Les confidences de Diane von Furstenberg: « Je suis la femme que je voulais être »

Diane von Furstenberg à Bruxelles
Diane von Furstenberg à Bruxelles © Laetitia Bica
Anne-Françoise Moyson

Le Musée Mode et Dentelle de Bruxelles expose la vie et l’œuvre de Diane von Furstenberg. La créatrice belgo-américaine a grandi en Belgique avant de partir vivre son American Dream et habiller les femmes d’une petite robe portefeuille devenue célèbre. Un destin fait d’amour, de gloire et de beauté mais aussi de traumas.

Avec Diane von Furstenberg, l’intime, le très intime, trouve naturellement sa place dans la conversation et sous les feux de la rampe. On est à quelques semaines de l’inauguration de l’expo que le Musée Mode et Dentelle lui consacre sous le titre Woman Before Fashion, on comprend qu’il s’agit d’elle évidemment et de son parcours de créatrice de mode, que l’histoire retiendra pour sa wrap dress, «une petite robe portefeuille de rien du tout» faite «par une femme pour les femmes» et qui depuis 1973 n’a pas pris une ride.

Elle secoue sa chevelure qui flamboie, ôte ses talons, déplie ses jambes sublimes et les pose sur la table dans ce petit bureau du musée, à Bruxelles. Elle parle des pavés locaux qui la font vaciller, mais il n’est pas sûr que ce soit la conséquence des dénivelés aléatoires. Diane von Furstenberg est tout à trac traversée par les souvenirs et les émotions. Hier, elle visitait le Lycée Dachsbeck qu’elle fréquenta petite. Et ce matin, la caserne Dossin, à Malines, où sa mère avait été enfermée après avoir été raflée avant d’être déportée en mai 1944, direction Auschwitz.

Elle se masse une cheville, attrape son smartphone, fait défiler les photos, montre celle de sa maman, 22 ans, exposée sur le mur de cette caserne-mémorial d’où furent déportés 25 490 Juifs et 353 Roms. Comprenez qu’on n’ait guère l’idée de lui parler d’emblée de sa robe portefeuille et de son American Dream. Diane von Furstenberg ne se résume pas à sa wrap dress.

‘Il m’importe de montrer mes vulnérabilités et comment je les ai transformées en force, parce que cela peut inspirer les autres.’

Diane von Furstenberg au travail avec des échantillons de jersey à imprimé floral, en 1977.
Diane von Furstenberg au travail avec des échantillons de jersey à imprimé floral, en 1977. © Ara Gallant

Elle est pour l’heure tout entière à ses racines, mises à nu pour cause de repérage – elle s’apprête à être le sujet d’un docu tourné par la réalisatrice Sharmeen Obaid-Chinoy, aussi occupée à préparer le prochain Star Wars. «Je suis allée ces derniers jours tellement profondément dans mon enfance, dans les traumas… Ma mère, je pourrais en parler des heures. Elle me racontait son arrivée à la caserne Dossin et comment, dans le camion qui l’y emmenait, elle avait écrit un mot à ses parents, sur un morceau de carton, qu’elle avait jeté dans la rue. Je ne la croyais pas. Mais après sa mort, mon cousin m’a apporté une boîte pleine de photos. Au fond, il y avait une enveloppe plate, dessus, il était écrit «Lily 1944» et dedans, le morceau de carton et ses mots: «Je ne sais pas où je vais mais sachez que je pars avec le sourire.» Ça, c’est ma mère. C’est beaucoup plus tard que j’ai réalisé ce qu’elle avait vécu et que c’était à moi d’en parler désormais.»

