Jules François Crahay: L’étoile belge de la haute 
couture

jules francois crahay
© Getty images
Anne-Françoise Moyson

Pendant trente ans, dès le milieu des années 50, Jules François Crahay brilla au firmament de la mode parisienne. Et puis ce couturier belge a étrangement disparu de toutes les mémoires. Jusqu’à ce que le Musée Mode & Dentelle de Bruxelles le sorte de l’oubli.

Imaginez un créateur belge monté à Paris en 1951, considéré par les Américains comme le nouveau Dior, qui brilla durant trois décennies sur la haute couture parisienne et fut 
honoré par 3 Dés d’or mais que tous étrangement ont oublié depuis. Il a fallu le hasard et l’acharnement du curateur Denis Laurent et de son équipe du Musée Mode et Dentelle pour mener l’enquête. Et enfin honorer le talent de Jules François Crahay (1917-1988), grâce à cette exposition Back in the spotlight.

Violoncelle, Lanvin 1977, Printemps-Eté Boutique collection. FLM collection © Louis Kerckhof

Ça pourrait presque être un roman policier, sauf que dans cette histoire il n’y eut guère de meurtre mais un triomphe sur la scène de la mode. Au détour d’une vente publique en 2018, Denis Laurent tombe sur une robe griffée Lanvin par Jules François Crahay. Le nom lui est inconnu, pourtant, il sonne très belge. Le curateur très vite découvre que ce couturier a eu « une carrière incroyable », il se lance alors dans une enquête plutôt ardue, car la poussière a enseveli jusqu’au souvenir de l’homme. « Dans nos archives, il y avait certes quelques modèles, identifiés comme tel ou non, de sa griffe liégeoise, Jules Crahay, avant son épiphanie parisienne. Ils avaient déjà été montrés, lors d’une expo sur les années 50. » En cherchant bien, il se rend compte que le musée, dans ses trésors, a également une poignée de modèles Lanvin et Nina Ricci de l’époque Crahay « mais jamais le lien n’avait été fait ». Tel un Sherlock, il suit toutes les pistes, dépouille la presse d’alors, sonde les archives des maisons parisiennes, rencontre même un arrière-petit-cousin du couturier… « J’étais tellement excité, je pensais que cela allait ouvrir un monde, qu’on découvrirait des photos de lui enfant, de sa mère, des modèles, que sais-je mais hélas il n’y avait qu’une mention de deux lignes dans le journal de son grand-père, qui était le cousin de Jules François Crahay. »

Mais qui donc est cet illustre inconnu?

Jules François Crahay est né en 1917, à Liège. Sa mère était tailleuse, elle avait une maison de couture, avec 22 couturières. J’ai eu en main les plans de la maison de couture qu’elle avait fait construire, avec ses salons d’essayages, dans la plaine de Fragnée. Il a grandi dans cette maison, à cette époque, tout était attenant, il raconte d’ailleurs qu’il est né une aiguille à la main et qu’il était fasciné par les clientes. Très vite, il veut devenir couturier et va étudier la coupe et l’assemblage à Paris, de 1934 à 1936, à l’époque de Madeleine Vionnet mais aussi du surréalisme… Puis il en revient et travaille dans les ateliers de sa mère. Il fait son service militaire en 1938, est prisonnier de guerre jusqu’en 1945 et reprend la maison de couture à son nom, avec pour griffe Jules Crahay.

Nina Ricci haute couture, automne-hiver 1959, robe à effet de châle en satin damassé turquoise avec une très haute ceinture corselet.
Paris, Palais Galliera – Musée de la mode © Paris Musées, Palais Galliera, Dist. RMN-Grand Palais / image Ville de Paris.

Cinq ans plus tard, il monte à Paris…

Oui, j’ai dépouillé les journaux, La Meuse notamment, on y lit l’annonce : « Maison de couture à remettre pour départ Paris ». Il y ouvre sa maison de haute couture mais il fait faillite après deux saisons, très vite. Il est alors engagé comme modéliste chez Nina Ricci. Dès le départ, il prend en charge une série de modèles haute couture mais on ne sait pas lesquels, cela restera sans doute un mystère. Il devient le 
modéliste principal, prend en charge la collection boutique à partir de 1955 et en 1959, quand Nina Ricci se retire, il conçoit l’entièreté de la collection.

