Le cas Karl

© © KARL LAGERFELD AUTOPORTRAIT

Karl Lagerfeld vient de s’éteindre, ce mardi 19 février 2019. Retour sur sa vie, son oeuvre, à travers un portrait, réalisé en 2013, à l’occasion de la publication de notre numéro Black, entièrement consacré à cette légende de la mode.

Depuis 1983, Karl Lagerfeld est Monsieur Chanel. A vie. Mais pas que. Et depuis 2000 et un certain régime, on le voit partout, avec ses lunettes noires, ses cheveux poudrés de blanc et ses sorties au vitriol. En vrai, Karl L. ne se résume pas à sa marionnette corrosive. C’est un monument. Le dernier des Mohicans ?

Comment faire entrer Karl Lagerfeld, même sans ses 42 kilos de surcharge pondérale perdus depuis treize ans maintenant, dans un numéro souvenir qui voudrait regarder le passé dans les yeux ? Lui qui est, sans reprendre sa respiration, directeur artistique de Chanel, de Fendi, de sa propre griffe, de sa maison d’édition 7 L, de sa librairie qui porte le même nom, de ses photographies, de ses courts-métrages plus tout le reste, auquel il apporte sa touche et sa silhouette faussement rigide mais vraiment décapante – on se souviendra longtemps encore de lui en gilet jaune fluo,  » moche « , n’allant avec rien mais pouvant vous sauver la vie. Comment donc le coincer dans une gazette anniversaire lui qui n’aime rien tant que ce proverbe allemand  » Pas de crédit sur le passé  » et qui déteste se retourner sur hier – la mode, c’est tout le contraire, les vieilles choses, quelle horreur. Pas de nostalgie, ni d’apitoiement, sur rien, ni personne, encore moins sur soi-même. Ne lui demandez donc pas quand et pourquoi il a pleuré la dernière fois, il vous répondrait  » Quand j’avais du savon dans l’oeil « .

Le cas Karl
© © CATWALK PICTURES/BACKSTAGE DEFILE CHANEL PRINTEMPS-ÉTÉ 2013

Mais si Karl Lagerfeld avoue être en  » overdose  » de sa marionnette, il en surjoue pourtant à merveille – on l’a vu sur une bouteille de Coca-Cola (Light, lui qui ne boit que du Zero), enfermé en lilliputien dans une boule à neige, ou tout mou, en caricature de sa caricature aux Guignols, sur Canal+. Une seule devise :  » Je ne fais que ce qui m’amuse.  » Aujourd’hui, il est une légende, certes, mais était-ce le cas en 1954, quand il débute à Paris en jeune premier sans lunettes noires, sans catogan, sans éventail, sans mitaines, sans slim Hedi Slimane ? Car ce n’est pas lui qui a choisi ce métier, c’est le métier qui l’a choisi : il est  » tombé dedans par hasard « . Il voulait être caricaturiste, portraitiste, illustrateur. Mais ça vous fâche avec certains. Alors, comme il est né un crayon à la main (officiellement en 1938, à Hambourg, officieusement, cinq ans plus tôt), qu’il dessine comme il parle, en rafale, sur papier ou iPad, la mode lui convient bien. Regard acéré, plume rapide et détestation du travail sur buste, qu’il appelle  » drapouiller « ,  » c’est d’une autre époque et c’est un gâchis total ; moi, je n’aime pas ça, cela dure trop longtemps. J’aime chercher des idées, les trouver et je dessine relativement bien, pour ne pas dire très bien. Et les femmes qui travaillent avec moi peuvent lire mes dessins… ou les garçons mais il n’y a pas tellement de tailleur ou de couturier homme, il y en a un seul ici chez Chanel. Et puis, je préfère travailler avec les femmes, je n’aime pas discuter chiffon avec les mecs.  » Envoyé, c’est pesé.

