MODE | Les défilés qui ont marqué notre histoire de la mode belge

Walter Van Beirendonck, été 98. © ETIENNE TORDOIR

A Milan, Londres et surtout Paris, nos créateurs font, lors de chaque Fashion Week, la démonstration de leur talent. Sept professionnels de la mode ont sélectionné, pour nous, les shows qui ont marqué l’histoire de la mode noir-jaune-rouge, à travers le temps.

Il n’a pas fallu attendre que les Fashion Weeks et les présentations de mode adoptent la forme digitale, voire phygitale, pour se remémorer qu’en d’autres temps non pandémiques, en quelques poignées de minutes, les créateurs belges ou assimilés ont durablement impressionné l’histoire des défilés. En cette année suspendue, nous en avons profité pour demander à un panel de professionnels (lire par ailleurs) de lister, de manière non exhaustive et forcément subjective, les shows qui les ont marqués. Et pourquoi.

Car sur l’exercice du défilé, l’apport des Belges fait l’unanimité. Mais quelle est donc la particularité de nos designers, qu’ils soient de ce royaume ou assimilés parce que formés dans nos excellentes écoles de mode et nourris de cet enseignement différentiel et de ces inspirations fondatrices? Ils ont dès la toute fin des années 80 réécrit la dramaturgie de ces shows codifiés. « Ils y ont introduit une certaine tension, une expérience et une émotion originales, analyse Lydia Kamitsis, historienne de la mode et curatrice de l’exposition Brussels Touch au Musée Mode et Dentelle de Bruxelles, prévue fin du mois d’août 2021. Quels que soient les moyens mis en oeuvre, leurs défilés sont pour moi de l’ordre du « living theatre », c’est-à-dire qu’ils mettent le spectateur dans un autre rôle que celui du spectateur; il bascule et devient acteur. Et je pense que cela a à voir avec la porosité assez forte, notamment avec la danse très singulière d’un Jan Fabre ou d’une Anne Teresa de Keersmaeker et avec ce rapport à ce qu’est le spectacle. » De là viennent la rupture, le décalage et la palette des sentiments qui naissent à vivre intensément, car il s’agit bien de cela, les propositions originales de nos créateurs. Remember.

Martin Margiela, été 92, ancienne station de métro Saint-Martin

Martin Margiela, été 92.
Martin Margiela, été 92.© ETIENNE TORDOIR

« J’aurais pu sélectionner tous les défilés de Martin Margiela, concède Agnes Goyvaerts. Mais je me souviens de celui-là en particulier car il y régnait un sentiment de malaise. En tant que spectateurs, nous étions placés de part et d’autre d’une ligne de métro désaffectée. Sur le parapet étaient disposées 1.600 bougies. Derrière le mur, on entendait le vrai métro passer, horriblement proche de nous. Il ne fallait pas non plus penser à toutes ces bougies et ce qu’il se passerait si quelqu’un ou quelque chose prenait feu. Il y avait peut-être une sortie de secours dans les coulisses, mais en tout cas elle n’était pas visible. Les mannequins devaient monter et descendre trois longues volées d’escaliers, tabi-boots aux pieds, accompagnés d’une bande-son d’applaudissements. Je me souviens surtout des jupes et des chemisiers fabriqués à partir de foulards vintage. »

Il régnait lors de ce défilé de Martin Margiela un sentiment de malaise. En tant que spectateurs, nous étions placés de part et d’autre d’une ligne de métro désaffectée.

Et aussi: le défilé « Terrain Vague », été 90

Pour Lydia Kamitsis, « ce défilé est fondateur de cette manière de mélanger des instances temporelles et spatiales différentes. Il avait lieu dans un terrain vague, quasiment clandestin, dans un Paris populaire, au milieu des enfants du quartier qui couraient dans tous les sens et se mêlaient aux mannequins. C’était singulier. Et la critique fut très acerbe, le quotidien Libération avait même titré: « La mode, il y a des endroits pour ça », c’était violent, cela entendait dénoncer le côté « cynique » de ce défilé dans un tel lieu, contrasté. Cela prouve surtout que n’était pas perceptible à l’époque l’intention de Martin Margiela de remettre la mode au niveau de la rue, au sens noble du terme – c’est d’ailleurs pour cela que ce n’était pas un spectacle mais que c’était la vie. Et cette intention-là était alors encore moins dicible. »

