Pourquoi les marques belges misent sur le « made in Portugal »

AAC Têxteis, l'un des fleurons de l'industrie textile portugaise, travaille pour de grandes marques comme Balenciaga, Marc Jacobs ou Essentiel. © sdp

Depuis quelques années, marques de luxe, griffes émergentes et même acteurs de la mode jetable font produire leurs collections au pays des Oeillets. Qu’est-ce qui attire ces labels aux profils hétéroclites? Et comment le textile local est-il sorti d’une crise qui l’avait laissé en situation d’urgence vitale, il y a une décennie?

« Merci de nous avoir contactés et de nous considérer comme votre éventuel fabricant. En ce moment nous sommes extrêmement occupés et ne prenons plus de nouveaux clients. » Telle est la réponse automatique envoyée par la société AAC Têxteis. Située à vingt minutes de l’aéroport de Porto, l’entreprise travaille avec entre autres Balenciaga, Ted Baker, Marc Jacobs ou encore Essentiel Antwerp et propose de s’occuper de tout, de l’échantillonnage jusqu’à la logistique d’expédition. Elle est l’un des fleurons de cette industrie textile qui a su renaître au Portugal. Le tournant du XXIe siècle avait apporté l’explosion de la production en Asie, fragilisant le secteur et la crise de 2007-2008 avait poussé nombre d’entreprises familiales à mettre la clé sous la porte. Une décennie plus tard, l’économie lusitanienne est repartie dans ce secteur et a séduit de nombreuses sociétés belges, des jeunes pousses aux labels installés comme Bellerose ou Pluto.

Je ne suis pas sûr que la Chine soit encore avantageuse car il n’y a pas de flexibilité et les longs transports sont onéreux.

Marylise, maison noir-jaune-rouge spécialisée dans les robes de mariées, a fait partie des pionnières et s’est installée dans le pays avant le boom, un peu par hasard. La griffe historique a été créée en 1926. Au départ, il était question de confection belge, mais la production avait été exportée en Chine jusqu’au rachat, il y a une dizaine d’années, de Rembo Styling. « Cette société travaillait avec le Portugal et le plan de mon père était de tout transférer vers l’Asie, explique Cédric De Vlieger, manager de Marylise & Rembo Fashion Group. Mais lors de sa première visite dans le sud de l’Europe, il a été frappé par le savoir-faire important, la qualité. Il a parlé avec les gens, découvert les machines sur place et décidé que c’était trop exceptionnel pour tout jeter. En 2008, on a donc pris la décision d’investir là-bas, d’acquérir de nouvelles infrastructures, de former des gens… » Il y a quelques semaines, le groupe a inauguré des bâtiments à Leiria, entre Porto et Lisbonne. « On est ravis. Ici, on trouve avant tout un personnel qualifié et motivé. Par rapport à la Belgique, je dirais que c’est deux fois moins cher, estime le responsable qui veille pourtant à rémunérer les employés au-dessus du salaire minimum légal. Je ne suis même pas sûr que la Chine soit encore avantageuse au niveau des tarifs car il n’y a pas de flexibilité et les longs transports sont onéreux. Au Portugal, nous sommes près de nos clients. »

AAC Têxteis, l'un des fleurons de l'industrie textile portugaise, travaille pour de grandes marques comme Balenciaga, Marc Jacobs ou Essentiel.
AAC Têxteis, l’un des fleurons de l’industrie textile portugaise, travaille pour de grandes marques comme Balenciaga, Marc Jacobs ou Essentiel.© sdp

Toujours plus proche

La proximité est l’un des arguments numéro un car elle s’assortit d’une large palette d’avantages. C’est d’abord la possibilité de se rendre sur place, pour discuter, vérifier la qualité, adapter au besoin. C’est par ailleurs une diminution drastique des délais entre la commande et l’arrivée en boutiques, un argument qui a su séduire jusqu’aux géants de la fast fashion comme Zara, désireux de réagir aux dernières lubies des consommateurs et qui rapatrient donc d’Asie une partie de la production pour maximiser la réactivité.

