux lecteurs ce qu’il faut faire ou ne pas faire. On effectue une enquête, on cherche les éléments, on synthétise, puis c’est aux gens de prendre leurs propres décisions, on leur fait confiance. Ils sont largement assez intelligents pour cela. Il faut être un peu modeste en tant que sociologue, ce qui n’est pas facile tous les jours (rires).
Avez-vous suivi la fashion week cette année ?
Frédéric Godart : Je l’ai suivie. L’industrie de la mode est en crise. La fashion week de cette année a forcé la mode à se réinventer complètement. Comment faire des défilés qui sont des événements sociaux où tout le monde est assis les uns à côté des autres avec de la distanciation sociale ? Comment utiliser les nouvelles technologies ? Comment répondre à la demande des clients qui ont en marre de la mode qui pousse à acheter alors qu’on n’en a pas réellement besoin ? Il y a une transition technologique faramineuse avec le virtuel qui arrive et une certaine prise de conscience par certains de la nécessité de ralentir le rythme des collections. Les vêtements deviennent obsolètes moins rapidement. Ils ont repris des looks de l’année précédente qu’ils ont un peu modifiés. Cependant, ce n’est pas certain que la pandémie va réellement changer quelque chose dans le fond. On finit la BD sur cette situation de crise de l’industrie d’ailleurs. Pour la petite anecdote, l’image de fin a été pensée avant que la pandémie prenne ses proportions actuelles. C’est Zoé qui en a eu l’idée.
Zoé Thouron : Je ne sais pas comment c’est venu d’ailleurs. J’avais crayonné cette séquence en me disant que cela bouclait bien la fin. Tout le monde rentre chez soi et c’est fini. Finalement, on n’a rien changé. On aurait pu redistiller la pandémie un peu partout pour signifier qu’on avait bien compris qu’elle existe. Cela aurait été du rafistolage alors finalement on s’est dit que c’était mieux d’assumer qu’on avait fait le livre avant.
Frédéric Godart : « Plus ça change, plus c’est la même chose ». On aurait pu mettre cette citation du romancier et journaliste Alphonse Karr au début à la place ou en plus de celle de Lady Gaga.
Zoé Thouron : On fera ça pour la deuxième impression.
Frédéric Godart : Ah et tu vas devoir représenter Lady Gaga à la fin aussi.
Zoé Thouron : Ce serait chouette, mais elle change de style tout le temps. J’aurais fini de la dessiner qu’elle serait déjà différente.
Frédéric Godart : C’est vrai. Elle est quand même incroyable !
Céline D’Hulst
La mode déshabillée, une enquête dessinée de Zoé Thouron et Frédéric Godart. Editions Casterman, 2021. 22€
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