Le rêve chinois: Comment les marques belges s’installent en Chine avec succès

© FLORIAN WEHDE DPGUJU / UNSPLASH

Frédéric Linkens est « notre homme » dans l’empire du Milieu. Il y habite déjà depuis 2006, et est responsable du succès de marques telles que Neuhaus et Diamanti Per Tutti sur le marché asiatique.

L’économie s’y porte mieux qu’ailleurs, la classe moyenne aisée y est en pleine expansion et la pandémie serait, aux dires des autorités, une histoire passée. Même durant la crise sanitaire, la Chine est restée une terre d’opportunités et de nombreuses entreprises belges rêvent désormais de pouvoir y mettre les pieds. Mais ce n’est pas simple de s’imiscer dans ce marché différent du nôtre. C’est pourquoi Frédéric Linkens, un Belge qui y habite depuis quinze ans et parle couramment le chinois, épaule les sociétés de chez nous rêvant d’expansion, avec des succès notables. Immersion en coulisses.

Habiter en Chine, c’était votre rêve?

J’ai visité ce pays pour la première fois à 25 ans. Mon diplôme de droit et un autre de la Vlerick Business School en poche, j’ai décidé de m’envoler pour la Chine avec quelques copains. On s’est promenés, on a visité des boîtes… Ça nous en a mis plein les yeux. Ce pays m’a tout de suite séduit. Le dynamisme, l’esprit d’entreprise, la vitesse. Dans l’avion du retour, on s’est dit: « On reviendra, mais pour y habiter ou y travailler. » Un an plus tard, je joignais le geste à la parole.

Vous viviez là-bas depuis quatre ans quand vous avez rejoint Neuhaus. Etiez-vous au fait des habitudes des consommateurs chinois? Et pouviez-vous prédire le succès des pralines belges?

Oui et non. L’engouement pour le chocolat belge n’en était encore qu’à ses débuts. A cette époque, la Chine avait la plus faible production de chocolat d’Asie. C’était un pari risqué: soit la marge de croissance était énorme, soit il n’existait tout simplement pas de marché. Je ne pouvais pas faire d’analyse de marché, celui-ci était bien trop restreint. Je me suis quand même penché sur les domaines auxquels les Chinois accordaient de l’importance. L’art d’offrir fait partie intégrante de cette culture, tout comme l’art d’emballer. Cela s’applique tant au chocolat qu’aux bijoux.

Quelles sont les autres clés pour séduire la clientèle chinoise?

L’authenticité. L’histoire d’une marque est une donnée essentielle. La Chine fait partie des plus anciennes civilisations, et sa richesse culturelle est fantastique. Prenez les différentes dynasties, par exemple. De cet héritage très riche découle une sensibilité au patrimoine et à l’authenticité. C’est pour cela que les marques comme Hermès y connaissent un grand succès. Leur offre et leur histoire sont cohérentes, à l’inverse de nombreuses marques chinoises dont la célébrité est fulgurante, mais qui disparaissent tout aussi rapidement. Une griffe occidentale reconnue inspire la confiance. Mais il ne suffit évidemment pas de débiter l’histoire de la maison. Il faut qu’elle soit pertinente pour la clientèle chinoise.

Pour la Saint-Valentin, Diamanti Per Tutti a proposé une collab avec l'influenceuse Sarah Zhuang.
Pour la Saint-Valentin, Diamanti Per Tutti a proposé une collab avec l’influenceuse Sarah Zhuang.© SDP

Comment à la fois garder la spécificité du produit belge et séduire ce public?

C’est un exercice d’équilibriste. Avec Diamanti Per Tutti, nous offrons une véritable expérience belge, par exemple. Dans nos magasins, on retrouve la skyline d’Anvers et notre slogan « everyday diamonds from Antwerp ». En même temps, nous faisons preuve de respect envers notre pays d’accueil en nous renseignant sur ses attentes. Les fêtes locales sont aussi très importantes. Outre le Nouvel An chinois, il existe trois jours dédiés à la Saint-Valentin, dont le 20 mai. Nous avons intégré cet événement sur la boutique en ligne, d’autant que la prononciation chinoise de « cinq deux zéro » (wu er ling) ressemble à « je t’aime » (wo ai ni). Il y a une autre date en septembre, basée sur une légende chinoise. Connaître l’existence de ces moments-là est essentiel, surtout dans le secteur du chocolat et de la bijouterie. Ici, ils comptent presque plus que le 14 février.

Concevoir une collection sur mesure pour la Chine, est-ce une bonne idée?

Ni Neuhaus ni Diamanti Per Tutti ne l’ont fait. Mais tous les produits ne rencontrent pas le même succès en fonction du pays. Ainsi, les bijoux avec des pierres noires se vendent ici car cette couleur fait partie de la mythologie locale. Nous étoffons également la collection de base avec des collaborations. Pour la Saint-Valentin, Diamanti Per Tutti a réalisé une ligne avec l’influenceuse Sarah Zhuang, descendante d’une famille de bijoutiers chinois. De nombreux labels occidentaux fonctionnent, eux aussi, avec une gamme internationale associée à des capsules locales. Miser sur des icônes nationales influencent les choix des Chinois. Par exemple, la popularité de Delvaux a explosé après qu’une actrice coréenne a été vue arborant une de ses pièces.

