Le diable s’habille en Zara

© Reuters

Le géant des détaillants attire les foules depuis plus de trente ans. Petit détour par Barcelone pour percer le secret de son succès.

Perdu dans une ville inconnue ? Demandez où se trouve la boutique Zara la plus proche : vous pouvez être sûr que vous vous retrouverez en plein centre, dans l’artère commerçante la plus fréquentée. À Barcelone, le Portal de l’Angel en arbore même deux, sur la vingtaine d’enseignes que la marque compte dans la cité catalane… À l’échelon mondial, Zara exploite environ 1 700 boutiques dans 77 pays – et même plus de 5 000 en comptant les autres magasins du holding espagnol Inditex qui colonisent les grandes artères commerçantes : Massimo Dutti, Bershka, Pull & Bear, Uterqüe ou encore Oysho et Stradivarius, inconnus sur le sol belge.

Expansion internationale Aux manettes de l’armada espagnole de la mode : Amancio Ortega, 75 ans, dont la fortune était estimée l’an dernier à 18 milliards d’euros par Forbes. L’homme le plus riche d’Espagne (et 9e fortune mondiale) a fait ses premiers pas dans le monde du textile à La Coruña, dans le nord-ouest du pays, en tant que garçon de courses puis assistant d’un tailleur. C’est là qu’il comprend qu’une livraison rapide et sans intermédiaires permet à la fois de comprimer les coûts et d’accroître la flexibilité – une stratégie qu’il appliquera plus tard à Zara, avec le succès que l’on sait. En 1975, il ouvre sa première boutique de vêtements juste en face du principal grand magasin de la ville… et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, l’enseigne Zara fait son apparition dans toutes les grandes cités d’Espagne, bientôt suivies par le Portugal, la France et le reste du le monde.

De faibles coûts et une flexibilité accrue : c’est l’objectif d’Amancio Ortega lorsqu’en 1985, il décide de fonder Inditex, qui regroupe, en sus de Zara et compagnie, une centaine d’entreprises actives dans la création, la production et la distribution textiles. Une bonne manière d’évacuer les intermédiaires mais aussi de réagir aux fluctuations du marché de façon beaucoup plus rapide et plus ciblée que la concurrence : à peine trois semaines après leur apparition, les nouvelles tendances sont déjà dans les rayons ! Au cours de l’année de crise 2010, le holding a réalisé un chiffre d’affaires de 12,5 milliards d’euros, correspondant à un bénéfice net de 1,7 milliards d’euros. De beaux résultats qui doivent beaucoup à l’expansion du groupe espagnol aux États-Unis, en Asie et en Afrique du Sud, ainsi qu’à l’ouverture de nouvelles boutiques en ligne partout dans le monde. En une trentaine d’années à peine, cette expansion internationale a permis à Inditex de se positionner comme le plus grand détaillant du secteur à l’échelon mondial.

Vendu, c’est vendu ! La formule n’a pourtant rien de bien sorcier : il s’agit tout simplement de démocratiser la mode. Dans les années 70, production au quart de tour, prix planchers et modèles inspirés des grandes griffes ont fait trembler l’industrie du vêtement : les saisons ont été réduites de quelques mois à quelques semaines et, au lieu de tabler sur une seule collection-phare, le secteur a commencé à prêter l’oreille aux souhaits de la clientèle, avec une fabrication en relativement petites quantités. Les acheteurs devaient se décider rapidement : vendu, c’était vendu ! Ou, pour reprendre les termes utilisés un jour par un manager d’Inditex pour illustrer la philosophie de l’entreprise : « Il en va de la mode comme de l’industrie alimentaire : les stocks sont vite périmés. »