Dries Van Noten, été 94, passage de Brady

Dries Van Noten, été 94.
Dries Van Noten, été 94.© ETIENNE TORDOIR

« C’était la cinquième fois que Dries Van Noten défilait à Paris, rappelle Agnes Goyvaerts. Pour ses premières collections, il puisait souvent son inspiration dans ses voyages en Asie. Afin de les dévoiler dans un milieu approprié, le créateur avait trouvé une petite galerie couverte qui regorgeait de magasins pakistanais et indiens et de coiffeurs. » Les spectateurs avaient reçu de faux billets qu’ils pouvaient dépenser dans les boutiques. Les commerçants avaient ensuite la possibilité d’échanger cette Van Noten Money contre de vrais francs. Certains ont également défilé comme mannequins. A la fin, des pétales de rose ont été lâchés depuis les étages supérieurs. « Ce fut l’un des premiers défilés « feel good » qui allait devenir la marque de fabrique du couturier », conclut la journaliste.

Dries Van Noten, été 05.
Dries Van Noten, été 05.© ETIENNE TORDOIR

Et aussi: le défilé de la 50e collection, été 05

Kaat Debo se souvient de ce show de la 50e collection qui s’est déroulé dans un ancien entrepôt industriel de la banlieue parisienne. « Une table de 140 mètres de longueur avait été dressée et était éclairée par 130 lustres imposants, raconte la curatrice. Les 500 invités ont été conviés à dîner, le service étant assuré simultanément par 250 serveurs. Après le repas, les éclairages ont été hissés et la table de fête s’est transformée en catwalk. A la fin de la présentation, chaque invité a reçu un livre sur les 50 défilés de la maison – ces cadeaux sont tombés littéralement du ciel, par le biais d’une construction. Impossible d’expliquer la magie du moment où les invités ont ouvert le livre. Les pages dorées se reflétaient sur leur visage. »

Walter Van Beirendonck, « A Fetish For Beauty », été 98, studio de télé à La Plaine Saint-Denis

Walter Van Beirendonck, été 98.
Walter Van Beirendonck, été 98.© ETIENNE TORDOIR

Selon John De Greef, Walter Van Beirendonck occupe la première place des meilleurs créateurs belges. « Sa vision n’a pas de date de péremption et presque tous ses shows en sont la preuve, estime le journaliste. Ce défilé de l’été 98 illustrait très bien la fantaisie de Walter. C’était un spectacle regroupant des personnes de différentes tailles – on a même pu admirer des mannequins sur de hautes échasses -, avec des scouts et des couples de danseurs de salon. Les derniers mannequins étaient équipés de masques à gaz vert! »

Walter Van Beirendonck, été 97.
Walter Van Beirendonck, été 97.© ETIENNE TORDOIR

Et aussi: « Welcome Little Stranger », été 97, Elysée Montmartre et Trianon

En 1994, lorsque Walter Van Beirendonck signa un contrat avec Mustang pour la production de la ligne Wild & Lethal Trash, il fut le premier Belge à disposer d’un budget confortable pour ses défilés. Mais cela ne lui fit pas perdre son sens de l’humour et de l’émotion, remarque Etienne Tordoir: « Pour cette présentation, il a réquisitionné deux salles de Pigalle. Dans l’une, il accueillait la presse, dans l’autre les acheteurs, pour jouer un crescendo plein d’espoir, de l’angoisse d’hommes en noir casqués aux enfants aux coiffes colorées. Il a même eu le culot d’envoyer ses mannequins, amateurs, parcourir en rue les deux cents mètres séparant les deux salles. »

A.F. Vandevorst, été 99, Ateliers ENSCI

A.F. Vandevorst, été 99.
A.F. Vandevorst, été 99.© ETIENNE TORDOIR

« Avec son second défilé, A.F. Vandevorst a laissé un souvenir inoubliable », s’enthousiasme Kaat Debo. La mise en scène était très travaillée: des mannequins dormaient dans des lits d’hôpitaux vintage. Le public prenait place sur une chaise à la tête ou aux pieds des filles. « Après un instant, les mannequins brisèrent cette quiétude en se levant pour défiler », se remémore la curatrice. Lydia Kamitsis se souvient également de la sensation ressentie: « Il y avait à la fois quelque chose de très paisible et de très dérangeant: nous étions en même temps poussés à être voyeur et à être veilleur. C’était comme si on veillait au sommeil de ces filles couchées là, nous étions clairement acteurs. »

Dans ce défilé d’A.F. Vandervorst, il y avait à la fois quelque chose de très paisible et de très dérangeant.

