Le pouvoir du monogramme ou comment donner l’illusion de faire partie des élus

© getty
Isabelle Willot

Adulés ou au contraire conspués, les monogrammes des grandes maisons trustent les accessoires et contribuent à entretenir chez celles et ceux qui les portent le sentiment d’appartenir à un cercle d’élus. Abondamment copiés, ils sont indispensables à la légende des marques. Et survivent aux créateurs stars qui traversent leur histoire.

La mode passe, le style reste, aurait un jour dit Coco Chanel. Un adage qui semble s’appliquer aussi aux monogrammes, ces entrelacs d’initiales capables de défier le temps et les faiseurs de tendances qui nous prédisent, à intervalles réguliers, le retour du minimalisme et de la sobriété. Assimilés dans l’imaginaire collectif à l’industrie du luxe dont ils incarnent pour certains la quintessence, les produits monogrammés sont aussi les plus contrefaits et donc les plus visibles dans l’espace public, ce qui n’est pas sans impact sur leur coefficient de désirabilité. Pourtant, loin de disparaître, les LV, CC, GG et autres FF trustent plus que jamais le rayon des accessoires qui représentent de 50 à 70% du chiffre d’affaires des maisons propriétés des grands groupes de luxe. « Dans le courant des années 80, celles-ci ont fait le choix de mettre l’accent sur les accessoires afin de travailler leur notoriété et d’accroître leur visibilité, rappelle Karolien De Clippel, directrice du Modemuseum d’Hasselt. Des segments entiers de la population qui n’avaient peut-être pas les moyens de s’acheter chaque saison des vêtements de marques ont pu tout à coup investir dans un sac ou une paire de chaussures plus abordables. »

Valise à imprimé Fake/Not monogrammée, Gucci, 4 500 euros; Since 1858 Clog mules, Louis Vuitton, 750 euros; Mono boucle en métal doré et perles fantaisies, Fendi, 350 euros; Sac Mon Trésor en cuir embossé FF, Fendi, 1450 euros; Porte-monnaie Game on Zoé, Louis Vuitton, 465 euros.
Valise à imprimé Fake/Not monogrammée, Gucci, 4 500 euros; Since 1858 Clog mules, Louis Vuitton, 750 euros; Mono boucle en métal doré et perles fantaisies, Fendi, 350 euros; Sac Mon Trésor en cuir embossé FF, Fendi, 1450 euros; Porte-monnaie Game on Zoé, Louis Vuitton, 465 euros.© SDP

Pour ces clients occasionnels, les monogrammes aisément reconnaissables deviennent alors le moyen idéal de s’adonner à ce que l’économiste et sociologue américain Thorstein Veblen qualifiait, déjà en 1899, de « conspicuous consumption », soit une consommation ostentatoire de biens visant à gagner en statut et en réputation. « Le monogramme comme certains autres codes de marques – je pense au matelassé de Chanel ou à l’imprimé Goyard – ont un énorme pouvoir d’évocation, plaide Thierry Brunfaut, l’un des fondateurs de l’agence bruxelloise Base Design. Ils sont nés sans véritables calculs derrière mais sont depuis lors devenus de véritables outils de marketing. Ils sont chargés de l’image et de la culture du label. C’est pourquoi les maisons sont souvent très radicales dans la manière de les utiliser. » Le passé est plus que jamais convoqué pour asseoir leur légitimité. Ainsi, lorsqu’il s’agit de réinterpréter la toile emblématique de Louis Vuitton, le directeur artistique des collections féminines Nicolas Ghesquière choisit d’adjoindre à ce nouveau motif jacquard une date, « since 1854 », celle de la création de la marque, fondue dans les pétales de la fleur du monogramme initial. « Un bon moyen d’éviter la saturation visuelle en proposant quelque chose de nouveau, analyse Thierry Brunfaut. Sans trop s’éloigner de l’original, tout en contrant, momentanément en tout cas, la copie. Avec toujours le même dispositif en ligne de mire: créer du désir, déclencher un achat émotionnel, non raisonné. » Tout en se rendant plus exclusif, aussi, en augmentant son prix: un modèle identique – un classique Speedy 25 Bandoulière par exemple – passe ainsi de 1 150 à 1 650 euros…

Des filtres et des Gif monogrammés

A l’ère des partages et de la validation sur les réseaux sociaux, consommer du luxe ne suffit plus, il faut encore le faire savoir. Véritable symbole de ralliement sociologique, les monogrammes assurent aussi aux maisons une publicité maximale qui explique qu’aujourd’hui on les retrouve partout, jusque dans les Gif et les filtres Instagram qui permettent même de se les « imprimer » sur le visage. De nombreuses marques les ont récemment remis en avant: chez Dior, la toile Dior Oblique, créée en 1967 par Marc Bohan, parsème accessoires et silhouettes depuis l’arrivée de Maria Grazia Chiuri à la direction artistique des collections féminines. Son Book Tote, notamment, est devenu en à peine deux ans un classique, immédiatement associé à Dior.