 » JE SUIS TRÈS MAUVAIS ARCHIVISTE  »

En 1954, Karl Lagerfeld gagne le concours du Secrétariat International de la Laine, catégorie  » manteau « . A propos, où est-il, ce fameux manteau ?  » Aucune idée « , répond l’intéressé, Monsieur est  » très mauvais archiviste « , mais pour les souvenirs avec détails, pas de souci. En version visuelle, on se reportera à la photo officielle où il figure aux côtés d’Yves Saint Laurent et des mannequins d’époque. Et en version prose, cela donne ceci :  » Sur la base du croquis, Balmain réalisait mon manteau. Quand je suis allé l’essayer, il m’a demandé si je ne voulais pas travailler dans la mode, j’ai dit oui…  » Le jeune Lagerfeld sera donc styliste chez Balmain, puis Jean Patou, Chloé, Krizia, Fendi, dont il dessinera le logo, la liste des collaborations n’est évidemment pas exhaustive. Magic Karl a inventé le métier de styliste free-lance. Il ne dément pas, il confirme, d’un laconique  » c’est vrai  » – le privilège des légendes vivantes.

 » JE SUIS UN MERCENAIRE  »

En 1983, il est engagé chez Chanel qui sent alors la poussière – la maison appartient aux frères Wertheimer qui tentent de la sortir de sa léthargie depuis la mort de Mademoiselle, partie aigrie, détestant les minijupes qui montraient les genoux des filles et choquaient la vieille dame indignée qu’elle était devenue malgré elle. En 1978, les propriétaires lancent le prêt-à-porter maison, Karl sera leur Sauveur.  » J’ai pris le peu qu’il y avait dans le patrimoine ADN de Chanel et je l’ai développé d’une façon moderne, avec des vêtements modernes, des trucs pour aujourd’hui.  » Sans se perdre dans les archives, qu’il ne regarde  » jamais : ah non pour quoi faire ? Je connais tout par coeur. Et puis on ne fait pas du vintage « . Mieux, il chanellise tout ce qui lui tombe sous les yeux, la formule magique.  » Et si je ne faisais pas cela, il y a longtemps que Chanel serait fermé, parce que le respect tue. Après la mort de Chanel, avant que je n’arrive, ils donnaient dans le respect, il n’y avait plus un chat. D’autant plus qu’elle n’était plus très à la mode… Quand j’ai repris Chanel, on me disait : « Ne fais pas ça, c’est cuit, c’est mort, c’est fini. » Même les propriétaires n’y croyaient pas. Ils m’ont dit : « Faites ce que vous voulez. » Je peux donc faire ce que je veux, à vie, avec cette affaire.  » La question du dauphin ou du successeur –  » on est en république  » – ne se pose donc pas, balayée d’un revers de la main. Pas plus que celle de la lassitude, de l’épuisement ou du burn-out.  » Si vous reprenez une grande maison genre Dior ou Chanel, vous ne pouvez pas paralyser toute une organisation uniquement parce que vos états d’âme, souvent à cause de l’alcool et de la drogue, ne vous permettent pas de travailler correctement. Dans le temps, on créait une collection et on avait trois mois de vacances. Aujourd’hui, la mode est une espèce de combat amusant au quotidien. Cela me va, je suis un mercenaire.  » Pas d’état d’âme ni d’angoisse, pas le genre. Il faut dire que Monsieur Chanel a à sa disposition une redoutable équipe,  » une main gauche et une main droite  » incarnées par Virginie Viard, directrice du studio Chanel, deux ateliers  » tailleur  » et deux ateliers  » flou « , plus huit maisons d’artisanat du luxe pour boucler huit collections par an – pré-collection, prêt-à-porter, couture, croisière, métiers d’art.  » Je crois à la créativité en continuité, dit-il fringant. Le côté : « j’ai fait une collection et c’est comme si j’avais accouché de triplés, il me faut six mois pour m’en remettre », c’est très, très mauvais, ça. La mode est un dialogue non-stop. Il ne faut jamais arrêter et si on trouve cela trop fatigant, eh bien, il faut faire autre chose.  »