Beaucoup de survivants de la Shoah avaient choisi le silence, pas votre mère…

Il y a deux genres de survivants, ceux qui choisissent la vie et ceux qui ne sont pas morts. Ma mère avait choisi la vie. Je suis venue au monde dix-huit mois après qu’elle soit rentrée des camps en pesant 29 kilos. Je suis une petite chose née au milieu de cendres et de squelettes. Ça, c’est la vie, ça, c’est moi. Le jour où je suis née, j’avais donc déjà gagné. Et quand je reviens ici, je redeviens la petite fille que j’étais, il n’y a qu’à Bruxelles que je suis dans cet état-là. C’est intéressant mais bouleversant.

Diane von Furstenberg: « Quand je reviens à Bruxelles, je redeviens la petite fille que j’étais… C’est intéressant mais bouleversant. » (c) Laetitia Bica © Laetitia Bica

Comment est née l’idée de l’expo?

Cette expo, ce n’est pas moi qui l’ai voulue ni organisée, je n’en suis que le sujet. Au début de l’année 2022, le commissaire Nicolas Lor m’a appelée, il a 29 ans et est très fashionista. Avant d’entrer au Musée Mode et Dentelle, il a été archiviste chez Chanel et chez Dior. Il a proposé de monter une première exposition sur Diane von Furstenberg, on lui a dit OK, il m’a appelée.

Dans quel état d’esprit étiez-vous alors?

Ça m’est tombé dessus à un moment où je nettoyais ma société afin de pouvoir la mettre dans les mains de ma petite-fille, Talita, désormais co-chairman. J’étais en train de faire l’inventaire de ce qu’est la marque. Parce que quand est arrivé le Covid, j’ai voulu en profiter pour tout resserrer. J’avais fait une erreur, ces dernières années: j’avais poussé l’accélérateur. La compagnie était devenue très grande et j’avais commencé à perdre de l’argent pour la première fois. Pendant le confinement, j’ai décidé de tout inventorier. J’ai débuté plutôt seule et puis est arrivée cette proposition du musée. J’ai demandé à Nicolas: «Mais pourquoi une expo sur moi alors qu’en Belgique, il y a des créateurs comme Dries Van Noten ou Martin Margiela?»

Et que vous a-t-il répondu?

Qu’il m’avait choisie parce que j’étais «plus pertinente que jamais». Quand vous êtes une vieille dame, c’est formidable de s’entendre dire par un jeune que vous êtes tellement cool! Et j’ai aimé son approche, sa vision, il ne s’agissait pas d’une rétrospective mais d’une présentation intime et dynamique de ma carrière, avec l’objectif de mettre en avant le mot «design», c’est-à-dire la discipline consistant à penser un objet pratique, esthétique et aisément reproductible.

Alors qu’on ne s’était parlé qu’au téléphone, je lui ai dit «oui» mais je l’ai aussi présenté à l’équipe de la maison d’édition Rizzoli pour qu’il puisse écrire sur cette expo. Il y racontera cette aventure que j’ai vécue et il signera ce livre, j’aime l’idée que ce soit son angle de vue. Et croyez-moi, je reste le plus en dehors possible parce que c’est le regard des autres, le sien, qui est intéressant.

Diane von Furstenberg en 1972.
Diane von Furstenberg en 1972. © Roger Prigent

Pour la première fois, vous avez donc accepté d’ouvrir vos archives…

Oui. Et Nicolas a passé une semaine chez moi, dans le Connecticut, dans cette maison qui est la mienne depuis que j’ai 27 ans. Il est tout de suite entré dans mes archives, ma cuisine, c’est devenu très intime… Ces conversations, c’était comme une thérapie. Ensemble, nous avons retracé ce voyage de cinquante ans. De la petite robe devenue symbole de liberté et de pouvoir, à la façon dont le succès m’a fait vivre le rêve américain, en passant par la connexion intemporelle de la marque avec les femmes. Le titre de l’expo l’exprime: pour moi, la femme importe plus que la mode.

Fin 1973, la première robe portefeuille Diane von Furstenberg voit le jour. A quoi ressemblait-elle?