A l’opposé du spectre, le Portugal a également rebondi sur l’une des raisons de l’engouement du sourcing local: la quête de durabilité et d’éthique. Qui dit plus près dit moins de déplacements, moins d’émissions de carbone. Qui dit Europe dit normes, notamment sociales. Si le salaire minimum est encore bas dans ce pays, les griffes qui y font affaire sont en droit d’espérer des conditions de travail décentes. Un package que les acteurs de terrain ont eu la bonne idée d’assortir au développement de tissus labellisés bio, OEKO-TEX, etc. « L’industrie textile est un secteur très polluant. Les acteurs de la mode, y compris ceux qui souhaitent se lancer, en ont pris conscience, depuis trois ou quatre ans, et veulent revenir à un produit propre. C’est un élément présent chez la majorité des start-up que nous recevons », confirme Elke Timmerman, directrice business & carrière de MAD Brussels, qui accompagne les créateurs de la capitale.

Pourquoi les marques belges misent sur le
© sdp

Un autre sujet récurrent lors des entretiens avec ces labels en devenir est la question de la fabrication en série limitée. « Le Portugal offre la possibilité de commander des quantités réduites. Parfois le volume minimum demandé est de cent pièces, ce qui est moins élevé qu’ailleurs, mais reste énorme pour une petite marque. Certaines entreprises acceptent même des quantités moindres, avec un surcoût évidemment. »

Entre ici et là-bas

Si Marylise & Rembo Fashion a ses propres ateliers sur place, la plupart des créateurs se contentent donc de glisser une courte commande dans le calendrier des fabricants. C’est en effet cela que de nombreux Belges viennent chercher: la possibilité de produire « peu » tout en limitant les coûts. Et ce même si notre pays tente, de son côté, de tirer aussi son épingle du jeu sur ce terrain des volumes restreints avec notamment la fondation de Belgium Production Partners (une initiative de Créamoda, Flanders DC et MAD Brussels) qui réunit des entreprises prêtes à travailler pour des créateurs, en petite quantité. Mais la main-d’oeuvre étant plus chère ici, les tarifs sont plus élevés et les maisons se contentent souvent de faire réaliser leurs prototypes chez nous, avant d’aller voir un peu (ou beaucoup) plus loin.

Bellerose
Bellerose© sdp

Ainsi, Bonjour Maurice, pourvoyeur de garde-robes Enfant responsables et pleines de peps, oeuvre à la fois sur les territoires belge et portugais. Le gros des marchandises provient de Porto, mais une nouvelle gamme « upcycling », composée de trousses et autres mouchoirs faits à partir des chutes de tissus, est assemblée dans notre royaume. « Il y a quatre ans, quand nous avons fait notre mini-projet pilote qui s’appelait Maurice, on a opté pour le 100% en Belgique, mais, à cause de la taille des ateliers et des prix, on a dû trouver une alternative », se souvient la fondatrice Géraldine De Mey, qui estime que le coût est 1,5 fois inférieur à ce qu’elle avait pu observer chez nous. Elle avance également un avantage logistique: « Là-bas, on a un intermédiaire qui s’occupe de l’ensemble: on commande les tissus, il fait imprimer les motifs, gère le passage du fabricant à l’atelier, etc. On ne doit pas dispatcher, vérifier les timings… Le service est complet alors qu’en Belgique, on doit fournir les tirettes, boutons, etc. Il y a plus de tâches de coordination à assumer et quand on est une petite équipe, ça fait une vraie différence. »

