Mode Homme: les défilés automne-hiver 21-22 à l’épreuve des écrans

Kim Jones travaille chaque saison avec un artiste plasticien, ici Peter Doig.
Isabelle Willot

Trois semaines de défilés virtuels démontrent une fois de plus les limites de ces présentations à distance. L’émotion que l’on attend de pareils shows est rarement au rendez-vous. Ce qui n’empêche pas quelques belles surprises.

À Milan et à Paris, les collections Homme de l’automne prochain ont été présentées, comme la saison dernière, presque entièrement de manière digitale. Plusieurs grands noms ont toutefois décidé de faire l’impasse sur ce rendez-vous, préférant reporter à plus tard la présentation de leurs collections. C’est notamment le cas de Versace, Gucci, Marni, Céline ou Saint Laurent. Berluti, où le Belge Kris Van Assche est directeur artistique, ouvrait la fashion week de Paris…. en théorie, car il n’a montré qu’un teaser de moins d’une minute. La véritable présentation aura lieu le 5 mars à Shanghai, en principe en présence d’un public. Walter Van Beirendonck a pour sa part choisi de diffuser une compilation de ses looks les plus mémorables en streaming. Sa nouvelle collection, Future Proof, sera dévoilée jeudi pendant la Haute Couture. Même si nous vivons tous depuis presque un an par écrans interposés, l’exercice reste difficile pour le journaliste mode. Doit-il se contenter de juger les vêtements? En temps normal, le show a aussi son importance. Il est avant tout un outil marketing qui contribue à asseoir et à conforter l’image des marques. Les vidéos aussi se doivent donc de se distinguer par leur scénographie, leur montage, la musique choisie… au même titre qu’un défilé en « présentiel ».

Dans les coulisses du défilé Hermès.
Dans les coulisses du défilé Hermès.© MATHIEU RAFFARD et MATHILDE ROUSSEL

Des visites tests Covid à la clé

Etrangement, suivre une semaine de la mode en ligne est une expérience plus fatigante que lorsqu’il faut courir d’un show à l’autre à travers la ville, de tôt le matin à tard le soir, tout en cherchant du temps pour écrire et poster des reviews sur les réseaux sociaux. Désormais, il « suffit » de rester assis derrière son ordinateur à attendre que se lancent des petits films toute la journée. Films dont on extrait des vidéos pour Instagram avant de perdre des heures à télécharger des lookbooks afin d’avoir une idée plus précise de ce à quoi ressemblent les vêtements car sur YouTube, vous n’en avez souvent qu’une vague impression. Pour se consoler, on pourra se dire que l’on peut mettre l’image en pose, afin de regarder les détails d’une silhouette. Ou à l’inverse, si l’on s’ennuie, pousser sur le bouton d’avance rapide. Toute le monde est à égalité: il n’y a plus de bonne ou de moins bonne place. Et si vous avez mieux à faire, vous pouvez toujours regarder le défilé plus tard. Mais on ne parle pas de shows pour rien: le frisson du direct, le sentiment d’urgence, une certaine magie aussi, ne sont pas au rendez-vous.

Quelques marques, à Milan et à Paris, ont toutefois fait le pari d’organiser des rendez-vous dans les showrooms pour les journalistes mais surtout pour les acheteurs qui doivent prendre dès à présent le risque de s’engager pour la saison prochaine… sans la moindre idée de ce que l’avenir nous réservera. L’expérience est chronophage mais vaut le coup. Souvent, le créateur est présent sur place et prend le temps de vous montrer la collection de manière individuelle avec toutes les précautions d’usage: masques, distance sociale et même chez certaines marques de luxe avec test Covid à la clé!

A Paris sans y être

Le label chinois Sankuanz a ouvert la semaine de la mode parisienne au premier étage de la Tour Eiffel. C’est du moins ce qu’il semblait. Car cette tour Eiffel s’est avérée être une copie de 100 mètres de haut, construite dans la banlieue de Hangzhou. On peut en déduire toutes sortes de choses. Mais surtout que Paris est, en matière de mode, un état d’esprit. Les labels japonais Kolor et Doublet ont défilés en direct, respectivement dans un jardin classique à Tokyo et dans une décharge à Yokohama, avec un public sous une pluie battante. Au Japon, il faisait déjà nuit. En Europe, la journée n’avait pas encore véritablement commencé. Rick Owens était au Lido de Venise, où il montrait sa collection dans la rue.

Voyageur immobile

Virgil Abloh, le directeur artistique de Louis Vuitton, n’a jamais peur d’en faire trop. Une chance pour lui que le budget aloué pour ses shows semble sans limite. Cette saison, la maison parisienne avait même fait le pari d’une présentation avec public… avant de devoir, elle aussi, opter pour un mélange de défilé classique et de performance d’artistes filmés.