La première chose que j’ai faite, c’est une tee-shirt dress. On était alors en 1969 et je travaillais à Côme, auprès d’Angelo Ferretti, le magnat de l’industrie textile. Il avait une usine d’impression où il fabriquait notamment les foulards aux imprimés sophistiqués pour Gucci et Ferragamo. Il avait acheté l’usine à côté, qui fabriquait les bas en soie mais dont plus personne ne voulait avec l’arrivée des collants en Nylon. Comme il ne voulait pas jeter les machines à tricoter, il s’était mis à produire des jerseys pour en faire des tee-shirts, des polos… C’est lui qui m’a tout appris sur cette matière. Mais il a fallu un voyage en Amérique pour que je regarde ces manufactures d’un autre œil.

Ma mère m’avait offert pour mon anniversaire un billet d’avion, j’étais allée retrouver mon boy-friend Egon von Furstenberg à New York. Il était beau, jeune, prince, toutes les femmes au monde voulaient l’épouser. J’ai adoré la ville et j’y ai découvert une mode différente de ce qui se faisait en Europe, avec Giorgio Sant’Angelo, Stephen Burrows, Halston, qui utilisaient du jersey et des couleurs vives. Quand je suis revenue en Italie, je me suis dit qu’il y avait une opportunité: pourquoi ne pas essayer de fabriquer des robes avec ces tissus imprimés? J’ai passé du temps à l’usine et ramassé les rebuts. Je suis devenue amie avec Bruna, la modéliste, interviewée dans l’expo. On a commencé à faire des trucs, des échantillons à vendre en Amérique.

Il n’est alors pas encore question de «wrap dress»?

Non, c’était une robe tee-shirt simple, trois trous, de toute manière toutes les robes sont «trois trous»! Et puis j’ai fait un wrap top, comme un cache-cœur de danseuse avec une jupe assortie, et ça a marché. «Pourquoi ne pas combiner les deux en une robe?», me suis-je dit.

La wrap dress de Diane von Furstenberg au Musée Mode et Dentelle (c) Musée Mode et Dentelle © SDP

Jamais je n’avais imaginé que j’allais en vendre des dizaines de millions. Bien évidemment, la robe portefeuille existait déjà, c’est comme un kimono, mais celle-là était différente parce qu’elle était en jersey, cela vous moule le corps… Et mes imprimés rendent les femmes félines. Elles se sentent jolies dedans. Tout est là. Cette robe portefeuille a rempli mon portefeuille, j’avais 28 ans, j’en faisais 25 000 par semaine. Je suis devenue la femme que je voulais être.

Quatre bonnes raisons d’aimer Diane von Furstenberg, encore et toujours © Laetitia bica

Et quelle femme désiriez-vous être?

Une femme qui peut payer ses factures, qui peut avoir une vie de mec dans un corps de femme. Aujourd’hui, j’ai 76 ans, je suis une vieille dame. Dans quatre ans, j’en aurai 80, mais je devrais en avoir 500 tant j’ai vécu d’époques, de vies, de voyages, d’images… Je ne pourrais pas me rajeunir d’une minute. Quand je rencontre quelqu’un, je lui dis d’emblée mon âge. Je trouve ça bête, les gens qui se rajeunissent, cela ne fait pas sens. On ne devrait pas demander «quel âge avez-vous?» mais «combien d’années avez-vous vécues?» Et tout à coup, c’est différent. Je suis entrée dans l’hiver de ma vie, le passé s’impose. C’est comme si on le mettait dans une pièce, c’est très intime… Avec Woman Before Fashion, je l’expose et le montre, pour que cela puisse aller dans d’autres mains, qui ne sont plus les miennes. Il y aura certes l’empreinte de tout ce passé et de tout ce que j’ai voulu dire mais ce qui est amusant, c’est que les jeunes le réinventent, même si c’est pour faire la même chose!

Votre carrière a ses racines aux Etats-Unis ; vous êtes considérée comme la marraine des créateurs américains. Vous ne voudriez pas aussi être un peu celle des Belges?

