Rencontre avec le créateur belge de Saint Laurent, Anthony Vaccarello : « Je me fais plaisir »

Anthony Vaccarello
Anthony Vaccarello au defilé Saint Laurent pour l’automne-hiver 23-24

Le directeur artistique de Saint Laurent, Anthony Vaccarello,  inaugure une toute nouvelle boutique à Bruxelles. Et s’aventure dans le cinéma, avec la création d’une société de production de films. Interview.

Il est 13 h 30 à Los Angeles, sept heures de plus à Bruxelles, depuis son chez-lui américain, Anthony Vaccarello s’encadre dans la fenêtre Teams. En arrière-plan, un bouquet de cactus tutoie le ciel légèrement couvert. Il vit et travaille là, en partie, partageant son temps entre Paris et la Californie, en famille.

A ses côtés, Arnaud Michaux, directeur de l’image chez Saint Laurent, rencontré à La Cambre mode(s), au début de ce siècle. Entre eux, s’est glissé un petit garçon, Luca, bientôt 2 ans.

Un fiston qui pour l’heure s’invite dans le cadre et, tout fier, montre le trésor qu’il a ramené de promenade, une coquille d’escargot vide qu’il tient précieusement dans ses mains, avant de les agiter gracieusement pour mieux dire au revoir et sortir du champ…

On ne peut que sourire, tout comme Anthony, qui se prépare à revenir en Europe. Mi-mai, il inaugurera une boutique Saint Laurent à Bruxelles, la ville qui l’a vu naître et grandir.

Il filera ensuite à Cannes, où Saint Laurent Productions fera ses débuts au Festival, dans la sélection officielle, avec Strange Way of Life de Pedro Almodóvar. C’est une première pour une marque de luxe et pour le groupe Kering auquel elle appartient. Autant de projets qui l’excitent. «Je me fais plaisir», confie le directeur artistique visiblement heureux et serein. Conversation sans décalage.

Saint Laurent Anthony Vaccarello hiver 2023
L’Homme Saint Laurent, hiver 23: «Désormais, je prends autant de plaisir à travailler l’Homme que la Femme.» © SDP

Vous inaugurez une boutique à Bruxelles. Quels souvenirs cela réveille-t-il en vous?

Quand j’étais petit et que j’allais à l’école, je passais par l’avenue Louise et le boulevard de Waterloo, devant la boutique Gucci au coin et Versace juste à côté. J’imaginais Gianni Versace à l’étage, faire des fittings en personne, sur Madonna… Je fantasmais, j’avais l’impression que c’était là que cela se passait.

Ce quartier m’a toujours fait rêver. Je suis donc content d’y ouvrir une boutique, dans cette ville où nous n’étions pas présents, même s’il y a longtemps, il y en avait une porte de Namur.

Cette boutique est pensée comme une évolution qui tend vers le concept de celle que nous ouvrirons sur les Champs-Elysées l’année prochaine. C’est un peu plus chaud et cela me correspond mieux. Quant à la sélection des pièces, on y propose des vêtements pas trop soir, plutôt pratiques. C’est Bruxelles quand même, il y a ce côté confort et vêtements de pluie! J’espère que cela va fonctionner…

La pression est grande?

Je n’ai aucune pression.

De même quand vous créez pour cette maison qui en 2022 réalisait un chiffre d’affaires de 3,3 milliards d’euros?

Je n’y pense pas, c’est plutôt sain, et c’est ce qui fait que cela marche. D’autant que je ne suis pas «dingue» dans ma façon de créer. Je n’invente pas des vestes à trois manches, je suis assez réaliste. J’essaie de ne pas me mettre la pression, cela me bloquerait. Et plus cela va, moins j’en ai…

Saint Laurent Anthony Vaccarello ete 2023
La Femme Saint Laurent de ce printemps-été. © SDP

Est-ce parce que vous avez pris confiance en vous depuis votre arrivée chez Saint Laurent en 2016?

Je crois que je n’ai jamais douté. Je sais ce que je fais et j’essaie que ce soit juste. Je pense que j’ai un côté insouciant, non, inconscient: je fais les choses, je ne réfléchis pas beaucoup et cela me réussit. Je trouve cette maison géniale: je n’ai jamais eu de pression particulière, j’ai vraiment eu le temps de chercher, de me trouver et de faire quelque chose de bien.

Vous monterez bientôt les marches à Cannes aux côtés de Pedro Almodóvar. Et si vous y serez, c’est parce que Saint Laurent by Anthony Vaccarello en est le producteur associé. Comment est né ce projet?