Si l’industrie de la mode n’a aujourd’hui plus rien à voir avec ce qu’elle était il y a trente ans, c’est en grande partie à cause de – ou grâce à – Zara. Même les marques haut de gamme suivent le mouvement, parfois à contrecoeur, en commercialisant, en sus des traditionnelles collections saisonnières, des collections croisière, mi-saison ou capsule. Car à nouveaux vêtements, nouveaux clients… et nouvelle opportunité de susciter l’intérêt de la presse ! Non que Zara ait besoin de cette attention médiatique – ou la demande, du reste : cela fait des années que la publicité a été reléguée aux oubliettes, et la firme n’accorde pas d’interviews. Depuis trente-cinq ans qu’il est à la tête d’Inditex, Amancio Ortega ne s’est d’ailleurs jamais adressé aux journalistes et les rares photos de lui remontent à 2000, lorsqu’il a publiquement annoncé sa décision d’entrer en Bourse. Sa devise, payante, pourrait se résumer à « pour vivre heureux (et riches), vivons cachés ».

17 fois par an Selon Victor Martínez de Albéniz, professeur associé de production, technologie et management des opérations à l’IESE Business School de Barcelone, « Zara a inventé la fast fashion : la marque réagit très rapidement aux attentes du consommateur et rectifie le tir si nécessaire, sur la base du comportement des acheteurs dans ses boutiques. On ne pense plus en saisons ou en collections, mais en tendances. La question de savoir si une collection plaît – et donc, se vend – n’est pas pertinente. Zara ne produit que ce qui se vend, et en quantités relativement limitées. »

Pourquoi ces quantités si modestes ? Pour limiter le risque de voir s’accumuler des stocks d’invendus, et pour faire de la place aux nouveautés. En complétant et en renouvelant ses collections à un rythme quasi hebdomadaire, Zara parvient à attirer régulièrement ses clients dans ses boutiques – 17 fois par an en moyenne, soit beaucoup plus que d’autres enseignes ! En outre, cela signifie aussi que sa clientèle est drillée à acheter rapidement puisque l’approvisionnement d’un modèle ne sera pas assuré.

Les tendances qui apparaissent aujourd’hui seront déjà dans les boutiques d’ici trois semaines… Comment une marque comme Zara parvient-elle à réagir si vite ? 60 % de la production – 75 % il y a quelques années – est réalisée en Espagne, au Portugal et en Afrique du Nord. C’est exceptionnel pour des vêtements de grande distribution, mais inhérent au principe de rotation rapide propre à la chaîne. Les concurrents qui sous-traitent leur production à des entrepreneurs en Extrême-Orient sont souvent obligés de commander de grandes quantités, et la distance ne leur permet pas de réagir aussi rapidement à l’évolution du marché. Un business model qui a fait ses preuves, car le n°3 mondial du secteur, H&M, investit lui aussi de plus en plus dans la production locale de ses collections.

Mais Zara investit aussi dans ses boutiques… Toutes les boutiques du groupe Inditex sont installées dans des localisations dites « triple A », comprenez : sur les artères commerciales les plus importantes et les plus chères des grandes villes. Elles sont sobres mais chics, affichant mannequins soignés et abondance de marbre beige. Tout y semble beaucoup plus exclusif que, par exemple, chez des concurrents comme H&M. C’est une stratégie réfléchie : Zara n’investit pas dans des campagnes de pub onéreuses ou dans des créateurs invités, mais dans l’immobilier.

Le groupe possède aujourd’hui plus de 5 000 boutiques dans 77 pays. Ne va-t-il pas atteindre un point de saturation ? Il y a dix ans, le succès de Zara était principalement européen ; aujourd’hui, la marque ouvre également des boutiques à Sydney, Abu Dhabi, Tokyo… Elle a l’air bien partie pour conquérir le monde. Mais cette médaille a son revers : en Europe, les espaces commerciaux intéressants deviennent de plus en plus rares, tandis que sur d’autres continents, c’est surtout la grande distance par rapport au centre de production espagnol qui risque de devenir problématique. C’est pourquoi Inditex table aussi sur la segmentation du marché, en lançant de nouvelles marques destinées à certains groupes de consommateurs qui faisaient initialement partie du public de Zara. C’est le cas de Bershka, pour les ados, ou de Massimo Dutti.

