Maisons et créateurs belges: des vestiaires sous influence baroque

Monsieur Maison, la transgression est de mise, la sensualité aussi. © VERNE STUDIO

L’automne-hiver des créateurs et des maisons belges a des velléités baroques. Il résiste à la norme, c’est sa grande force. La transgression est de mise, avec sensualité, et la profusion et le mouvement aussi. Recadrage historique.

On ne s’aventure pas dans le baroque à la légère, il faut être armé sous peine de n’y rien comprendre, de trembler face à l’overdose potentielle et du coup de passer à côté, ce qui serait dommage. Car le mot est lourd de sens – il semble même qu’il fasse peur. A oser l’adjectif qualificatif pour les collections de la saison, on a effectivement senti quelques réticences chez les créateurs que l’on questionnait sur le sujet – baroque moi ? Non, pas du tout, se défendent-ils presque tous. Même Dries Van Noten, qui le range dans la catégorie de  » l’indigestion de volutes et de matières « , de ce  » trop  » qu’il  » essaie d’éviter « . Pourtant, à y regarder de près, on ne peut douter que cette manche, ce drapé, ce corset, cet or luxuriant et ce velours flamboyant s’apparentent définitivement au mouvement. Encore faut-il s’entendre sur le concept qui n’a finalement de sens que celui qu’on veut lui donner – ce qui permet, in fine, de classer sans rigidifier la mode des maisons belges plus que jamais différentes.

Haider Ackermann, des tissus qui renvoient à la sompuosité baroque.
Haider Ackermann, des tissus qui renvoient à la sompuosité baroque.© IMAXTREE

Qui mieux qu’une historienne de l’art pour ciseler une définition ? Brigitte D’Hainaut-Zveny, membre titulaire de l’Académie royale d’Archéologie de Belgique, codirectrice du Groupe d’Étude du XVIIIe siècle et chargée de cours à l’Université Libre de Bruxelles, rappelle que  » le terme vient du portugais barroco, utilisé au XVIe siècle pour qualifier une perle fine mais irrégulière, on le trouve dans le dictionnaire de l’Académie de 1694. Progressivement, il évolue et est utilisé pour qualifier tout ce qui apparaissait bizarre, irrégulier, pas dans la norme. Puis au XVIIIe siècle, avec des gens comme Quatremère de Quincy, théoricien de l’architecture, le terme prend une autre assise : il l’utilise comme un substantif à propos d’une production artistique qu’il désavoue complètement, qui date de la fin du XVIe et de la première moitié du XVIIe siècle, l’appellation est péjorative, elle définit ce qui est irrégulier par rapport à la norme, c’est-à-dire le classicisme.  »

Pas étonnant dès lors qu’il soit chargé d’ondes négatives et de relents péjoratifs, où il est question  » d’avilissement, d’abâtardissement, de la fin malheureuse de tout ce qui est classique « . Mais dans le même temps, il lui confère son ADN : le baroque résiste à la norme, il n’est pas réductible – on s’en souviendra.  » Il traînera cette conception très négative jusqu’au XIXe siècle, précise encore Brigitte D’Hainaut-Zveny. Jusqu’à ce que Heinrich Wölfflin écrive ce livre qui nourrit tous les historiens, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art.

Le baroque, c’est l’exubérance, la profusion, la splendeur, le mélange des genres et l’importance des mouvements, des tensions, des confrontations.

Il y garantit l’autonomie du baroque qui n’est plus la fin de quelque chose et montre qu’une valeur d’art peut se constituer sur autre chose que des référents classiques. Il instaure une grammaire de base, un vocabulaire définitif et définitoire de la manière dont on va par la suite le penser. Après Wölfflin, le terme sera utilisé pour qualifier ce moment particulier de la production artistique du dernier tiers du XVIe siècle et des deux premiers du XVIIe, il établit un baroque historique, qui correspond à une période et à une production spécifique.

