Delphine Kindermans
Le dernier Karlisme
« J’ai horreur des vieilles robes, je ne vais pas dans les musées. D’ailleurs, une robe ce n’est pas de l’art, c’est fait pour être porté », assenait sans ambages Karl Lagerfeld dans l’interview qu’il nous avait accordée pour notre numéro Black Mode du printemps-été 2012-2013.
Celui dont on connaissait les formules choc, à contre-courant du ton policé attendu d’un couturier de son envergure mais qui faisaient partie intégrante de lui – au point que la blogosphère les qualifie de « karlismes » – s’y exprimait également sur cet élitisme de masse qu’il a en quelque sorte initié. En 2004, il avait en effet été le premier des noms illustres à signer une capsule pour H&M. « Les masses, il ne faut pas les mépriser, confiait-il. Et ce n’est pas parce qu’elles ont moins d’argent qu’elles doivent porter des horreurs. » Une fois de plus, pas de demi-mesure ni de tiédeur dans le propos. Et une fois de plus, ce coup d’essai, depuis lors reproduit chaque année avec d’autres créateurs par le géant de la fringue bon marché, avait été un succès grandiose.
Ne rien s’empêcher, sortir des plates-bandes trop piétinées et assumer sans vergognes ses paradoxes
C’était peut-être ça, la botte magique de Karl. Ne rien s’empêcher, sortir des plates-bandes trop piétinées et assumer sans vergognes ses paradoxes. Car si l’homme évitait les expositions de vêtements anciens et n’a jamais été aussi brillant que quand il s’est agi de dépoussiérer de belles endormies, Chanel bien sûr, dès 1983, mais avant cela Patou, Chloé ou Fendi, ce féru de culture et de beaux-arts voyait dans la peinture de Van Dyck ou Vélasquez « des dessins de mode améliorés, et pour moi c’est sublime ». Et, quelques jours à peine après sa disparition, nul doute que son travail figure déjà en bonne place au panthéon fashion.
Mais son grand oeuvre ne se trouve ni dans ses sublimes collections, pour sa propre maison ou pour celle de la rue Cambon avec laquelle il aimait répéter qu’il avait un « contrat à vie », ni dans sa production photographique. Le plus remarquable dans le parcours du Kaiser, ce sont les personnages qu’il a réussi à se fabriquer tout au long de ses 85 ans d’existence. Perdant 40 kilos pour se glisser dans les costumes de Hedi Slimane pour Dior. Plein d’autodérision en gilet de sécurité « jaune » et « moche », n’allant avec rien mais pouvant « vous sauver la vie ». Gothique à bagues d’argents multiples et cheveux poudrés tenus par un sempiternel catogan. Une perpétuelle réinvention de lui-même qui lui a permis de rester toujours dans l’air du temps. Et bien au-delà.
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