Lee Wood: le révolutionnaire tranquille

Pour cet automne-hiver, Lee Wood s'est inspiré d'une veste à large poche puisée dans les archives de Dirk Bikkembergs, mais a surtout proposé une nouvelle vision, qui " réinitialise l'ADN " de la griffe. © Marco VanRijt / sdp
Isabelle Willot

A 44 ans, ce Britannique, Milanais d’adoption, a passé une grande partie de sa carrière chez Versace avant de reprendre, en janvier dernier, la direction artistique de Dirk Bikkembergs. Une marque à la masculinité affirmée qu’il a su, en deux collections, remettre dans le radar de la mode.

C’est ma responsabilité d’apporter quelque chose de neuf, sans quoi je ne serais qu’une sorte de photocopieur humain.

La mode a parfois besoin d’une piqûre de rappel. Bénéfique si possible, comme celle qu’elle s’est prise en découvrant, le 16 janvier dernier, la première collection de Lee Wood, fraîchement nommé directeur artistique de Dirk Bikkembergs, cette griffe belge passée aujourd’hui sous pavillon chinois. Bikkembergs, l’homme, s’est depuis quelques années déjà entièrement retiré des affaires, on le dit heureux de sa nouvelle vie à mille lieues des podiums, quelque part sous le soleil de l’Afrique du Sud, un pays qui avait déjà inspiré l’une des campagnes de la maison à l’apogée de sa période  » football mania « . Osé à l’époque – qui aurait parié au début des années 2000 que le sportswear, sous toutes ses coutures (lire par ailleurs), prendrait d’assaut le vestiaire des messieurs ? -, le coup d’essai s’est transformé en manne financière… jusqu’à engluer la marque dans l’univers somme toute assez limité d’un métrosexuel gominé aux muscles gonflés et trop tatoués.

Lee Wood: le révolutionnaire tranquille
© Marco VanRijt / sdp

De la carrure, les modèles du show automne-hiver 2017 – 2018 en ont toujours, mais la masculinité qu’ils dégagent, plus grave, plus brute, a changé. Le cachemire, la laine, le Nylon et le coton dominent les matières dont les teintes vont du noir au blanc, en passant par le kaki, le marine ou le camel. Les logos voyants, les couleurs cash, les imprimés à la virilité plus textuelle sont désormais réservés à la deuxième ligne – cela plaît toujours, s’en priver totalement n’était pas une option.  » Elle est par nature plus commerciale, cela doit rapporter et payer mon salaire « , sourit le créateur britannique de 44 ans. Le virage imposé à la première ligne, lui, sera en revanche plus radical tout en s’apparentant finalement à un retour aux fondamentaux.  » Mon but avec ce défilé initial était vraiment de faire place nette, de générer un choc afin de mieux positionner la griffe sur l’échiquier de la mode « , justifie l’ancien bras droit de Donatella Versace.

Lee Wood: le révolutionnaire tranquille
© Marco VanRijt / sdp

Sa recette, à l’entendre, est finalement assez simple : plonger dans les archives mais pas trop, juste assez pour s’imprégner de codes qu’au fond il connaît. Ne s’est-il pas nourri, comme tous les apprentis créateurs de sa génération, de la légende des  » Six d’Anvers  » dont Dirk Bikkembergs faisait partie ? Il l’assure et aime d’ailleurs y voir un signe, une sorte d’alignement des planètes au bon endroit et au bon moment : ses premiers  » achats mode  » furent un sweat-shirt et une paire de boots du créateur belge. Ce modèle des débuts signait d’ailleurs son grand retour aux pieds des mannequins, pour le plus grand bonheur des fans du label qui, il y a trente ans déjà, avaient, comme Lee Wood, flairé le basique en puissance. Autre pièce à haut potentiel culte : un veston croisé à poche XXL unique. Retour sur les conditions d’un come-back réussi.

Parlons franchement : à voir le tour que prenait la marque Dirk Bikkembergs avant votre arrivée, on était en droit de s’interroger sur la nécessité de sa survie, du moins comme griffe dite  » créateur  » qui défile à Milan ou Paris…

Les logiques économiques sont ce qu’elles sont : il est plus facile de capitaliser sur un label existant que d’en lancer un autre. Lorsque les investisseurs m’ont contacté pour me proposer de reprendre la direction artistique, ils cherchaient quelqu’un qui puisse redevenir la voix de la marque, une voix totalement inexistante depuis que Dirk était parti. Moi, je croyais au potentiel de cette griffe à laquelle je m’intéressais depuis ses débuts. Je n’habitais alors pas encore à Londres et je m’y rendais pour acheter des magazines ou pour aller chez Browns sur South Molton Street ou Joseph sur Knightsbridge, pour regarder les vêtements. J’ai alors acheté du Bikkembergs et c’est aussi le premier défilé parisien auquel j’ai assisté. Lorsque j’ai reçu le coup de fil qui me proposait cette collaboration, j’y ai vu une étrange coïncidence. Je me souvenais très bien du côté brut des débuts, que je trouvais esthétiquement très excitant. Cela m’a semblé naturel de dire oui ; je savais précisément ce que j’avais l’intention de faire.