Veronique Branquinho,
Veronique Branquinho, « comme des peintures de Caravage ».© IMAXTREE

En 1935, dans Du Baroque, Eugenio d’Ors en fait un état d’esprit, qui peut apparaître à différentes époques, dans des milieux culturels différents. Et il bâtit cette tendance sur des listes de qualificatifs.  » Lesquels se retrouvent également dans la mode. Le baroque, c’est donc l’exubérance, le spectaculaire, l’artificiel, la théâtralité, l’abondance, la profusion, la splendeur, la richesse, les couleurs, les matières, le mélange des genres, dont le principe même est d’être contre la norme et l’importance des mouvements, des tensions, des confrontations.  » Quand on utilise le terme, renchérit la spécialiste, on a à la fois cette référence à un moment historique précis – des fraises, des surcots, des coiffes – et une appropriation des valeurs d’un baroque éternel, une espèce de lâcher-prise, de contestation ; les deux servent de réservoir pour revoir ces vêtements et éventuellement les qualifier.  »

D’autant plus aisément qu’une autre intellectuelle a étudié le sujet dans sa thèse de doctorat, La soie déchirée (2008). Ana Maria Peçanha Barreira y analyse les chefs de file du baroque, Cristobal Balenciaga, Jean Paul Gaultier, Valentino et John Galliano.  » A partir de ce corpus de créateurs qui ont fait des choses très diverses, elle a cherché les plus petits dénominateurs communs autour desquels elle a reconstitué une tendance. Elle dit, mais elle n’est pas la seule, que cet ensemble de vêtements partage à la fois des choix esthétiques et aussi un certain nombre d’enjeux sociaux.

« Une femme : Boyish, austère et excentrique. »

Elle dresse une chronologie de la mode au terme de laquelle elle place celle qui nous occupe maintenant, dans une société où pour des raisons économiques – de segmentation des marchés, de techniques de production – et sociologiques, liées à la globalisation, il n’y a plus une norme, une référence mais différents types de style, différentes périodes historiques. L’échantillonnage des modèles à investir devient extrêmement vaste. Et cette pluralité permet à des mouvements comme celui-ci de se développer et de coexister.  »

Veronique Branquinho,
Veronique Branquinho, « comme des peintures de Caravage ».© IMAXTREE

On voit donc Haider Ackermann utiliser les pannes de velours,  » des tissus qui renvoient à la somptuosité baroque « , Veronique Branquinho jouer avec  » la transparence des blouses, comme dans les peintures de Caravage « , Véronique Leroy mélanger les contraires, additionner les superpositions et aimer l’or, tout comme Dries Van Noten, qui ose  » une réorchestration chorale grâce à laquelle il ne juxtapose pas les éléments les uns à côté des autres mais les mélange, ils forment ainsi une autre unité. Cette propension, cet état d’esprit, ce sont les valeurs d’un baroque transhistorique. Le créateur réinvente, casse les moules, et c’est provocateur comme proposition.  » A l’image du baroque dans sa joyeuse tendance au débordement, à la transgression de la règle, dans un vitalisme, un sensualisme et un mouvement libérateur.

Glenn Martens

POUR Y/PROJECTLa petite soeur contemporaine d’Elisabeth Ière

Le vestiaire de Glenn Martens, une allusion au baroque - jusque dans l'invitation au défilé - plus dans l'atmosphère et l'émotion que dans les coupes.
Le vestiaire de Glenn Martens, une allusion au baroque – jusque dans l’invitation au défilé – plus dans l’atmosphère et l’émotion que dans les coupes.© Y/PROJECT

Une collection baroque ?

 » Y/Project est une marque dont les fondements sont la subculture historique ou ethnique, c’est visible dans la collection Femme de cet automne-hiver, avec de gros clins d’oeil vers un vestiaire baroque et vers une femme élisabéthaine. Mais c’est plutôt l’atmosphère et l’émotion de cette période que l’on essaie de traduire, je n’ai pas étudié la manche baroque mais plutôt tenté de partager les sentiments que la peinture de Rubens me procure. Je suis assez fan de musées que j’ai ici, à Paris, à portée de main. Cela m’inspire, sans même en être conscient, la ville est une bibliothèque vivante, comme Bruges où j’ai grandi et qui m’influence très fort dans mon travail. »

Une silhouette emblématique ?

