Phénomène: Ne pas se montrer, la réponse créative à l’overdose de selfies

© GIUSEPPE PEPE / LOOOSINGMYMIND @PEDROSAMCASTRO
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Des milliers d’images de visages nous inondent chaque jour. Un raz de marée qui peut susciter le ras-le-bol. En réaction à cette déferlante, plusieurs artistes ont choisi de dé-visager leurs créations. Une tendance qui infuse aussi la mode et la pub.

Dans la mythologie grecque, Narcisse était un jeune chasseur qui, alors qu’il s’abreuvait à une fontaine, tomba amoureux de son reflet. Chaque fois qu’il voulait le toucher, la surface se troublait et celui-ci disparaissait. Il en était à ce point éperdu qu’il mourut de langueur. Les narcisses du XXIe siècle, ceux que le Time Magazine a baptisés, en 2013 déjà, la « Me me me generation », disposent pour s’admirer non plus de plans d’eau mais d’un smartphone. Et en prime, leur miroir numérique permet de fixer leur image et de la partager avec la terre entière.

En 2013 également, « selfie » a été déclaré mot de l’année par le dictionnaire d’Oxford. L’année suivante, le tube électro house #SELFIE du duo de DJ The Chainsmokers cristallisait l’usage courant du terme. A ce jour, plus de 250 millions de photos portent ce hashtag sur Instagram. L’autoportrait, genre réservé pendant des siècles aux artistes, est devenu aujourd’hui un geste banal, un réflexe, voire une addiction. « I got no selfie control when on my cellphone », chante l’Américain Cazwell, reconnaissant son vice.

Sous les vagues de duckfaces et de fish gapes, cette nouvelle manière de se mettre en boîte a connu ses propres détournements. Pas forcément besoin de montrer sa binette pour faire savoir que l’on se trouve à tel endroit à tel moment : son ombre, les pieds (selfeet) ou même, pour les hommes, un bout de testicule (nutscape) peuvent suffire. Mais les répercussions de cette overdose de visages se font sentir bien au-delà des téléphones et des réseaux sociaux.

As du cache-cache

Kanye West
Kanye West© DR
Une composition sans tête signée Monica Rohan.
Une composition sans tête signée Monica Rohan. © MONICA ROHAN, COURTESY OF THE ARTIST & JAN MURPHY GALLERY

2013 toujours. Kanye West assure la promo de son sixième album studio Yeezus. Pour l’occasion, le rappeur, très au fait de la mode, affiche un look griffé Maison Margiela. Sa garde-robe comprend notamment quatre masques dissimulant la tête, ces cagoules garnies de pierreries, de mini miroirs ou de carrés de céramique qui constituent une des signatures de la marque. L’effet sur scène est plutôt saisissant, mais ne plaît pas forcément aux fans, qui ont déboursé le prix du ticket pour « voir » leur idole. Autre exemple de star qui a choisi de se voiler la face en mode fashionista : Björk. Jamais avare d’extravagances vestimentaires, l’Islandaise a revêtu pour son Biophilia Tour et sur la pochette de l’album Vulnicura des créations de la Japonaise Maiko Takeda, avec de spectaculaires auréoles de pics en plastique qui floutent les traits. Quant à Lady Gaga, qui portait déjà un loup à facettes dans le clip de Poker Face, on ne compte plus ses accessoires dissimulateurs excentriques, de la dentelle rouge à la parure en cuir SM. Et si avancer masqué était devenu le summum du chic ?

Depuis plusieurs années, on voit fleurir dans les défilés des pièces qui créent la surprise en cachant la tête. A la Fashion Week parisienne de 2013 – décidément ! – des mannequins de Givenchy arborent des masques en sequins alliant glitter et mystère. Chez le duo anversois A.F. Vandevorst, les visages se couvrent de ceintures ou de cravates enroulées comme des bandelettes de momie, d’immenses écharpes, de chapeaux plongeants ou de filtres à poussière. Dans le même registre, on peut aussi citer les robes-sculptures de Viktor & Rolf, les masques en papier de Jacquemus, les nuages colorés qui ont fait sensation chez Walter Van Beirendonck, la feuille d’or à même la peau chez Rick Owens ou les amas de dentelle noire de Comme des Garçons.

