© Aaron Lapeirre

L’étoffe 
d’un grand: rencontre avec Daniel Henry, créateur textile, « rechercher, c’est ce à quoi j’aspire »

Anne-Françoise Moyson

Il fait un métier de l’ombre, il pratique l’art 
de l’ennoblissement des tissus. Daniel Henry est un créateur textile comme il en existe peu. Les maisons de mode, de luxe et l’industrie automobile font appel à son savoir-faire rare. Dans sa maison-atelier à Tournai, l’artiste n’a de cesse de magnifier l’artisanat.

On ne peut échapper à ses racines profondes. Daniel Henry est né à Tournai, y a grandi, l’a quittée en fuyant pour mieux tenter de se sauver et y est revenu deux ans plus tard pour finir par se poser dans ce couvent abandonné où vécurent quasi en ermites les sœurs de la Visitation de Sainte-Marie, que l’on surnommait les sœurs bleues, rapport à la couleur de leur sobre uniforme.

Partout, dans ce « beau volume sans fioritures », il y a des traces de leur passage ritualisé, tel ce mur de papier peint outragé par les ans, ravissant cependant. Il ne s’est pas privé de rajouter partout du sacré – ses velums ennoblis, ses gisants, ses bras reliquaires, sa collection de petites médailles religieuses tels des ex-voto rythment les murs de cette maison-atelier qui est la sienne depuis 2003.

‘Il m’arrive de détruire des pièces parce que cela fait partie du processus de création.’

Daniel Henry


Comme un aimant, le regard est attiré par la photo agrandie de sa grand-mère paternelle, un noir et blanc très chic, collier, chignon, sourire penché et regard franc, à côté, son exacte réplique mais en patchwork d’essuies de cuisine où tranchent les lignes rouges.

C’est l’une des œuvres personnelles qui l’occupe pour l’instant. Il doit à cette aïeule une part de son amour du textile. Elle n’était pas couturière professionnelle mais elle cousait volontiers, « je pense qu’il y a une filiation », dit-il. Et de son autre grand-mère il a retenu cette sentence qui vaut toutes les affirmations, avec conseil en filigrane : « Il faut être riche pour acheter bon marché. »

Partout sur les murs de son 
atelier, s’étale le monde inspirant de Daniel Henry. Le sacré n’en 
est jamais éloigné.

Une discipline

Avant sa passion qui a fait de lui un créateur textile, Daniel Henry en avait une autre : le patinage artistique. Douze ans d’une discipline faite de rigueur, de précision, de chutes et de relève-toi, des rêves de championnat, de carrière, des médailles et puis le corps qui ne suit pas et l’arrêt définitif, sans lendemain. « Cela fait vingt-quatre ans que je n’ai plus mis mes patins. »

Evidemment qu’il lui en reste quelque chose : outre l’ossature psychique, l’expression du mouvement, l’envie de transmettre, le goût des costumes. A 14 ans, il s’était mis à broder des sequins sur ses justaucorps avant d’oser aller plus loin et de les créer lui-même. Voilà comment l’idée de s’inscrire à La Cambre Mode(s) lui était venue. Il y entre en 1996, à 20 ans, il a « tout à apprendre» et aucun « référent artistique ». Il ne s’y sent pas à sa place, hélas. « J’étais perdu, se souvient-il. Je ne comprenais pas trop ce qui se passait. Et j’ai été très déstabilisé par les premiers cours d’art contemporain. Avec mes parents, on allait voir un musée par an, l’été, quand on était en vacances. Je n’avais donc jamais visité les grands musées indispensables ni vu de l’art contemporain et j’ai dû m’ouvrir à tout cela. »

Comprenez dès lors pourquoi il est à ce point ébranlé quand il découvre en classe la vidéo de l’artiste plasticien français Jean-Pierre Raynaud démolissant radicalement son œuvre, sa maison à la Celle-Saint-Cloud qu’il avait mis des années à construire. « Ce fut l’un des premiers chocs artistiques de ma vie. Il avait décidé de la détruire parce que c’était fini et qu’il voulait être sans cesse en recherche. C’est ce à quoi j’aspire. Et il m’arrive aussi de détruire des pièces parce que cela fait partie du processus de création. »