 » La robe en velours rouge de trois mètres de long, dans un tissu très Stretch (photo). On peut la draper, la remonter, la mettre à la longueur que l’on veut, cela peut même devenir un pull. Le concept est très basique mais on sent l’extravagance avec le reflet du velours et la richesse avec les plis. J’aime aussi ce look avec un bomber gris retravaillé avec des Zips, déconstruit avec des noeuds et une chemise en mousseline verte, c’est le portrait d’une femme baroque mais d’une manière 2016, ce n’est pas une traduction mais une allusion, la petite soeur contemporaine d’Elisabeth Ire d’Angleterre. »

Dries Van Noten

« Ce qui est parfaitement beau est ennuyeux »

Dries Van Noten propose une
Dries Van Noten propose une « réorchestration chorale » des codes pour « casser les moules ».© IMAXTREE

 » L’inspiration de cette saison ? La marquise Luisa Casati et le poète Gabriele D’Annunzio. Elle fut souvent utilisée comme référence dans la mode, la collection que John Galliano avait basée sur elle fut un grand moment de l’histoire du vêtement du XXe siècle. Mais lui avait surtout travaillé sur les images de cette femme. Moi, j’ai pris plutôt l’idée qu’elle véhiculait, elle qui disait vouloir être une oeuvre d’art vivante. Quant à D’Annunzio, il aspirait à faire de la décadence un style de vie. Leurs univers forment le point de départ de la saison. J’essaie, peut-être n’est-ce pas toujours réussi, que chaque collection soit une sorte de rupture. Je suis dans la mode depuis plus de trente ans et pour garder mon enthousiasme, je dois régulièrement faire table rase.

Maisons et créateurs belges: des vestiaires sous influence baroque
© IMAXTREE

Parfois, à la fin, on voit qu’on a fait évoluer la collection précédente ou alors on arrive avec quelque chose de différent… Mais je commence toujours avec une page vierge. Même si je respecte le passé, je ne veux pas copier les années 30 ou 40 mais créer un vestiaire pour aujourd’hui. Je pars souvent d’un petit détail. J’ai lu beaucoup de livres sur la marquise pour capter son esprit plus que son image – quand on a en trop, on risque de copier. Je n’ai donc pas voulu des longs colliers de perles typiques de Luisa Casati – elle ne portait que cela – mais je les ai utilisés comme broderies, comme imprimés, comme gilet ou jupe. Certes la perle fait baroque mais ce n’est jamais littéral. L’or est chez moi un élément qui revient dans une collection sur deux. J’adore son côté précieux mais aussi tape-à-l’oeil, il peut être chic et cheap. Ce qui est parfaitement beau est ennuyeux. Pour être fasciné, je dois penser sous un autre angle. Alors non, je ne me sens pas baroque même si je le suis comparé à d’autres. En revanche, Dolce & Gabbana l’est plus que moi ; il y a des gradations. »

Sébastien Meunier

Pour Ann Demeulemeester – Le mélange des genres

Pour Ann Demeulemeester, Sébastien Meunier mélange les genres dans une approche non loin du baroque, même s'il ne retient pas ce qualificatif.
Pour Ann Demeulemeester, Sébastien Meunier mélange les genres dans une approche non loin du baroque, même s’il ne retient pas ce qualificatif.© IMAXTREE

D’emblée, il prévient que son automne-hiver 16-17 n’entre pas vraiment dans la catégorie baroque, mais sa collection Homme par contre, oui. Sébastien Meunier, directeur artistique d’Ann Demeulemeester, était à Rome l’été dernier, il avait vu, à la Villa Borghèse, cette statue « magnifique » de Bernini, Apollon et Daphné, il avait trouvé son inspiration dans « cette manière de parler d’amour, cette histoire de flèches, de jalousie, de vengeance. Apollon est un être extravagant, un peu comme à l’époque baroque quand les hommes montraient tous leurs atours pour séduire. » Cela dit, si l’on envisage le baroque comme une tendance transhistorique, sa collection Femme recèle quelques détails qui mériteraient l’adjectif, il n’en disconvient pas. A) Le contraste : « Ma vision de la femme Ann Demeulemeester est boyish, austère et en même temps excentrique, mais plus secrètement, elle n’est pas dans la séduction mais dans l’indépendance. » B) Le mélange des genres : « Ce qui m’a le plus plu dans cette saison, c’est cette très fine frontière entre les sexes, c’était beaucoup de très belles filles qui étaient comme des jeunes garçons dans des vêtements très féminins avec une énergie très masculine. J’aime ce trouble chez les femmes. Le premier mannequin fille du défilé a vraiment une telle perfection, une tel visage et en même temps une telle force, je trouve cela très touchant. » C) La dualité grâce au lien : « Cela donne beaucoup de liberté, un lien – on peut le laisser pendre, on peut l’attacher, on a le choix de l’utiliser ou pas. Il fait partie de l’ADN fondamental de la maison, de sa dualité – le romantisme et l’énergie. Le lien est la manière la plus minimale et directe de faire sentir cette émotion. »