Contrairement à la plupart des labels, Louis Vuitton avait envoyé une invitation physique aux journalistes – elles sont spectaculaires et font toujours plaisir : une grande boîte couleur orange vif, celle des boîtes noires des avions souvent associées aux catastrophes aériennes, à l’intérieur de laquelle se trouvait une maquette monogrammée à monter soi-même, ainsi qu’un « sac à vomi » nominatif. Le show s’est déroulé en grande partie dans un décor inspiré du pavillon minimaliste de Mies Van der Rohe et Lilly Reich à Barcelone (construit en 1929), mais a débuté dans un paysage enneigé.

A défaut de pouvoir voyager, on affiche sa ville de coeur - ici Chicago et Paris - chez Louis Vuitton.
A défaut de pouvoir voyager, on affiche sa ville de coeur – ici Chicago et Paris – chez Louis Vuitton.

Le rappeur et acteur Saul Williams a fourni la bande sonore, doublée d’une performance de Mos Def. La chorégraphie évoquait des navetteurs pressés aux heures de pointe (un peu comme Prada et Jacquemus, il y a exactement un an), mais au ralenti. A l’image de notre monde en somme, comme cloué au sol, dans l’impossibilité de voyager.

Les artistes toujours plus présents

Louis Vuitton était de connivence avec Lawrence Weiner, et chez Dior, le peintre Peter Doig était impliqué dans la collection. Kim Jones, qui débute cette semaine comme créateur de la mode féminine chez Fendi, travaille pour Dior avec un artiste différent chaque saison. Il en résulte des chemises aux broderies spectaculaires qui coûtent à peu près le prix d’un petit appartement.

Et pourtant, c’était peut-être la plus belle collection de Jones à ce jour, avec non seulement l’apport de Doig – des couleurs superbes – mais aussi toute une série de tenues d’apparat d’inspiration militaire.

L'un des shows signés Kim Jones chez Dior les plus réussis.
L’un des shows signés Kim Jones chez Dior les plus réussis.© YANNIS VLAMOS

Dior a également confirmé que parfois un défilé peut se contenter de s’appuyer sur ses fondamentaux pour être réussi: un casting exquis, un stylisme de premier ordre et une bande son – un remix de Our Darkness, un hit underground des années 80 pour Anne Clark – qui vous reste longtemps dans la tête. Chez Etudes, les figures des personnages de Bevis & Butthead se sont retrouvées couplées au travail de l’artiste américaine contemporaine Martine Syms. La vidéo, un spectacle de danse dans le centre commercial et la station de métro Châtelet Les Halles, a été l’un des temps forts de la semaine.

Avoir des lettres

La semaine dernière, à Washington D.C., toute l’attention s’est portée sur Amanda Gorman, la plus jeune poétesse, à 22 ans, jamais lue lors d’une inauguration présidentielle (elle portait du Prada). Mais l’art des mots a également fait l’objet d’une grande attention à Paris. LGN Louis-Gabriel Nouchi consacre chaque collection à un livre, et cette fois-ci, il s’agit du Procès de Kafka – avec comme cadre, un ballet filmé au Palais de Tokyo. Virgil Abloh s’est dit inspiré par un essai de James Baldwin, mais a également par des citations de John Berger chez Louis Vuitton. Et puis il y a eu Wales Bonner, qui a fait lire des poèmes du Prix Nobel Derek Walcott dans sa vidéo.

Grace Wales Bonner travaille en quelque sorte sur le même thème que Virgil Abloh : la représentation de la communauté et de la culture noires, dans son cas, les Caraïbes en particulier. Sa collection s’inspire des expériences d’étudiants et d’intellectuels des Antilles dans l’Angleterre des années 80, avec un look qui se situe quelque part entre Saville Row et le streetwear. La palme du plus beau film de la saison lui revient largement.

Grace Wales Bonner met l'inclusivité au coeur de sa démarche artistique.
Grace Wales Bonner met l’inclusivité au coeur de sa démarche artistique.

Moins de fioritures

La saison dernière, Walter Van Beirendonck, Moschino, Miharayasuhiro et Kidsuper, entre autres, ont joué avec des marionnettes et de l’animation. Cette fois, les films étaient plus courts mais surtout plus lisibles, avec des scénarios nettement moins complexes et duraient cinq minutes en moyenne. Soit environ la moitié du temps d’un défilé traditionnel, ce qui derrière l’écran est plus que suffisant.