« Les tendances sont nocives, je suis pour la liberté d’expression. J’ai un style et il ne se démodera pas parce que je travaille assez peu les dessins ou alors très simples, comme les pois, les pieds de poule, les losanges, des petites formes géométriques. »
‘J’adore manipuler les tissus, les chiffonner, les durcir, les craquer…’

Daniel Henry

Une révélation

En attendant, il est encore étudiant mais il bifurque dès la deuxième année car il a découvert le tricot, lors d’un atelier transversal dans la section Création Textile. 
« Cela a été une révélation. » Il sait que c’est exactement là qu’il doit être. 
« Quand j’étais étudiant en mode, je ne faisais que transformer les tissus, je les matelassais, les nervurais, les effilochais, je n’arrêtais pas de les triturer… Mais j’ignorais qu’on pouvait étudier le 
textile. »

Il y apprend les bases de son métier : la sérigraphie, qui deviendra son « moyen d’expression de prédilection », la teinture, l’enduction, la broderie, le feutrage, le brossage, le ponçage, l’émerisage et toutes les manipulations thermiques, physiques, chimiques, bref, la grammaire complète de l’ennoblissement. Si vous saviez comme il chérit ce terme-là, qu’il préfère à tous les autres. 
« Ennoblir, c’est donner de la noblesse, mais aussi élever spirituellement. Je ne modifie pas simplement l’aspect d’un tissu, je le métamorphose, je lui donne sens. C’est pour cela que j’aime ce mot en français, alors qu’en anglais, on utilise 
« embellishment », qui a un côté décoratif ou « finishing », qui pour le coup a une connotation hyper technique. »

On comprend sans peine que Daniel Henry a voué sa vie à la sublimation. Dans le catalogue qu’il publie en ce début 2024, où il retrace son cheminement artistique de 2014 à 2021, il en parle, de cette sublimation, née de sa volonté de « sublimer l’épreuve », cet inceste qui saccagea le petit garçon qu’il fut. On patchworke avec pudeur les infimes détails qui parlent de lui dans cette maison-atelier en proie aux courants d’air, à quelques fantômes éthérés, aux moments de grâce et d’intense fragilité.

Daniel Henry dans son atelier-maison à Tournai. Le créateur textile y ennoblit les tissus, presque en ermite.

Minimal et radical

Dans le couloir d’entrée, laissé dans son jus, des photos grand format de sa première collection, elles n’ont pas pris une ride. Passé la porte, dans un passage étroit, il a empilé sa collection de textiles dans des armoires d’infirmerie vitrées, des tissus ethniques, chinés, collectés au gré de ses voyages, des papiers d’origami japonais, des sources d’inspiration infinie.

Daniel Henry travaille sur ces matières anciennes, parce qu’il leur trouve « des qualités qui n’existent 
plus », « un poids particulier », parce qu’ils lui rappellent « certainement » ses grands-mères et son enfance et parce que sur ces pages qui ne sont pas vierges, il peut écrire son histoire. « J’aime trouver l’équilibre entre leur identité et mon travail à moi, je ne veux pas que l’un ou l’autre prenne le dessus mais je veux être dans un dialogue. »

Et partout, on repère son approche textile minimale et radicale, sa façon si singulière de faire des impressions en un seul passage, en monochrome, parfois en camaïeu, ses détournements, ses procédés soustractifs, ses transparences, ses velours dévorés, son rapport charnel à la matière – 
« J’adore manipuler les tissus, les chiffonner, les durcir, les craquer, j’adore cette capacité du textile à se draper et j’adore le contrarier aussi. »

Des affinités mode

Dans son showroom, on trouve les échantillons de toutes ses matières qu’il travaille depuis plus de vingt ans désormais, autant d’années de recherche et de développement dont 20 % à peine ont été utilisés jusqu’à présent, il a le temps. Il a encadré les photos des vêtements créés grâce à ses tissus : un manteau de mousse lilas, désormais dans les collections du Metropolitan Museum de New York, un trench avec empreinte, une jupe en organza de soie pied-de-poule de cet hiver 23, le tout pour Maison Margiela.