A la tête du vestiaire masculin de la griffe française, Kim Jones l’a également apposé sur le Swoosh de ses Air Jordan – sur Farfetch, le prix, variable selon les pointures, tourne autour des 23 000 euros les paires proposées à la revente -, jumelant ainsi deux symboles puissants comme il l’avait fait quelques années plus tôt dans la collection capsule alliant le monogramme Louis Vuitton au rouge de Suprême. Pour l’été prochain, le Britannique a choisi de lancer une nouvelle ligne de sneakers maison, les B27 qui se parent d’un habillage multi-matières, conjuguant le cuir de veau lisse et le nubuck à la toile jacquard Dior Oblique ou encore au Dior Oblique Galaxy – en cuir perforé – imaginé à l’occasion de la collection Spring 2021.

LV Crafty Pochette Toilette, Louis Vuitton, 450 euros; Echarpe monogrammée FF en cachemire, Fendi, 650 euros; Chapeau en toile monogrammée, Gucci, 450 euros; Sac 11.12 en cuir irisé, Chanel, 6 050 euros; Sneakers B23 high top, Dior, 7 000 euros.
LV Crafty Pochette Toilette, Louis Vuitton, 450 euros; Echarpe monogrammée FF en cachemire, Fendi, 650 euros; Chapeau en toile monogrammée, Gucci, 450 euros; Sac 11.12 en cuir irisé, Chanel, 6 050 euros; Sneakers B23 high top, Dior, 7 000 euros.© SDP

« Notre monogramme n’est pas qu’un logo, insiste Silvia Venturini Fendi, c’est comme un code, il fait partie de notre ADN. C’est un sceau que nous apposons. » Dessiné en 1965 par Karl Lagerfeld pour symboliser une minicollection de pièces en fourrure baptisée Fun Furs, il se retrouve très vite sur un tissu jacquard initialement conçu pour une doublure, avant de recouvrir des sacs et de s’offrir un joli come-back, en 2018, dans une version carrée revisitée. Autre signe de l’indéniable attrait de ces motifs à répétition, le choix fait par Riccardo Tisci, lors de son arrivée chez Burberry, d’offrir une alternative au tartan, en créant, à partir des initiales du fondateur de la marque, un monogramme depuis lors omniprésent dans les collections, depuis son lancement en 2018.

« Il ne faut pas négliger le pouvoir d’attractivité de ces produits sur la clientèle dite excursionniste des grandes maisons, souligne Angy Geerts, professeure de marketing à la faculté Warocqué de l’UMons. Même si ces consommateurs de la classe moyenne achètent peu de manière individuelle, ils représentent tous ensemble une part importante du chiffre d’affaires… tout en contribuant à une certaine forme de banalisation du luxe. Le challenge pour les marques est bien là. Comment faire rêver le plus grand nombre tout en n’étant accessible qu’à très peu de gens? L’équation du rêve est facile à comprendre: le rêve augmente avec la notoriété de la marque mais diminue chaque fois qu’un produit est acheté et porté car elle perd en exclusivité. Tout est donc dans le dosage. Certains produits sont visiblement conçus pour séduire la clientèle excursionniste, on les voit partout sur les réseaux sociaux, portés par des influenceurs pour générer l’envie chez celui ou celle qui voit ces images de tout faire pour se les procurer. Ce sont aussi ceux qui seront le plus vite contrefaits… sans que cela ait un réel impact sur la clientèle historique des maisons qui souvent se tourne vers d’autres articles, moins ostentatoires, et qui, si elle aussi choisit de porter ces accessoires plus flamboyants, a toujours une longueur d’avance sur les faux. »

Avoir pour être vu

Comme le précise encore Giselinde Kuipers, professeure de sociologie de la culture à la KUL, les concepts mêmes de luxe et d’exclusivité reposent sur un système de croyance (lire encadré) auquel adhèrent les marques, les médias et les individus, qu’ils soient ou non clients de ces labels. « Depuis une quinzaine d’années, sous l’impulsion des créateurs belges entre autres, le luxe ne doit plus nécessairement être « beau » ou reconnaissable au premier coup d’oeil. Seuls les initiés savent et c’est une autre manière de faire partie du club. Même si vous ne portez pas ces vêtements, vous « savez » et c’est une autre forme d’exclusivité car l’aura de ces marques va rayonner sur vous. » Pour les membres de la génération Z, le fait même de posséder l’objet n’est plus essentiel. « Ce n’est plus tant « avoir » qui importe, mais de montrer qu’on a, ironise Thierry Brunfaut. Ils achètent en groupe ou ils louent, le temps de se prendre en photo. » A la manière de nombreux influenceurs qui empruntent les pièces dans les showrooms des marques mais ne les possèdent pas. « Ce qui compte, c’est l’appartenance au groupe, poursuit l’expert en branding. Dans ce cas, il faut que ça se voie, même à travers un sac qui peut être faux. »