Et aussi: l’hiver 15, ambassade de Belgique

Un happening dans la résidence de l’Ambassadeur de Belgique à Paris, aux salons entièrement protégés de plastique. A.F. Vandevorst avait invité l’artiste Joris Van de Moortel (1983, Anvers) à penser un geste pictural et prié le public d’enfiler une combinaison, des chaussons et un masque, c’est qu’il allait y avoir des jets de peinture blanche sur un morceau intitulé White lies joué in situ. L’occasion de faire passer les musiciens du noir au blanc et de laisser des traînées de peinture sur les bottes, robes, capes portées par des mannequins masqués et immobiles comme pour une éternité statuaire.

Raf Simons, « Kinetic Youth », été 99, parc de la Villette

Raf Simons, été 99.
Raf Simons, été 99.© ETIENNE TORDOIR

Le show avait lieu en plein air, à la Cité des Sciences et de l’Industrie. « Ce décor naturel immense et futuriste, la lumière du ciel, le Space Oddity de David Bowie en bande-son et la démarche des mannequins qui semblaient tout petits par rapport à l’espace créaient une sensation très bizarre, quelque chose de rapide et de militaire », décrit Lydia Kamitsis, qui ne se souvient absolument pas des vêtements mais bien de « cette impression d’être à un moment de bascule dans la manière de présenter un défilé Homme. »

Raf Simons, été 02.
Raf Simons, été 02.© ETIENNE TORDOIR

Et aussi: le défilé « Woe Onto Those Who Spit On the Fear Generation… The Wind Will Blow It Back », été 02

Tiffany Godoy a été marquée par ce show, qui a eu lieu neuf mois avant le 11 septembre 2001 mais qui présageait déjà « un nouveau monde angoissant, par ses mannequins pieds nus en cagoules blanches ». Pour elle, cette collection semble encore « moderne et pertinente; sans ce défilé, de nombreuses marques Homme se présenteraient toujours sous un format standard ». Et de faire un lien entre les coiffes des tops de l’époque et la récente performance de The Weeknd au Super Bowl: « Tout ce défilé état en fait déjà sacrément instagrammable », conclut l’experte.

Olivier Theyskens, été 01, Petit Palais

Olivier Theyskens, été 01.
Olivier Theyskens, été 01.© ETIENNE TORDOIR

« Cette saison-là comme souvent, l’ambiance était gothique et crépusculaire chez Olivier Theyskens, malgré une inattendue dominante de tons moutarde ou safranés, relate Etienne Tordoir. En découvrant les croquis préparatoires de la collection, Marie Letellier, une amie d’Olivier, avait évoqué l’idée de « moules frites ». D’où l’idée, en clin d’oeil à l’artiste flamand Marcel Broodthaers, de construire un long et très étroit catwalk en coquilles de moules sur lequel les mannequins ont eu bien du mal à cheminer sur leurs hauts talons! Autre anecdote: dans l’impossibilité de faire demi-tour en bout de catwalk, les mannequins devaient sortir de la salle par une fenêtre et rejoindre le backstage par l’extérieur… »

Bernhard Willhelm, hiver 02

Bernhard Willhelm, hiver 02.
Bernhard Willhelm, hiver 02.© ETIENNE TORDOIR

Yu Masui n’oubliera jamais ce défilé, peut-être aussi parce que c’est l’un des premiers auxquels il a assisté à Paris. « Les imprimés dinosaures de couleurs vives de Bernhard Willhelm étaient le « must-have » des fashionistas de l’époque, raconte-t-il. J’ai travaillé comme vendeur chez The Pineal Eye à Londres (NDLR: une boutique très réputée pour les jeunes créateurs) et ces pièces partaient comme des petits pains. De la présentation, je me souviens surtout du tricot, des motifs arlequins et zébrés, d’un smoking amusant et d’une fille avec un bonnet à deux antennes. Les hauts-parleurs diffusaient un journal d’information en allemand. Avec ce défilé, le créateur a touché un public bien plus large et cosmopolite qu’auparavant. J’ai vu récemment un des accessoires de ce défilé sur le compte Instagram We Are What We Are. »