A-t-il été difficile de faire accepter le changement, souvent perçu comme une prise de risque ?

Je n’avais pas l’impression de prendre des risques : j’ai suivi mon instinct qui me disait de revenir aux fondamentaux, en tout cas pour la première ligne. Il n’y avait plus vraiment d’équipe créative depuis le départ de Dirk : tout était décidé au sein des usines de production. Pour que le business continue, chacun faisait ce qu’il pensait devoir faire : ce qui se vendait. Plus personne ne savait comment faire évoluer la marque. Lorsque je suis arrivé, nous avons ouvert un nouveau studio de création ici, à Milan, dans lequel je travaille avec une toute petite équipe. C’était un espace complètement vierge : je suis entré dans mon bureau, j’ai allumé l’ordinateur et la phrase  » configurez votre Mac  » s’est affichée ! Ça ne m’était encore jamais arrivé. C’est tellement rare de se retrouver à l’instant zéro. Cela nous a aidés. A l’usine aussi, nous avons changé de modéliste : celle que j’ai engagée n’avait jamais approché un patron Bikkembergs de sa vie. Pas moyen pour elle de dire :  » C’est impossible car on n’a jamais bossé comme cela.  »

Lee Wood: le révolutionnaire tranquille
© sdp

Dans quel état étaient les archives ?

Rien n’était organisé : la pièce était remplie de vêtements et ressemblait plutôt à la section des objets perdus d’une société de nettoyage à sec ! J’y ai passé deux jours, seul, à faire l’inventaire de ce que je trouvais sur les portants : il n’y avait aucune espèce d’organisation ni par saison, ni même Homme-Femme, rien. Quand je suis sorti de là, le concierge, qui avait les clés, ne reconnaissait plus l’endroit : j’avais créé comme des allées et tout protégé avec du plastique… J’ai emporté une veste, celle qui a ouvert le défilé printemps-été 2018 et qui apparaissait aussi dans mon premier show. C’est tout. C’est la seule archive que j’ai choisi d’exploiter, avec les boots bien sûr. Je ne pense pas que ce soit une bonne chose de tout le temps regarder en arrière : les codes sont là, c’est clair dans ma tête. Mais c’est ma responsabilité d’apporter quelque chose de neuf, sans quoi je ne serais qu’une sorte de photocopieur humain.

Il y a de la place pour une marque virile, sexy mais de manière moderne ; pour un macho cool en aucun cas asexuel.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire carrière dans la mode ?

Je viens d’un petit village au milieu de nulle part mais enfant déjà, j’étais manuel. Je passais mon temps à fabriquer des choses : je préférais jouer avec l’emballage des cadeaux qu’avec ce qu’ils contenaient. Cela faisait enrager ma mère. J’adorais le dessin, donc, à l’école, j’ai choisi une filière artistique. La première année était plutôt polyvalente, on s’essayait à la peinture, la sculpture, le dessin graphique, la photo, pour voir dans quelle direction on voulait aller. J’hésitais alors à me spécialiser dans la mode ou la déco d’intérieur, en sachant que mes parents préféraient la deuxième option. Avant de s’inscrire, il fallait passer une interview de motivation : le matin même, j’ai changé d’avis, l’établissement m’a trouvé une place pour un entretien avec le responsable de la section mode et j’ai été pris ! Il ne restait plus qu’à prévenir mes parents… Je me souviens encore de la réaction de mon père :  » Tu ferais mieux de te chercher un vrai travail !  » A 19 ans, j’aurais pu ensuite aller à Londres, Kingston ou Brighton pour obtenir un master mais j’ai préféré commencer à travailler. J’avais envie de gagner ma vie et de devenir indépendant. J’ai décroché des petits boulots dans des bars et des restaurants avant d’être engagé comme garçon de studio dans une petite entreprise qui fabriquait des patrons pour Burda Style.

Pour relancer la marque, Lee Wood s'appuie sur une petite équipe, quelques éléments d'archives commes ces boots, et une envie de
Pour relancer la marque, Lee Wood s’appuie sur une petite équipe, quelques éléments d’archives commes ces boots, et une envie de « revenir aux fondamentaux ».© sdp

De là, comment vous êtes-vous retrouvé aux côtés de Donatella Versace ?