La clé du succès ne réside-t-elle pas dans le prix des produits ? Cela fait également partie d’un business model particulièrement intelligent : des prix volontairement bas – mais pas trop, pour ne pas marcher sur les plates-bandes de Bershka, par exemple – qui permettent au consommateur d’acheter quelque chose chaque semaine.

« L’étalage de Zara, une source d’information » Pour l’expert, « le secret de Zara n’en est pas un. Le consommateur est aujourd’hui habitué aux beaux étalages, à un service rapide et à des prix planchers. La différence avec la concurrence ? Zara combine ces trois éléments et comprend mieux que personne ce que le client désire et ce qu’il est prêt à débourser – selon le pays, la ville et même la boutique où il se trouve. Think global, act local. »

La marque a-t-elle démocratisé la mode ? La mode n’est aujourd’hui plus réservée à une minorité, mais à une majorité d’élus. Cette vérité n’est évidemment plus l’apanage de Zara depuis bien longtemps, mais le groupe n’en a pas moins imposé cette tendance au cours des dernières décennies. Il y a une quarantaine d’années, même les grandes villes comme Barcelone ne proposaient que des boutiques onéreuses et des grands magasins impersonnels. Grâce à des chaînes comme Zara, chacun peut aujourd’hui pousser la porte d’une boutique… et pas forcément parce qu’il ou elle a besoin de nouveaux vêtements, mais aussi pour suivre les dernières tendances. Autre élément qui a son importance : Zara a placé la barre tellement haut en matière de visual merchandising et d’aménagement de ses boutiques que les autres marques ont bien dû suivre, ce qui a provoqué une professionnalisation du secteur. Pratiquement tous les labels font aujourd’hui appel à un étalagiste, par exemple.

Pourtant, on ne peut pas dire que Zara crée des tendances… Je ne suis pas tout à fait d’accord. C’est vrai, Zara suit surtout les tendances initiées par d’autres… mais, de par son impact sur la vie quotidienne des consommateurs, la marque crée aussi des modes. N’oubliez pas que, s’il veut suivre la mode, le client lambda n’assiste pas pour autant aux défilés et ne dévore pas forcément tous les blogs et magazines qui y sont consacrés. Sa source d’information ? L’étalage de Zara ! L’origine de ces tendances, il n’en a pas la moindre idée.

L’enseigne a quelquefois été accusée de plagiat. Où est la limite ? Je ne peux pas nier qu’il m’est arrivé de voir des copies. Je me souviens par exemple d’une jupe Prada à motif rouge à lèvres, en 1995, qui a également été vendue chez Zara. À l’heure actuelle, les produits ont certes encore tendance à faire référence à d’autres marques, mais il n’y a plus ou presque plus de réel plagiat. Tout d’abord parce que les collections des grandes griffes sont devenues beaucoup plus extrêmes et donc plus difficiles à copier tout en restant dans des prix raisonnables. Ensuite, Zara est désormais bien implanté sur le marché et n’a plus besoin de proposer des copies pour attirer les clients. Enfin, à l’ère d’Internet, il n’y a plus de secrets : impossible de copier sans que quelqu’un le remarque ! Le blog espagnol The devil wears Zara compare d’ailleurs les vêtements de Zara à ceux de marques de luxe : certaines similitudes persistent… mais cela n’a plus rien à voir avec l’époque où ce site a été lancé, il y a sept ans. Zara est devenu une griffe à part entière.

De nos jours, il y a pour ainsi dire un Zara à chaque coin de rue. N’est-ce pas la porte ouverte à la monotonie ? Il y a des boutiques Zara partout dans le monde et pourtant, tout le monde reste différent, car les vêtements de la marque sont de ceux que chacun peut facilement plier à son propre style. En outre, Zara s’efforce justement de rompre cette uniformité en multipliant les petites collections qui collent au comportement de sa clientèle. Un Espagnol n’achètera pas la même chose qu’un Belge : pourquoi livrer les mêmes vêtements aux boutiques des deux pays ?

Ellen De Wolf

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content