Défilé Givenchy, septembre 2013
Défilé Givenchy, septembre 2013© Reuters

Pour trait

Et il n’y a pas que sur les catwalks qu’on observe cette tendance. Dans les pubs également, le phénomène est tangible. Pour sa collection automne-hiver 2012-2013, la marque BLK DNM s’offre la top des tops Gisele Bündchen comme égérie mais la présente de dos, la tête penchée dans un capot, afin de mettre en avant le jeans qui moule à ravir son postérieur parfait. La saison suivante, Hedi Slimane shoote pour Saint Laurent Cara Delevingne qui se tourne non vers le spectateur mais vers la mer qu’elle regarde à travers une fenêtre. Pour Balenciaga, Alexander Wang fait poser Kristen McMenamy de derrière elle aussi et, comble du comble, la tête hors du cadre. Céline, Prada, Chanel, Kenzo dans une campagne décalée très remarquée, ou tout récemment Gucci, tout le monde s’y met… Même en Belgique puisque le label de maroquinerie Lebeau-Courally a fait des pieds et des mains les stars de sa campagne cet été.

Lady Gaga, ou l'art de se faire voir en se cachant.
Lady Gaga, ou l’art de se faire voir en se cachant.© Isopix
La comtesse de Castiglione par Pierre Louis Pierson
La comtesse de Castiglione par Pierre Louis Pierson© Pierre Louis Pierson
La campagne automne-hiver de Gucci, inspirée de Tokyo
La campagne automne-hiver de Gucci, inspirée de Tokyo© GLEN LUCHFORD / GUCCI

La pratique des portraits sans visage n’est pas neuve, loin de là, comme l’explique Xavier Canonne, directeur du Musée de la photographie à Charleroi : « La comtesse Virginia de Castiglione, qui fut la maîtresse de Napoléon III, a été une des premières à faire réaliser des portraits d’elle par fragments. » Avec l’aide du photographe Pierre-Louis Pierson, cette bouillonnante Italienne née en 1837 s’est immortalisée de dos, la mine dissimulée par un cache ou encore en ne présentant que ses pieds nus. « Au début de l’histoire de la photographie, les clichés réalisés en studio avaient pour objectif de livrer une image ressemblante de la personne, poursuit Xavier Canonne. D’où d’ailleurs le terme de « portrait », « pour trait ». C’est quand les artistes se sont emparés de la photo qu’on a commencé à poser des regards différents sur ce genre. Le Britannique John Coplans, par exemple, a réalisé des « autoportraits » où on ne voit que les plis de sa main, son dos ou son ventre. » Autre maître du portrait sans trait, en peinture cette fois, et dont Canonne est un fin connaisseur : René Magritte. Le surréaliste belge a exécuté, en 1937, deux « portraits » du collectionneur Edward James où sa bouille reste invisible : dans La reproduction interdite, l’homme est présenté de dos, face à un miroir qui reflète… son dos. Dans Le principe de plaisir, la tête de James est éclipsée par une vive lumière. Ailleurs, Magritte dissimule ces personnages avec une pomme, un oiseau, un bouquet de fleurs. Il peint même dans les différentes versions du Viol un « visage » qui se compose d’un corps de femme… sans tête. « Magritte prolonge l’énigme, il remet en question le regard, affirme le spécialiste. C’est ce qu’il a fait toute sa vie : déjouer la représentation. »

Inquiétante étrangeté

Le concept de Clémentine Gras sur Tumblr : un autoportrait par jour, avec visage masqué
Le concept de Clémentine Gras sur Tumblr : un autoportrait par jour, avec visage masqué© Clémentine Gras

Il y a dans l'(auto)portrait sans visage un paradoxe qui séduit beaucoup d’artistes contemporains, dont certains affichent une inspiration surréaliste. La jeune photographe française Clémentine Gras, 23 ans, se sent proche de l’esprit de Magritte, Dalí et consorts. Pour son projet 365 sans visage (visible sur Tumblr), elle a réalisé quasi quotidiennement pendant plus d’un an des clichés d’elle où sa trombine reste toujours cachée, par divers détournements, souvent humoristiques.  » Il y a là une absurdité que j’aime particulièrement, affirme-t-elle. Mais je pense que toutes les oeuvres des artistes sont des autoportraits. On se dévoile. Dans cette série, je parle beaucoup de moi sans toutefois me montrer vraiment. »