Une boutique Delvaux à Hong Kong.
Une boutique Delvaux à Hong Kong.© SDP

La Chine a-t-elle changé en quinze ans?

Dix ans en Chine ne correspondent pas à dix ans en Europe. Ici, tout va plus vite. C’est un avantage comme un inconvénient. Les années que j’ai passées ici ne constituent pas une expérience pertinente, car tout a changé. En revanche, le réseau que je me suis constitué est très précieux. Depuis mon arrivée, le plus grand bouleversement concerne la naissance de l’e-commerce. Ici, les boutiques en ligne monomarques connaissent un succès limité. Tout se passe via quelques plates-formes. La plus grande est Tmall, qui est détenue par Alibaba. Elle est 2,5 fois plus importante qu’Amazon dans le monde. C’est la plate-forme d’achat par excellence. En tant qu’entreprise, y entrer est très intéressant, mais elle filtre très strictement les marques qu’elle propose. La technologie a tout chamboulé. Prenez Wechat. Cette appli rassemble Facebook, WhatsApp et Bancontact en une seule plate-forme. J’ai toujours mon téléphone en poche, car avec lui, je peux tout faire. Les smartphones ont même joué un rôle dans la gestion de la pandémie.

Expliquez-nous…

Tout le monde a reçu un « Health code » sur son GSM. Ce code QR est lié à votre numéro de téléphone et vous devez le scanner partout où vous allez: dans les centres commerciaux, les hôpitaux, les taxis, les cafés, les aéroports, etc. Si vous avez eu un contact à risque, vous êtes contacté par téléphone et vous devez vous mettre en quarantaine. Grâce à cette technique, cela fait près de dix mois que nous avons presque retrouvé notre liberté. Tout est ouvert, il y a des fêtes et les voyages sont autorisés à l’intérieur du pays.

La culture chinoise semble être diamétralement opposée à la nôtre. Y a-t-il tout de même des points communs?

La langue influence grandement la culture, surtout en Chine. C’est pour cela que je voulais absolument apprendre le chinois. Le plus difficile, c’est le vocabulaire, car le sens des mots varie selon le contexte. Lors d’une négociation, vous pouvez savoir si elle se terminera bien ou mal en fonction du choix des mots de votre interlocuteur. Il faut donc savoir lire entre les lignes. Un peu comme en Belgique, où nous n’apprécions pas vraiment une communication trop directe.

Dernièrement, la Chine a lancé un appel au boycott de certaines marques qui critiquaient la région du Xinjiang, où les Ouïgours vivraient dans des camps de rééducation. Cet appel sera-t-il entendu?

Nike, Adidas et tous les labels qui se sont exprimés ont certainement ressenti l’impact. En réalité, un grand groupe de consommateurs y est sensible. D’ailleurs, la plupart des Chinois sont conscients de la situation. Même si nous entendons surtout les infos des médias occidentaux. Cette affaire est un duel entre les médias occidentaux et le gouvernement chinois. Et je soupçonne que les reportages soient biaisés des deux côtés. La vérité doit se trouver quelque part entre les deux.

Eût-ce été plus malin de garder le silence?

Les marques se sont tiré une balle dans le pied avec leur communication. D’autres, comme le groupe Bestseller (NDLR: comprenant Jack & Jones, Vero Moda, etc.), produisent dans la région du Xinjiang, mais ils n’ont pas pris position dans l’appel au boycott et en sont sortis indemnes.

Une des enseignes Diamanti Per Tutti en Chine.
Une des enseignes Diamanti Per Tutti en Chine.© SDP

Diamanti Per Tutti produit également en Chine. Dans quelle mesure contrôlez-vous les conditions de travail et tenez-vous compte des sensibilités?

Nous produisons à Guangdong, une région côtière du sud de la Chine avec beaucoup d’industries. Ici, le problème du travail forcé ne se pose pas du tout. Avec DPT, nous respectons la culture et les coutumes chinoises dans toutes nos communications. Par ailleurs, nous en tenons également compte dans nos designs. Nous pensons que c’est la base pour prospérer ici. Je considère que la situation à Xinjiang, comme d’autres problèmes en Chine, est une discussion purement politique dont je préfère me tenir éloigné en tant qu’homme d’affaires.

A quel point les marques locales sont-elles populaires en Chine?