Et c’est un succès immédiat?

C’est incroyable mais 24 heures après la présentation de la collection le 27 janvier, cela a déjà fait le tour du monde : le magazine 
Women’s Wear Daily écrit un article dithyrambique – « Une nouvelle étoile se lève dans le ciel de la mode parisienne. » On dit que c’est la collection à voir, les acheteurs, les professionnels américains se battent pour avoir une place au défilé qui leur est destiné. La première année, il y a eu sept articles sur Crahay dans le New York Times et 4 pages dans Life. Toutes ses autres collections seront de très grands succès, plébiscitées par des artistes, des actrices, la princesse Paola de Belgique, la reine Farah Diba et Jackie Kennedy…

En 1963, il est débauché par Lanvin, est-ce l’apothéose pour Jules François Crahay?

Il rêvait d’arriver au panthéon de la couture au Faubourg Saint Honoré, dans une grande maison historique. On dit qu’il était le couturier le mieux payé de Paris à l’époque. Il était au sommet de sa gloire et avait très bien négocié son salaire. Lanvin est une maison très riche, elle est même la première, grâce aux parfums, surtout Arpège. En janvier 1964, il présente sa première collection pour Lanvin, et c’est un succès. Il signera sa dernière collection haute couture en juillet 1984, titrée « Viva America », elle lui vaudra son troisième Dé d’or, un record. Le défilé se clôture par une présentation de vingt modèles emblématiques de ses vingt années chez Lanvin, on peut voir le film dans l’exposition, c’est assez émouvant, ce sont ses derniers moments…

© Penske Media via Getty Images

Comment était-il humainement?

Il était très timide, tout le monde le dit, les journalistes, les collègues, les amis… Il préférait laisser les vêtements parler d’eux-mêmes. En préparant cette exposition, on a rencontré ses amis, Christian Lacroix qui le considérait un peu comme un maître, ils entretenaient une correspondance épistolaire. Et Lacroix lui a dédié sa deuxième collection, dans laquelle il dit toute l’admiration qu’il a pour lui. Ce n’est pas tellement surprenant en termes d’esprit stylistique, d’inspirations et d’intérêt pour les mélanges de couleurs et les motifs et les tissus.

‘Il était très content de rester dans l’ombre. On le voit sur les photos, il rechigne à venir saluer à la fin du défilé.’

Marc Audibet l’a connu plutôt à la fin de sa carrière, il nous a raconté que c’était un homme très réservé, qui s’intéressait à la culture sans être un intellectuel, du point de vue de son travail. Ils avaient un petit jeu entre eux : c’était à celui qui ferait des vêtements avec le moins de coutures possible.

Modèle Nina Ricci haute couture, printemps-été 1963, robe de cocktail en mousseline de soie imprimée multicolore. Musée Mode & Dentelle © Louis Kerckhof

Est-il le chef de file d’une révolution stylistique?

Ce n’est pas un couturier de rupture, ce n’est pas Paco Rabanne et ses robes métalliques… Jules François Crahay s’inscrit dans une tradition de la haute couture qu’il fait cependant évoluer. Il arrive avec des propositions pittoresques, étonnantes même, comme cette cape culotte en 1968 ou les bloomers qu’il ressuscite et met sous les jupes en 1967. Il a beaucoup d’idées surprenantes, parfois même un peu drôles. Il promouvait une image ludique de la mode, comme un espace de plaisir, d’évasion. Le journaliste John Fairchild du Women’s Wear Daily le considérait comme le chef de file de cette école de mode joyeuse comme le seront les années 60. Jules François Crahay a d’autre part un intérêt constant pour le folklore, l’exotisme, l’Inde, le Japon, le Pérou, la paysannerie européenne qu’on peut aussi rattacher à cette vision de la mode comme espace d’évasion.

Valse, Lanvin 1980, Collection Automne-Hiver Haute Couture. FLM collection © Louis Kerckhof
Valse model sketch, Lanvin 1980 Autumn–Winter Haute Couture collection. Lanvin heritage

Trente ans, c’est une longue carrière… A la fin, chez Lanvin, il se répétera?