Oui, je veux bien être leur godmother! Ma vie est composée de trois piliers, ma famille, ma marque et moi. Quand j’étais jeune, le moi, c’était les histoires d’amour tandis que maintenant, c’est l’impact que je peux avoir: je veux pouvoir utiliser mon expérience, ma voix, mes connaissances, afin d’aider et inspirer toutes les femmes à être les femmes qu’elles veulent être. Et il y a encore du travail, c’est sûr.

Les grands destins, c’est des hauts et des bas

Quel est le plus grand combat que vous ayez mené et gagné?

J’ai toujours peur du mot gagner, tout peut se retourner… Mais je suis reconnaissante: j’ai une famille magnifique, pas banale, mon fils, ma fille, mes petits-enfants sont extraordinaires. Quant au combat que j’ai gagné, je crois que finalement c’est celui de la petite Bruxelloise née d’une mère rescapée des camps qui a eu un grand destin. Bien entendu, les grands destins, c’est des hauts et des bas, ce n’est pas toujours le succès. Et c’est ce que je veux faire avec le documentaire que nous sommes en train de tourner: il m’importe de montrer mes vulnérabilités et comment je les ai transformées en force, parce que cela peut inspirer les autres.

C’est aussi cela que j’ai voulu partager dans un petit livre écrit pendant le Covid, Own it: The Secret to Life. J’avais commencé à l’écrire en prose mais c’était «boring», j’ai préféré en faire un manifeste de A à Z. «To own it», c’est accepter la vérité et dealer avec elle, même si cela peut être déplaisant. On vit dans un monde chaotique, on ne sait pas où on va, plus que jamais, il importe d’être vrai à soi. La liberté, c’est ça.

Quand avez-vous compris cela?

Très jeune. Ma mère avait un grand miroir dans sa chambre, je m’y regardais souvent. Ce n’était pas que j’aimais ce que je voyais mais j’aimais avoir ce sentiment de contrôle: si je bougeais, mon image bougeait… J’ai compris que c’était moi qui pouvais avoir le contrôle de moi-même. Et je voudrais donner ce conseil à tout le monde: la relation la plus importante, c’est celle que l’on a avec soi-même. Et si elle est bonne, alors toutes les autres sont des plus, pas des musts.

Woman Before Fashion, Diane von Furstenberg, au Musée Mode et Dentelle, à 1000 Bruxelles, du 21 avril au 7 janvier 2024. museemodeetdentelle.be

Diane von Furstenberg

Diane Halfin naît à Bruxelles en 1947. Elle épouse le prince Egon von Furstenberg en 1969. Dans la foulée, elle s’installe à New York.

Fin 1973, elle crée l’emblématique wrap dress.

Le Council of Fashion Designers of America lui décerne un Lifetime Achievement Award en 2005. Elle préside l’institution de 2006 à 2019.

En 2015, elle est dans le top 100 des femmes les plus influentes selon le magazine Forbes.

En 2018, elle est Citoyenne d’honneur de la Ville de Bruxelles et trois ans plus tard, Commandeur de l’Ordre de la Couronne.

Pour fêter les 50 ans de sa robe portefeuille et sa carrière, le Musée Mode et Dentelle organise l’expo Woman Before Fashion.

Gagnez un billet duo pour l’événement VIP

L’expo Woman Before Fashion Diane von Furstenberg ouvre ses portes ce 21 avril 2023 au Musée Mode et Dentelle, à Bruxelles. Le Vif Weekend vous offre un billet duo gratuit pour l’événement VIP qui aura lieu le 25. En présence exclusive de Diane von Furstenberg, vous pourrez visiter l’expo (de 17 h 30 à 19 heures) et prendre un verre à l’hôtel de ville de Bruxelles. Une soirée inspirante pour les amoureux de mode!

Rendez-vous sur levifweekend.be/dvf et tentez votre chance.

La participation est ouverte jusqu’au 20 avril à 23 h 59.

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