Michael Borremans devant l'une des oeuvres de son exposition 'As sweet as it gets' à Bozar
Michael Borremans devant l’une des oeuvres de son exposition ‘As sweet as it gets’ à Bozar © Belga Image

Les tableaux de la Polonaise Ewa Juszkiewicz, où des éléments incongrus s’incrustent sur des personnages représentés à l’ancienne, les photos « décapitées » numériquement de Giuseppe Pepe (lire ci-dessous), les compositions de l’Australienne Monica Rohan, où les têtes se perdent dans les hautes herbes ou les tissus imprimés, les photos de Marie Hudelot ou de l’Allemand Thorsten Brinkmann… tous dégagent, dans des esthétiques diverses, une inquiétante étrangeté en camouflant la première chose que l’on veut voir de quelqu’un : son faciès. Ici, l’identification, dans tous les sens du terme, est impossible. Quelque chose résiste. Le maître belge du genre est sans conteste Michaël Borremans, dont l’expo As Sweet as It Gets a attiré plus de 140 000 visiteurs – un record ! -, il y a deux ans, à Bozar. Chez lui, les personnages sont régulièrement présentés de derrière, la face couverte de peinture ou simplement dépourvus de tête. Pour Borremans, « le sujet est toujours un objet, et non pas une représentation d’un être vivant », ce qui fait flotter ses figures dans une zone indéterminée, quelque part entre la vie et la mort. De quoi jeter le trouble.

Phénomène: Ne pas se montrer, la réponse créative à l'overdose de selfies
© DR

A ce statut dérangeant d’objet nous renvoient aussi, dans un tout autre genre et concernant en particulier les femmes, les pubs pour sous-vêtements uniquement cadrées sur les poitrines généreuses ou la dernière campagne de la biscuiterie Dandoy, sujette à polémique, où des petits coeurs sablés prenaient la place du minois. En étêtant, on peut paradoxalement éliminer la personnalité et réduire une personne à un produit, mais aussi, a contrario, affirmer sa singularité au milieu des flux de selfies. Une chose est sûre, on n’a pas fini de perdre la tête…

3 questions à Giuseppe Pepe, graphiste, auteur du projet #Loosingmyming

Phénomène: Ne pas se montrer, la réponse créative à l'overdose de selfies
© SDP

Comment avez-vous eu l’idée de ces portraits sans tête ?

Par hasard. J’étais sur la plage à Ibiza, île sur laquelle je vis depuis presque trois ans. Des filles jouaient à refléter la lumière du soleil avec un petit miroir et elles prenaient des photos en se couvrant le visage. En rentrant à la maison, cette vision me trottait en tête. J’ai commencé à retravailler des photos dans ce sens et je les ai postées sur Instagram. Le projet a grandi de manière exponentielle. J’ai commencé à recevoir des centaines de clichés de personnes dans le monde qui étaient intriguées par cette espèce de « décapitation digitale » et qui me demandaient d’être « décapitées » aussi.

Comment travaillez-vous concrètement ?

Quand une photo m’intéresse, je demande à son auteur s’il est disposé à participer au projet. Ensuite, je m’arme de patience et de logiciels afin de retoucher les images. J’édite les photos, je les conserve dans mes archives et quand j’en ai trois similaires qui peuvent constituer une thématique, je les publie.

Quel objectif final poursuivez-vous avec cette série de clichés ?

Faire comprendre à un maximum de gens que nous vivons dans une époque  » fausse », construite sur le fait de s’exposer de manière totalement exagérée, où se sont perdues les valeurs mêmes de la personne. En même temps, je veux également faire réfléchir sur ce que nous serions, dans la vie de tous les jours, sans cette partie spécifique et importante du corps qui nous rend tous uniques au monde.

www.instagram.com/pepedsgn

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