Depuis le début, le travail tourne autour du cinéma dans cette maison très inspirée et inspirante: Yves Saint Laurent a créé beaucoup de vêtements pour le septième art et il y était intimement lié. Je suis cinéphile et j’ai toujours inscrit ce que je faisais dans cet univers-là.

Au bout de six ans, bientôt sept, je trouvais que c’était une évolution logique que je pouvais tenter: essayer d’étendre l’univers Saint Laurent à autre chose que des collections et avoir une autre vie, rythmée différemment, pas uniquement par les défilés et les photos.

Cela s’est fait petit à petit. Il y a eu les projets de courts métrages avec Bret Easton Ellis, Wong Kar-Wai et Gaspar Noé, des petits projets qui m’intéressaient et m’excitaient beaucoup. C’était les prémices. Dorénavant, avec la société de production, on monte d’un cran, c’est l’étape au-dessus. Et je suis très fier de débuter avec Pedro Almodóvar, le réalisateur de l’absolu quand j’étais jeune.

Saint Laurent Anthony Vaccarello hiver 2023
L’hiver 23. «Je désirais jouer sur les proportions», explique le créateur. © SDP

C’est également vous qui signez également les costumes de son film Strange Way of Life

C’est secondaire… Ce qui m’anime le plus, c’est l’idée de produire ces films et, accessoirement, d’habiller les personnages, ce n’est pas le sujet principal de ce projet. Pour l’instant, je veux vraiment travailler avec des réalisateurs que je choisis, c’est assez personnel comme façon de faire, c’est même un peu égoïste: je me fais plaisir.

Vous confiez que ces réalisateurs et leur vision radicale ont fait de vous ce que vous êtes devenu. Comment?

Gaspar Noé, Abel Ferrara, Pedro Almodóvar, je les ai tous immédiatement admirés, j’ai regardé leurs films tant de fois… Leurs œuvres m’ont inspiré et donné envie de faire de la mode, leur univers aussi et leurs personnages et toutes ces choses un peu sulfureuses, étranges, qu’on y trouve et qui m’ont nourri.

D’emblée, je me suis intéressé à ce que ces réalisateurs faisaient, à leur vie, à ce qu’ils aimaient. Je me souviens que Pedro avait tourné un film inspiré de Pina Bausch, c’est via lui que je me suis intéressé au travail de la chorégraphe. Ils sont tous tellement singuliers, uniques et leurs choix artistiques particuliers m’ont éveillé.

Le cinéma, c’est aussi les actrices. Or, vous aimantez autour de vous des femmes puissantes qui forment une tribu fidèle…

Pour certaines, je les connaissais avant d’arriver chez Saint Laurent, pour d’autres, je les ai connues chez Saint Laurent… Ce sont ces actrices qui ont un style très fort et très particulier et qui sont fidèles effectivement. Ce sentiment familial de tribu est important pour moi, cela me rassure, peut-être parce que je suis fils unique et que je n’ai pas de frère ni de sœur…

Je me sens protégé par ces femmes. Et j’aime les mettre en valeur, comme dans le film de Gaspar Noé: travailler avec Béatrice Dalle et Charlotte Gainsbourg, c’est cela qui m’a donné envie de faire du cinéma. Avoir été sélectionné au Festival de Cannes, à la séance de minuit, la plus sulfureuse, et être avec ces deux femmes qui représentent le cinéma français, pour moi, cela compte.

Pedro Almodovar  Saint Laurent Productions Strange way of life
L’affiche du film de Pedro Almodóvar qui a vu le jour grâce notamment à Saint Laurent Productions. © SDP

Si elles sont singulières et uniques, elles se ressemblent pourtant par leur liberté extrême, n’est-ce pas?

Elles sont libres, oui. Et c’est ce qui me rapproche encore de Pedro, cet amour pour les femmes qui n’ont peur de rien, qui peuvent porter à elles seules un film et qui sont en charge de leur vie. J’ai été élevé par ma mère, ses sœurs et mes grands-mères, j’ai toujours été entouré de femmes, des femmes fortes, siciliennes… Et je me retrouve pleinement quand je suis avec Béatrice, elle représente un peu tout ça, cette force.

Quel est votre processus de création?

Je fonctionne souvent en réaction à la collection précédente, je ne passe jamais d’une inspiration à une autre, c’est toujours un peu la même variation, il s’agit surtout d’évolutions avec de petites nuances. En fait, tout est une question de proportions et de subtilité, parce que, finalement, une veste, une jupe, un pantalon, c’est toujours une veste, une jupe, un pantalon.

La réflexion tourne dès lors autour d’une longueur ou d’une poche à poser un peu plus à gauche ou plus à droite, toute chose qui change l’allure et la façon de porter le vêtement. Saint Laurent repose essentiellement dans la nuance d’une épaule, d’une poche, d’une matière.