Véronique Leroy

« La surenchère sans peur »

Véronique Leroy, de l'or, des superpositions, un
Véronique Leroy, de l’or, des superpositions, un « moment de rupture ».© IMAXTREE

Qui mieux qu’elle correspond à la définition d’un néobaroque qui s’approprierait  » les valeurs d’un baroque éternel, une espèce de lâcher-prise, de contestation » ? D’ailleurs, elle utilise les mêmes vocables. Ce qu’elle ressent là, en parlant de son automne-hiver, est bien cette sensation de vivre dans un « moment de rupture ». « Depuis vingt ans, nous étions dans une mode dictatoriale, classique, sans prise de risques. Or, nous vivons une période difficile, nous avons besoin de liberté et, dans le baroque, elle est vitale. Les choses accidentées et le mouvement qui régénère sont désormais valorisés – et c’est ce qui nous fait ressentir que nous sommes vivants. » Véronique Leroy a toujours été sur le fil du rasoir, funambule têtue qui sait qu’elle peut basculer d’un moment à l’autre. « A chaque fois, je remets en question ma manière de travailler, sinon je m’ennuie. » Son baroque a la couleur de l’or. « Il valorise les vêtements, les couleurs du reste de la collection.

Véronique Leroy, de l'or, des superpositions, un
Véronique Leroy, de l’or, des superpositions, un « moment de rupture ».© IMAXTREE

Comme l’idée première de porter un bijou pour flatter, soit le regard soit le visage. Les boucles d’oreilles en Plexi doré sont comme une prise de position : « Je me fais belle. ». » Son baroque a aussi l’exubérance de la surenchère. Elle a mélangé les matières d’aspect mat et rugueux, pauvre et riche : elle ose le bustier gris en laine whipcord « plutôt paupériste par sa texture et sa couleur » sur un body en soie crêpée  » sensuel et fluide » avec imprimé « voitures », pantalon à carreaux et bottes blanches. « Je superpose plus qu’avant, pour avoir un autre regard sur ce que je viens de faire. Ainsi, je détourne et je réinvente.  » Son baroque, enfin, a les atours de Maxim’s, à Paris, c’est là qu’elle a organisé son show, dans cet endroit décrépi et charmant, devant ce voilage blanc à bouillonnés. « C’est lui qui m’a décidée à défiler là, je me suis dit que cet endroit tout petit mais tellement beau rendrait service à la collection, qu’il la révélerait. » Elle a eu raison.

Annemie Verbeke

Le bustier réinterprété

Un bustier baleiné en faux cuir signé Annemie Verbeke.
Un bustier baleiné en faux cuir signé Annemie Verbeke.© TINE CLAERHOUT

« Il n’y a ni or ni tissus chargés chez moi, seulement des mailles graphiques, dans un esprit « trame ». Cependant, quelques pièces pourraient peut-être être apparentées au (néo)baroque : le bustier surpiqué et baleiné en faux cuir bordeaux, en tulle chair ou en milano bleu cobalt et bleu roi, ainsi que la robe en jersey poilu Diorella, courte et longue, elle a un col cape à gros plis dans le dos qui forme en même temps les manches et peut se muer en col-chapeau à faire pivoter sur la tête… J’aime aussi travailler les juxtapositions de couleurs et de matières : chair en tulle, bordeaux en faux cuir, bleu cobalt en milano technique et taupe en maille texturée, noirs plissés fins et souples contrastés avec des noirs Lurex scintillants raides. J’ai toujours apprécié les confrontations de matières nobles et techniques. »

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