Non, vraiment pas, et on voit l’évolution. On peut dire qu’il commence avec une mode très structurée, construite, puis il évolue vers le flou, presque le vêtement noué. On considérait qu’il était un maître de ces vêtements qui donnent l’impression qu’on n’a pas touché au tissu ou presque. Et lui-même disait qu’un couturier, c’est comme un sculpteur qui travaille la matière sur le buste. Il avait une sensibilité au tissu extraordinaire.

Espagne, Nina Ricci 1963 Automne-Hiver Haute Couture collection. Detail from the FLM collection © Louis Kerckhof

Vous estimez que ce créateur belge mérite le titre de « premier de cordée »…

Il a ouvert la voie à tous ces Belges qui sont aujourd’hui directeurs et directrices artistiques de maisons parisiennes établies. Et nous les présentons, dans un chapitre de l’exposition. Le premier à le suivre, c’est Martin Margiela chez Hermès en 1998 ; le premier à prendre la responsabilité d’une collection de haute couture, c’est Raf Simons chez Dior en 2012 ; tandis qu’Olivier Theyskens lui succède chez Nina Ricci en 2006 et que même la génération actuelle marche dans ses traces avec notamment Nicolas Di Felice chez Courrèges depuis 2021.

Jules François Crahay
Jules François Crahay

Jules François Crahay avait totalement disparu des radars, comment est-ce possible ?

Il y a plusieurs raisons. Beaucoup de couturiers de cette génération étaient avant tout des modélistes travaillant pour des maisons connues. Or, à l’époque, surtout en France, on mettait en avant les maisons, on ne médiatisait pas les directeurs artistiques comme on le fait aujourd’hui, ce culte-là n’existait pas. Et lui-même était très discret, il était très content de rester dans l’ombre. On le voit sur les photos, il rechigne à venir saluer à la fin du défilé. Et puis les deux maisons pour lesquelles il a travaillé étaient avant tout familiales, on mettait dès lors l’accent sur les Ricci et les Lanvin. Elles n’ont fait aucun travail de mémoire, les musées ne l’avaient pas fait non plus. Jules Françoise Crahay est mort depuis près de quarante ans, sans descendant, il n’y avait personne pour cultiver cette mémoire…

Lanvin Paris-New York, 1972 Printemps-Eté collection. Detali from the FLM collection © Louis Kerckhof

Au cours de votre « enquête », qu’est-ce qui vous a le plus surpris?

Je trouve cela dingue qu’il ait eu un tel succès pendant sa carrière et qu’on l’ait oublié, surtout et même en Belgique. On a fait une chronologie : il meurt en 1988 quand Martin Margiela lance sa première collection, sa dernière collection de prêt-à-porter « JFC Jules François Crahay » est produite par le groupe japonais Itokin quand La Cambre ouvre sa section de stylisme en 1986 et en 1984, quand il arrête chez Lanvin, les six d’Anvers font leurs débuts… Le télescopage est amusant.

Jules François Crahay, Back in the spotlight, au Musée Mode & Dentelle, à 1000 Bruxelles, 
du 23 février au 10 novembre. Musée Mode & Dentelle

En bref

Jules François Crahay

• Jules François Crahay naît à Liège le 21 mai 1917.
• En 1945, il reprend la maison de couture de sa mère et habille la société élégante de Wallonie.
• En 1951, iI monte à Paris et ouvre sa maison de couture très éphémère.
• Il entre chez Nina Ricci en 1952, comme modéliste.
• En 1959, son talent éclate au grand jour, avec son premier défilé sous son nom pour Nina Ricci.
• A l’automne 1963, Jules François Crahay est appelé par la prestigieuse maison Jeanne Lanvin. Il devient le couturier le mieux payé de Paris.
• Dans les années 70, il laisse éclater son goût pour le folklore et remporte tous les suffrages.
• Il signe sa dernière collection de haute couture pour Lanvin en juillet 1984, qui lui vaut son troisième Dé d’or, un record.
• En 1986, il lance une collection de prêt-à-porter à son nom.
• Il meurt à Monte-Carlo le 5 janvier 1988.

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