Je suis devenu l’assistant de David Thomas, un styliste qui travaillait surtout pour l’industrie musicale. C’était l’apogée de la brit pop et il habillait le groupe Oasis… C’est à ce moment là que j’ai rencontré Kinda (NDLR : Kinder Aggugini, alors responsable du studio Homme chez Versace). Il m’a fait venir à Milan, en 1998, pour passer une interview avec Donatella. Je pensais être là pour six mois, j’y suis resté seize ans ! Elle venait de prendre la direction artistique de la maison et voulait constituer un studio international composé de personnes issues de divers horizons. Au début, je passais mon temps à proposer des mood boards. Petit à petit, j’ai intégré l’équipe de design où l’on m’a confié les licences – parfums, montres, bijoux, maison, vaisselle, hôtels… Cela explique sans doute en partie pourquoi la direction de Bikkembergs a pensé à moi car c’est aussi une marque qui a concédé beaucoup de licences. C’est un business à part, avec des calendriers différents de ceux de la mode. Ces années passées auprès de Donatella n’ont pas de prix. Mais il y a deux ans, j’ai eu envie de me lancer comme consultant pour voir comment les choses se passaient ailleurs. En parallèle, j’ai développé ma propre marque, L72, juste avant d’accepter la proposition de Bikkembergs.

La dernière Fashion Week Homme de Milan a été raccourcie d’un jour et nombre de défilés deviennent mixtes. La mode masculine a-t-elle un avenir ?

Lee Wood: le révolutionnaire tranquille
© sdp

J’en suis convaincu ! Le système est devenu lourd : entre les défilés classiques, les pré-collections et la croisière, les créateurs s’épuisent. Ils sont pressés par les actionnaires et les commerciaux, même les journalistes n’en peuvent plus. C’est peut-être magnifique pour l’image mais finalement, ce ne sont que des vêtements de plus sur un marché déjà saturé. C’est pour cela que j’ai choisi de miser sur l’Homme dans la première ligne. J’ai donc commencé par remettre de l’ordre car jusqu’ici on mélangeait tout sur le catwalk : l’Homme, la Femme, l’Enfant, la première et la deuxième ligne. J’ai dit :  » Stop !  » Pour moi, Dirk Bikkembergs est une marque avec une forte identité masculine qu’il fallait remettre en avant. Et nous avons eu de la chance: Bottega Veneta a choisi de ne plus défiler que pendant la Fashion Week Femme. Une place s’était libérée dans le calendrier ; je remercie la Camera della Moda (NDLR : la chambre de la mode italienne qui organise les shows) de me l’avoir confiée.

Il fallait oser tout de même faire l’impasse sur les logos, identitaires de la marque, alors que cela semble se vendre si bien en ce moment…

Mais cela n’a pas complètement disparu : comme le côté plus sportswear, je les réserve à la deuxième ligne qui a subi, elle aussi, un sacré nettoyage. Il reste du logo donc, mais moins qu’avant. C’est populaire, il ne faut pas le nier, et c’est même plutôt cool si c’est bien fait, comme chez Off-White ou Marcelo Burlon. Je suis à l’écoute du marché : c’est pourquoi je pense vraiment qu’il y a de la place pour une marque virile, sexy mais de manière moderne ; pour un macho cool en aucun cas asexuel. L’homme de cet hiver, celui de ma première collection, était très réservé car il fallait neutraliser le passé, réinitialiser l’ADN et cela a fonctionné puisque les commandes sont relancées. L’été prochain, il sera un peu plus spontané, un peu plus sauvage.

Milanais du fond du coeur

Lorsqu’il est arrivé à Milan en 1998, Lee Wood ne pensait jamais y faire sa vie.  » Je connaissais trois mots d’italien, se souvient-il. Pizza, pasta, mafia !  » Aujourd’hui, il ne se verrait plus jamais partir d’ici. Il a investi dans un flat pas loin de Linate,  » dont la terrasse, sur le toit de l’immeuble, est aussi grande que l’appartement  » !

Lorsqu’il n’y reçoit pas ses amis – tout en se gardant bien de cuisiner italien,  » jamais je n’oserais prendre une telle responsabilité « , s’amuse-t-il -, il aime faire de grandes balades à vélo dans le Parco Lambro qui se trouve à deux pas de chez lui :  » J’ai l’impression de me retrouver dans la campagne anglaise, détaille-t-il. C’est tellement grand que l’on peut s’y perdre. J’y vais surtout le soir, à la fraîche.

J’emmène de la musique et un bon bouquin, c’est comme un retour en enfance.  » S’il dîne en ville, c’est auMandarin 2(22a, via Garofalo) où les propriétaires asiatiques et siciliens  » préparent la meilleure cuisine chinoise  » qu’il ait jamais mangée.

Enfin, c’est chez son ami Roberto qu’il va se faire couper la barbe et les cheveux depuis huit ans. Celui-ci rêvait d’ouvrir son salon, c’est aujourd’hui chose faite.Barberia Cerva(20, via Cerva) est un vrai barbier à l’ancienne pour un pur moment rien qu’à soi.

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