A ces subtilités-là, vous ajoutez la narration car pour vous, «la mode a besoin d’histoires»…

Quand je crée une collection, je pars toujours d’un personnage. Je gravite autour, j’essaie de me raconter son histoire: Qui est cette femme? Qui est cet homme? Que fait-elle, où va-t-il, qu’aiment-ils? J’ai vraiment besoin de me situer dans le concret, je ne fais pas des pièces pour faire des pièces…

Et plus ça va, plus il faut que ce soit cohérent. Et quand je conçois le défilé, j’essaie de raconter cette histoire, ce moment de vie et d’émotions.

Voyez-vous un fil rouge, un lien avec Yves Saint Laurent dans vos collections pour la maison?

Le lien, je le vois après seulement. Cela me fait plaisir quand les journalistes arrivent à faire les ponts mais curieusement quand je travaille sur les collections, je n’y pense pas forcément. Au début, je me demande ce qu’Yves Saint Laurent ferait aujourd’hui. Ce que j’aime, c’est prendre son travail de la fin des années 90, quand c’était un peu ringard, il ne faut pas s’en cacher.

Surtout à la fin, quand étaient apparus des créateurs comme Helmut Lang et Comme des Garçons, toutes ces marques qui étaient très modernes et qui me touchaient plus personnellement à l’époque.

Cela m’émeut de reprendre son travail à ce moment-là et de voir ce qu’il aurait dû ou pu faire pour être dans l’air du temps et qu’il n’a pas voulu faire pour rester fidèle à cette ligne, à cette femme, à ce classicisme et à cette élégance.

Je ne suis pas du tout féru des années 60 et 70, c’était génial alors, Yves Saint Laurent était révolutionnaire. Ce qui m’inspire davantage, c’est sa façon d’être un peu à côté de la plaque dans les années 90.

Saint Laurent Anthony Vaccarello hiver 2023
La Femme Saint Laurent de l’automne-hiver 23. © SDP

Pour asseoir votre propos, consultez-vous les archives?

Non, je travaille plutôt sur un fantasme d’Yves Saint Laurent que sur la réalité. J’ai beaucoup été dans les archives les deux ou trois premières saisons, c’est très riche mais je ne veux pas rester bloqué dans le passé, je veux que cela parle à une femme et à un homme d’aujourd’hui. Je ne vais pas et je ne veux pas refaire la saharienne ni tout ce qu’Yves Saint Laurent a créé, cela n’aurait aucun sens.

Quand je suis arrivé dans la maison, je m’en souviendrai toujours, Pierre Bergé m’a dit qu’il me fallait interpréter Saint Laurent, surtout ne jamais l’imiter. Je le lui ai promis.

Dans quel état d’esprit étiez-vous alors?

J’étais impressionné, bien sûr. Il était le gardien du temple. Avec Betty Catroux, il a fait Saint Laurent et créé la légende.

Vous soutenez désormais financièrement La Cambre mode(s). C’est là qu’est le futur de la mode, sur les bancs des écoles?

Je trouve qu’il faut soutenir les jeunes créateurs. Je ne veux même pas communiquer dessus et je ne le fais pas pour ça, je trouve juste cela logique: je viens de là et j’ai vu que l’école commençait à souffrir du manque de moyens quand j’étais président du jury de fin d’année en juin dernier.

Je trouve cela triste parce que les professeurs ont toujours autant d’enthousiasme à enseigner et sans moyens, c’est compliqué de se faire connaître et de faire grandir cette école que je considère comme la meilleure au monde.

Pourquoi?

Parce que c’est la plus réelle, la moins «costume» de toutes. Voilà, je trouve juste cela normal d’aider cette école que j’aime particulièrement pour sa pédagogie. Car on y apprend à chercher au plus profond de soi, à trouver un vrai propos et une vraie identité. Je l’ai vécu.

Saint Laurent, 56, boulevard de Waterloo, à 1000 Bruxelles.

En bref : Anthony Vaccarello

Il naît à Bruxelles le 18 janvier 1982.

En 2006, il sort diplômé de La Cambre mode(s), remporte le grand prix au festival d’Hyères et part travailler à Rome pour Fendi.

Il crée sa marque à son nom en 2009.

En 2011, il gagne le grand prix de l’Andam.

Il participe à la ligne Versus en 2014 au côté de Donatella Versace et intègre la maison italienne.

Saint Laurent le nomme directeur artistique en avril 2016.

En mai 2023, il inaugure la boutique Saint Laurent à Bruxelles et monte les marches à Cannes avec la nouvelle société de production de la maison.

Anthony Vaccarello
Anthony Vaccarello. Copyright: Gray Sorrenti
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