Evidemment qu’il a des concordances avec cette mode-là, et cela ne date pas d’hier. « Ma professeure de sérigraphie Françoise Derleyn était une fan de Martin Margiela, précise-t-il. Elle nous a beaucoup parlé de lui. Pour ma génération, ce fut le choc le plus important dans la mode des années 90 et mon travail avait des affinités avec le sien. Assez tôt, j’ai eu un rendez-vous avec lui, mais cela n’a alors pas abouti ; c’est d’ailleurs la seule fois de ma vie que j’ai rencontré un directeur artistique, cela dit beaucoup sur le monde de la mode et sur l’intérêt que Martin portait au textile. »

Il lui faudra attendre le printemps 2018 et la collection Couture de la maison, sous l’égide de John Galliano pour que l’équipe lui confie enfin et en désespoir de cause le projet d’un trench avec impression peinture fraîche. Une gageure, mais qu’avec son entêtement, son amour acharné de la recherche et son savoir-faire, il parvient à relever.


« C’est presque comme si je leur avais sauvé la vie, raconte-t-il amusé. Pour eux, si cette pièce n’avait pas défilé, cela aurait été un drame, ils étaient très reconnaissants ! » Depuis, chaque saison, on reconnaît la patte de Daniel Henry sur les catwalks de Maison Margiela. Mais cela ne dit pas tout de l’étendue de son travail, il est tenu au secret, il ne peut que préciser qu’il œuvre pour d’autres grandes maisons de couture et pour l’industrie automobile, sans les nommer. Dans ces mondes-là, on ne met guère l’accent sur les artisans de l’ombre.

« Aller plus loin »

En parfait « électron libre », il ne veut rien sacrifier ni de son précieux temps ni de la qualité de ses projets. Alors il privilégie la recherche, prend ses distances avec les saisons, prône la durée, l’approfondissement, l’indispensable nécessité d’« aller plus loin ». Il n’hésite pas non plus à partager ce qu’il connaît si bien, la transmission a de la valeur pour lui : il donne des workshops dans des écoles de renommée internationale, à Paris, Montréal ou Hangzhou, à l’Aalto University d’Helsinki ou à l’ENSAV Bruxelles.

Il accueille des stagiaires et ouvre les portes de son atelier pour le faire visiter, il aime voir les yeux des jeunes briller, il n’a pas oublié sa propre révélation. En attendant, il brode comme on médite. Et s’apprête à être à l’honneur à l’Hôtel de Ville de Bruxelles. Au printemps, on y inaugurera le nouveau décor de la salle des mariages, une tenture magistrale de 
3 mètres 80 sur 1 mètre 60, aux reflets d’or et d’argent, accompagnée d’une broderie maison, qui ressemble à un feu d’artifice, elle remplacera celle de 1897 signée Hélène De Rudder, qui tombait en ruine, impossible à restaurer.

Il peut être fier d’avoir remporté le concours avec son projet « minimal et radical » symbolisant l’amour. Daniel Henry a embrassé son destin. « Sublimer est le socle de mon métier d’ennoblisseur. »

Daniel Henry (47 ans)

En 1976 Daniel Henry naît à Tournai.

A 8 ans, il s’adonne avec passion au patinage artistique.

En 1996, il entre à La Cambre (ENSAV), dont il sort diplômé en Création Textile en 2001.

Dès 2000, il travaille comme designer textile pour la Confédération du lin et du chanvre et comme free-lance pour plusieurs maisons de luxe internationales.

De 2011 à 2017, il est notamment directeur artistique de Sophie Hallette (dentelle).

Il entame sa collaboration avec Maison Margiela avec la Collection Artisanale printemps 2018.

En 2019, dans le cadre d’Europalia Roumanie, il expose à la galerie des Drapiers à Liège.

En janvier 2024, il publie un catalogue sur sa pratique artistique, Daniel Henry 2014-2021.

Au printemps 2024, il dévoilera un nouveau décor (tenture ennoblie et broderie) pour la salle des mariages de l’Hôtel de Ville de Bruxelles.
danielhenry.eu
Instagram: daniel.henry.studio

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