Le dernier, non, j’aime surtout être le premier

Inutile de préciser que tout cela ne le concerne pas. Lui, le dernier des Mohicans (il tressaille :  » Le dernier, non, j’aime surtout être le premier « ) a tout essayé ou presque, même jouer les acteurs devant la caméra d’Andy Warhol, dans un film titré L’amour (1970) que plus personne ou presque ne connaît. Il faut l’écouter raconter, avec gourmandise et tacle final, cette soirée où l’on avait projeté ce grand moment du septième art et où deux messieurs, qui n’avaient visiblement pas fait le rapprochement entre KL en jeans ajusté et col  » Vatermörder  » plus qu’amidonné à leurs côtés et le culturiste au regard de myope qui roulait des pelles en gros plan sur le grand écran, parlaient de la lumière, des intentions  » admirables  » de Warhol, et Karl Lagerfeld qui s’excuse d’interrompre la conversation pour les mettre au parfum avec cet accent qui n’appartient qu’à lui :  » Je vais vous dire ce que c’était vraiment : il y avait une lampe là, un arrêt là, un autre là, et Warhol nous demandait de faire ce que l’on voulait, au milieu de cet espace. On jouait vingt fois n’importe quelle scène… C’était une fumisterie, mais il avait la chance que tout ce qu’il faisait était considéré comme génial, surtout après coup. Et dans un sens, cela l’était, parce que faire passer pour génial ce qui n’était que de l’amateurisme branché est une sorte de génie.  » Le sien, de génie, est protéiforme, mais il ne serait rien sans sa lucidité décapante. A une  » célèbre styliste  » qui pétait plus haut que son cul et qui lui disait :  » Vous comprenez Karl, dans mon monde, le monde de l’art… « , il lâche :  » Dis donc, tu ne fais plus de robe ?  » Commentaires en voix off :  » Non, mais ça va ! Une robe, c’est fait pour être porté. Mademoiselle Chanel, Madame Vionnet, Worth ou Poiret n’ont jamais pensé qu’ils faisaient de l’art et que cela devait finir dans un musée – ça, ce sont des soldes recyclées.  » Le maître a dit.

LA PETITE VESTE NOIRE

Le cas Karl
© © EDITIONS STEIDL

C’est une icône maison, la petite veste noire. Au début, un veston d’homme en tweed, piqué au Duc de Westminster par Coco Chanel visionnaire. Aujourd’hui, un incontournable karlifié, indémodable, hors du temps, donc furieusement fashion. A manches courtes, sans manche, détournée, raccourcie, frangée, passée au jean, gansée, strassée, elle réapparait à chaque collection. Et même sur Carine Roitfeld grimée en Mademoiselle pour les besoins du livre La Petite Veste Noire : Un classique de Chanel revisité (aux éditions Steidl).

LE DÉFILÉ BARNUM

Le cas Karl
© © PARIS-EDIMBOURG / CHANEL

Après le manège enchanté, l’iceberg, le monde atomisé, les fonds marins, les éoliennes, voici en guise de décor Chanel le palais de Linlithgow, Edimbourg, Ecosse, où naquit Mary Stuart, le nid parfait pour présenter la collection Métiers d’art 2013. C’est que Karl Lagerfeld aime la surenchère : « Nous pensons nos défilés comme des films de Cecil B. DeMille. » Chez Chanel, les défilés barnum, on connaît donc et on assume. Parce qu' »un défilé qui passe sur le Net avec des filles qui sortent d’une porte et traversent le catwalk, c’est bon pour ceux qui s’intéressent à la mode mais cela devient vite ennuyeux ». Et puis parce que cela permet de faire de l’image tous azimuts et de renouveler les vitrines de toutes les boutiques du monde tous les deux mois. CQFD.

L’ÉLITISME DE MASSE

Le cas Karl
© © GETTY IMAGES

En 2004, Karl Lagerfeld invente le mot « élitisme de masse », « plus ou moins » et par la force des choses : il signe une collection en collaboration avec H&M, le géant suédois maître de la fast fashion, il est le premier d’une longue liste. « Les masses, il ne faut pas les mépriser. Et ce n’est pas parce qu’elles ont moins d’argent qu’elles doivent porter des horreurs. »

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