Chez Hermès, vous étiez même aux manettes de votre propre film: le spectateur pouvait à tout moment choisir parmi plusieurs caméras installées celles qui lui donnerait la meilleur vision sur le défilé qui se déroulait dans un grand escalier. Et se créer ainsi sa propre expérience immersive. Dries Van Noten a quant à lui eu la bonne idée de proposer un film « phone friendly », tourné dans un format vertical. Un soulagement pour tous ceux et celles qui suivaient les défilés à partir de leur portable. On y voyait des jeunes gens apparaître au détour d’un portail, à Anvers, devant un escalier de pierre. La collection, moins classique que certaines années, vise clairement un public plus jeune.

Dries Van Noten plus audacieux que jamais cherche à séduire une audience plus jeune.
Dries Van Noten plus audacieux que jamais cherche à séduire une audience plus jeune.

Il était une fois Hollywood ou presque

D’autres toutefois ont sorti le grand jeu en proposant des shows dignes de superproductions. Le jeune et talentueux designer français Boramy Viguier a présenté Resurrection, la deuxième partie de son opus Lord Sky Dungeon – la première partie ayant été projetée lors du Gucci Fest, un festival numérique mêlant mode et cinéma, initié par le géant italien du luxe. Viguier est obsédé par le mysticisme, le Moyen Âge et les films de série B. Colm Dillane, de Kidsuper susmentionné, a réalisé sept vignettes de moins d’une minute chacune, avec New York en arrière-plan. Spencer Phipps s’est rendu en Islande, où il a réalisé une bande-annonce très réaliste pour un film d’action imaginaire, avec des images spectaculaires de banquises qui s’effondrent. Angus Chiang, le seul créateur taïwanais du calendrier parisien de la mode masculine, a mis en scène une sorte d’avant-première avec tapis rouge à Taipei pour la projection de la bande-annonce de son film, Me. Le présentateur et les célébrités taïwanaises portaient la nouvelle collection de Chiang. Le tout présenté en chinois, sans sous-titres, la diffusion en direct a duré une demi-heure. C’était à la fois la présentation la plus fascinante et la plus ennuyeuse de la semaine de la mode. A la fin seulement, les plus courageux ont pu voir le film, très beau au demeurant. Botter, duo très engagé dans la protection des océans parraine une nurserie de coraux au large de Curaçao et c’est là que l’équipe s’est rendue pour filmer l’intro de son défilé. La collection elle-même était pleine de références aux équipement de plongée et de pêche. Un coupe-vent est fabriqué avec du plastique recyclé de l’océan – une partie des bénéfices va à la protection des récifs coralliens – et Botter a également collaboré avec un fabricant de parapluies pour une étonnante série de ponchos « cerf-volants ».

Et à Milan?

Les bombers XXL, pièce culte de l'univers de Raf Simons pour Prada.
Les bombers XXL, pièce culte de l’univers de Raf Simons pour Prada.

Milan perd de l’importance depuis des années, et la pandémie n’arrange rien. La semaine de la mode masculine a été officiellement lancée par un « événement » chez Brunello Cucinelli, mais il s’est avéré que ce n’était qu’une conférence de presse à l’ancienne, en italien, avec uniquement des hommes blancs : on se serait cru en 1973, il ne manquait que des cigares, et peut-être une blonde peu vêtue. De la jeune génération, on se souvient de MSGM (alpinistes sous acide, très commercial), de Sunnei (un jeu vidéo) et de Magliano (un ange à moitié nu s’envolait pour mieux s’écraser ensuite dans une tarte à la crème géante devant un groupe de jeunes hommes qui se croisaient). Parmi les maisons traditionnelles, seules Fendi et Ermenegildo Zegna ont pu convaincre, tous deux avec des vêtements d’intérieur très luxueux.

Les gants à poche du défilé Prada ont fait le buzz sur les réseaux.
Les gants à poche du défilé Prada ont fait le buzz sur les réseaux.

Un seul événement a véritablement retenu l’attention : le deuxième défilé commun de Miuccia Prada et Raf Simons pour Prada, suivi d’une session de questions-réponses avec des étudiants en mode du monde entier. La collection était très belle à regarder, mais aussi prévisible : comme si Raf Simons s’était appuyé sur quelques classiques de la garde-robe de Prada tout en ajoutant certaines de ses pièces cultes comme les bombers géants. L’article le plus populaire : des gants en cuir avec une poche pour y mettre tout ce que l’on veut. La collection a été massivement critiquée dans les commentaires du compte Instagram Diet Prada. C’était injustifié : c’était exactement ce que l’on pouvait attendre d’une collaboration entre Prada et Simons. Mais la question reste de savoir si cela suffit à assurer l’avenir du géant italien.

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