Les marques occidentales ont l’avantage, mais les labels locaux gagnent du terrain. A cet égard, l’épidémie a aidé le gouvernement à développer davantage le marché local. Et à « doucement » mettre en avant la culture chinoise, comme ils disent. Ça se ressent. Le gouvernement promeut Shanghai comme une ville de la mode. Une Fashion Week s’y tient deux fois par an, et l’atmosphère y est plus trendy et edgy que dans les autres villes. La jeune génération, entre 25 et 35 ans, a besoin de se démarquer. Fini les « usual suspects », tels le sac Louis Vuitton, le temps est venu pour l’originalité. Le champ des possibles est énorme pour les jeunes marques et créateurs. Parce que cette génération est prête à dépenser beaucoup d’argent.

Les Chinois ont-ils désormais la volonté de se démarquer en tant qu’individus?

Si l’on se remémore la révolution culturelle des années 60, où tout le monde était habillé pareil, on ressent désormais le besoin qu’ils ont de construire leur propre identité. Ils l’expriment de toutes sortes de manières: de leurs tenues vestimentaires aux restaurants qu’ils fréquentent.

Avec sa classe moyenne riche et en pleine expansion, la Chine reste le Graal pour de nombreuses marques européennes. Est-ce vraiment le pays des mille et une opportunités?

Entreprendre en Chine n’est pas synonyme d’argent facile. Le marché chinois est très vaste et l’infrastructure est là: il y a de nombreux centres commerciaux et des plates-formes d’e-commerce bien établies. Mais il y règne une grande concurrence. Attirer l’attention des consommateurs demande beaucoup d’efforts. L’époque où il suffisait d’ouvrir une boutique pour que les clients y entrent est révolue. Il faut maintenant investir énormément de temps, d’argent, et de sueur. Tant en ligne que sur le marché classique. Les petites entreprises en souffrent beaucoup.

En bref: Frédéric Linkens

Le rêve chinois: Comment les marques belges s'installent en Chine avec succès
© SDP

Il a 42 ans et vit à Shanghai avec son épouse.

Il a étudié le droit à Leuven et Namur et a suivi une formation à la Vlerick Business School. Il a aussi étudié à la Wharton School en Pennsylvanie et à la London Business School.

Il s’est installé en Chine en 2006 pour développer la branche chinoise d’un groupe d’investissement néerlandais. Il a introduit le chocolatier Neuhaus sur le marché chinois entre 2010 et 2017. En 2018, il a créé une joint venture 50-50 avec Diamanti Per Tutti pour la Chine.

L’homme d’affaires a introduit d’autres marques d’accessoires en Chine, telles que Gas Bijoux.

Made in Belgium (and China)

Diamanti Per Tutti veut conquérir le marché chinois. Le cofondateur Edward Verté explique comment l’entreprise noir-jaune-rouge compte y arriver.

Le rêve chinois: Comment les marques belges s'installent en Chine avec succès
© ADRIAAN VAN LOOY

Diamanti Per Tutti devait ouvrir 100 à 150 boutiques en Chine et dans le monde entre 2020 et 2023, la première à Wuhan, fin 2020. Tout ne s’est pas passé comme prévu…

Un mois après l’ouverture, la boutique a fermé. Et l’accord avec notre partenaire local est entre-temps tombé à l’eau. Nous avons donc décidé de nous charger nous-mêmes de notre expansion. Nous nous sommes concentrés sur les opportunités en ligne et nous sommes lancés sur deux grandes plates-formes: Tmall et JD.com. Nous voulons aussi ouvrir nos propres magasins, quatre à cinq par ville. Cela prendra juste un peu plus de temps que prévu.

DPT a débarqué en Chine en 2013. Un succès instantané?

On aurait pu le croire. Nous avons d’abord ouvert cinq magasins à Hong Kong, puis trois autres en Chine même, y compris à Pékin. Les ventes se portaient très bien. Mais les choses ont mal tourné. Nous avons été arnaqués et nos enseignes ont dû fermer. Nous avions besoin d’un partenaire local. Frédéric Linkens nous a sauvés.

Depuis, vous entretenez une relation d’amour-haine avec la Chine?

J’admire leur esprit d’entreprise et leur désir de perfection et de croissance. La vitesse à laquelle vous pouvez faire des affaires là-bas n’existe nulle part ailleurs. Mais je reste aussi sur mes gardes. De nombreux clichés sont vrais, par exemple que les négociations ne commencent réellement qu’une fois le contrat signé. Il faut être très attentif à comment et avec qui vous faites des affaires.

La filiale chinoise de votre griffe surpasse-t-elle la filiale belge?

En 2020, nous avons réalisé un chiffre d’affaires trois fois supérieur en Chine et à Hong Kong qu’en Belgique. Cette année, il sera environ deux fois plus élevé, principalement en raison de la croissance de la filiale belge. Le nombre de bijoutiers qui vendent Diamanti Per Tutti a doublé, par exemple. Le design se fait toujours en Belgique mais la production, en Chine. Pour l’instant, les deux pays sont vraiment des vases communicants.

  • DPT possède actuellement 14 boutiques: 2 à Anvers, 6 à Hong Kong, 2 à Singapour, 3 à Shanghai et 1 à Hainan. diamantipertutti.com

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