Anthony Vaccarello, été 2012, quai d’Austerlitz

Anthony Vaccarello, été 12.
Anthony Vaccarello, été 12.© ETIENNE TORDOIR

Juchées sur des escarpins vernis, les filles d’Anthony Vaccarello martelèrent le béton de La Cité de la mode et du Design en mini-mini jupe ou en bermuda « uniforme » over sexy. Le créateur belge basé à Paris les voulait comme si elles avaient pris un bain de minuit, inspirées par les amazones du photographe Herb Ritts. Forcément, ces 28 silhouettes acérées dégageaient une énergie et une contemporanéité nerveuse, emportées par les tops du moment, Anja Rubik en tête. Durablement attiré par les lumières de la ville, Anthony est l’un des seuls Belges à s’y être installé et, depuis 2016, à être à la tête de la plus parisienne des maisons puisque ce créateur formé à La Cambre mode(s) officie pour Saint Laurent, un parcours sans faute.

Vetements, hiver 15, Le Dépôt

Vetements, hiver 15.
Vetements, hiver 15.© ETIENNE TORDOIR

Si la carte d’identité de Demna Gvasalia ne porte pas les armoiries belges, on peut pourtant l’assimiler aisément à un créateur du plat pays. Parce que, à l’instar de tant d’autres, de Marine Serre à Bernhard Willhelm, il a été formé dans une école belge, à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, et que, par capillarité et par goût aussi, il en a adopté les couleurs, les nuances, la singularité, renforcées par ses débuts chez Martin Margiela. Pour cet été 15, sous le nom de Vetements, Demna électrifia la Fashion Week avec un show manifeste au Dépôt, sex-club gay rouge et noir. Pour accueillir ses invités, il osa balancer en guise de bande-son une interview de mademoiselle Chanel, mi-vinaigre mi-vitriol, puis fit défiler des mannequins avec de vraies gueules et de « vrais vêtements », où se mêlaient son adolescence dans les pays de l’Est post-rideau de fer et ses influences margielesques. Tous, on avait senti là qu’il se passait quelque chose, de l’ordre du bousculement, du basculement, du renversement de propos et de proportions.

Marine Serre, « Radiation », hiver 19, Issy-les-Moulineaux, et « Marée Noire », printemps 20, hippodrome d’Auteuil

Marine Serre, hiver 19.
Marine Serre, hiver 19.© ETIENNE TORDOIR

Avec un tel titre, « Radiation », on se doutait bien que l’Apocalypse avait frappé. La créatrice formée à La Cambre mode(s) et lauréate du prix LVMH 2017 avait planté le décor de son show crépusculaire: une cave où auraient trouvé refuge quelques survivants des crises écologiques et des guerres climatiques enterrant les derniers vestiges de la civilisation telle qu’on la connaissait. Son vestiaire en résistance prônait l’économie circulaire et l’upcycling, comme un message d’espoir, malgré tout. Sa Marée Noire de la saison suivante fut plus en phase que jamais avec les ratés de ce monde. En plein air, sous un ciel qui se déchirait tempétueusement, elle réaffirmait sa volonté de bouleverser l’industrie de la mode, en recyclant les stocks de vêtements vomis par notre société et en les réinventant radicalement.

Avec sa Marée Noire, Marine Serre réaffirmait sa volonté de bouleverser l’industrie de la mode, en recyclant les stocks de vêtements vomis par notre société.

Marine Serre, printemps 20.
Marine Serre, printemps 20.© ETIENNE TORDOIR

Le panel

Lydia Kamitsis, historienne de la mode basée en France, autrice et curatrice free-lance, travaille pour l’heure sur la prochaine expo du Musée Mode et Dentelle, Brussels Touch.

Agnes Goyvaerts, journaliste de mode belge depuis de très nombreuses années.

John De Greef, journaliste pour l’hebdomadaire néerlandais Elsevier.

Etienne Tordoir, photographe de défilés free-lance depuis la fin des années 80.

Kaat Debo, directrice et curatrice principale du Musée de la mode d’Anvers.

Tiffany Godoy, journaliste et consultante américaine, avec Tokyo et Paris comme points de chute.

Yu Masui, journaliste free-lance pour, entre autres, le magazine de mode japonais Senken.

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