Bob Dior Oblique à long bord en velours, Dior, 990 euros; Pochette en toile monogrammée et cuir, Gucci, 550 euros; Since 1854 Bandeau, Louis Vuitton, 175 euros; Sac en cuir avec chaîne en métal entrelacé de cuir, Chanel, 4 500 euros; Sac Saddle toile jacquard Dior Oblique, Dior Homme, 3 000 euros.
Bob Dior Oblique à long bord en velours, Dior, 990 euros; Pochette en toile monogrammée et cuir, Gucci, 550 euros; Since 1854 Bandeau, Louis Vuitton, 175 euros; Sac en cuir avec chaîne en métal entrelacé de cuir, Chanel, 4 500 euros; Sac Saddle toile jacquard Dior Oblique, Dior Homme, 3 000 euros.© SDP

Ces contrefaçons, activement combattues par les marques, ont pourtant contribué à leur succès, notamment dans le milieu du hip-hop dont l’influence sur la « streetstylisation » de la mode ces vingt dernières années n’est plus à démontrer. Dapper Dan, célèbre tailleur et créateur de Harlem, a largement servi de vecteur de transmission entre ces deux univers que l’on croyait incompatibles. Dans son atelier new-yorkais, il détournait les monogrammes, les copiait sur des toiles qui lui servaient à créer des vêtements qu’il vendait quelques dizaines d’euros. De quoi s’attirer les foudres de Louis Vuitton, Fendi ou Gucci qui l’ont bien évidemment poursuivi pour atteinte à la propriété intellectuelle et forcé à fermer son atelier. Ironie du sort, Alessandro Michele, le directeur artistique de Gucci, se verra à son tour accusé de plagiat en 2017 pour s’être un peu trop librement inspiré d’un des modèles phares du styliste attitré de Mike Tyson. Depuis lors, Dan et Michele ont conçu ensemble une collection – comptez cette fois 2 000 euros pour une veste – et l’Américain est devenu l’un des consultants du programme Gucci Changemakers visant à garantir plus de diversité au sein de l’entreprise. « Le logo est synonyme de statut social et d’argent, confiait-il au magazine The Cut. Grâce à lui, vous pouvez prétendre avoir tel ou tel statut et personne ne saura jamais qu’en réalité vous n’avez pas d’argent. C’est pour cela qu’il a autant d’impact. » La force du symbole dépasserait donc la valeur réelle ou supposée de l’objet. Les créations contrefaites de Dapper Dan ont depuis lors fait leur entrée au MoMA dans la section consacrée aux monogrammes dans l’exposition Items: Is Fashion Modern. Critère de sélection des pièces exposées? Avoir d’une manière ou d’une autre contribué à changer le monde.

3 questions à Giselinde Kuipers, professeure de sociologie de la culture à la KUL

Le pouvoir du monogramme ou comment donner l'illusion de faire partie des élus
© KASPAR BAMS

Comment définiriez-vous l’exclusivité?

Dans la racine de ce mot, il y a l’idée d’exclusion, qu’un objet ne soit destiné qu’à quelques heureux élus et non pas à tout le monde. Se pose alors la question de sa valeur: comme il est spécial, unique, il a dû demander beaucoup d’efforts pour être produit, ce qui justifierait son prix plus élevé. L’exclusivité toutefois n’est pas seulement une question d’argent, mais plutôt d’accès, voyez ce qui se passe à l’entrée des boîtes de nuit par exemple. Mais si l’argent ne suffit pas, il faut en revanche un processus d’exclusion qui peut passer par la rareté cultivée, l’idée d’édition limitée qui implique aussi de savoir par quels moyens on pourra se procurer l’objet convoité.

Qu’est-ce qui nous attire vraiment dans ces produits? Ce sont des marqueurs sociaux?

Cela va plus loin que cela. La consommation, depuis que notre société s’est sécularisée, dicte notre mode de vie. Nous sommes face à un véritable système de croyance, tel que définit par le sociologue Pierre Bourdieu. Tous les acteurs pensent que ce qu’ils produisent et consomment est exceptionnel. Il faut croire que ce sac Louis Vuitton monogrammé par exemple vaut bel et bien 100 fois plus qu’un autre sac. C’est une sorte de cercle vertueux: nous croyons que si nous mettons la main sur cet objet, nous devenons exceptionnels également. C’est aspirationnel: il s’agit ici d’être choisi, d’appartenir à un cercle d’élus.

Et cela fonctionne aussi pour les gens qui achètent de la contrefaçon?

Ils peuvent tout à fait croire dans ce système tout en le corrompant. Il y a ceux qui aiment tout simplement le produit et qui vont se le procurer même si c’est un faux. Et puis ceux qui ont bel et bien conscience qu’ils achètent un faux, qui comprennent parfaitement le système mais savent que la différence entre l’original et la copie n’est pas toujours visible à l’oeil nu. En tout état de cause, cette contrefaçon fait elle aussi partie du système. L’imitation a de tout temps été la rançon du succès.

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