Cette prise en charge de l’entièreté de la chaîne s’assortit d’un 100% « made in Portugal » et d’une traçabilité qui rassure le label: « Tout se passe là-bas: c’est tissé, teint ou imprimé et assemblé. Ce n’est pas juste parce qu’ils y ont posé l’étiquette finale », détaille la fondatrice de ce dressing destiné aux kids, qui se rend deux fois par an dans la région du nord du Portugal faisant office de bassin textile. Au fil des collections, elle commence à mieux en connaître les acteurs et les mécaniques. « Au départ, on est passés par un agent parce qu’on ne voulait pas y aller à l’aveugle, en prenant n’importe quel atelier. Avec le temps, on prend de la bouteille, on rencontre d’autres personnes et certains nous contactent proactivement. On est bien accueillis en tant que petite marque responsable, car ils en ont assez de la fast fashion qui exige toujours davantage pour moins cher. » Pour ne rien gâcher, de nombreux interlocuteurs -principalement les générations les plus âgées – parlent français.

Marylise
Marylise© FREDERICO MARTINS

Spécialiste de la maille

Si ce label pour les mômes trouve un écho particulier au Portugal, à l’instar des griffes de sportswear, c’est aussi en raison de l’une des spécificités de l’industrie locale: l’expertise dans la maille. La couture du jersey est très différente de celle des tissus dits « chaîne et trame ». On n’assemble pas de la même manière un tee-shirt et une robe en coton. Ce travail demande un savoir-faire et un équipement particulier que cette contrée méridionale offre. Et si la confection de vêtements formels type tailleurs et chemises gagne du terrain, cela reste la spécialisation première ici. Des noms bien établis choisissent dès lors cette nation pour une partie de leur production. C’est le cas de Xandres qui y conçoit ses tee-shirts, mais a privilégié d’autres destinations pour le reste de sa collection. « C’est en cela également que le Portugal a su se montrer intéressant, en permettant différents niveaux de collaboration. Il y a des marques qui ont leurs propres ateliers, d’autres qui sous-traitent tout ou confient seulement une partie réduite de leurs articles. Et puis, certains ne font rien là-bas, mais y vont pour acheter du tissu, analyse Wendy Luyckx, porte-parole de Créamoda, la Fédération de la mode belge. Un deuxième membre de l’Union européenne gagne par ailleurs en popularité: la Roumanie. On y trouve tant des jeunes que des maisons positionnées depuis plus longtemps. Marie Méro a par exemple misé sur la Roumanie, tout comme Helder Antwerp qui oeuvrait avant avec la Belgique et le Portugal. Parmi les autres pays choisis par nos labels nationaux, on trouve encore la Bulgarie et la Pologne. »

Bonjour Maurice
Bonjour Maurice© AHMED BAHHODH

L’Est tente donc sa conquête du marché, mais souffre toujours d’une image de qualité aléatoire, d’une moins bonne organisation des acteurs locaux qui rend la compréhension du terrain difficile et de défauts de traçabilité inquiétant les adeptes du durable. Du côté de Porto, on mène déjà le combat d’après, en investissant dans l’innovation textile, mais aussi dans le développement des aspects plus créatifs, pour ne pas se contenter d’être un territoire de fabricants. Un vrai fossé doit donc être comblé, mais quand l’on voit à quelle vitesse le pays a renversé la vapeur et que l’on observe la réflexion grandissante autour de la proximité, tous les espoirs sont permis pour ces acteurs en quête de renouveau.

Xandres
Xandres© AHMED BAHHODH
4 questions à Yvan Dacquay

Show Manager de Première Vision, salon international dédié notamment aux tissus et à la confection de mode, il a pu observer l’ascension fulgurante du Portugal au cours des dernières années.

Comment le Portugal est-il devenu un acteur incontournable du marché?

Il y a eu une vraie politique d’export, la formation des gens sur place et une augmentation de la qualité qui ont permis de faire la différence. On est passés de produits basiques à du haut de gamme. Ils avaient des avantages évidents qu’ils ont su mettre en valeur, notamment dans un contexte de marques qui se préoccupent beaucoup plus de durabilité et d’éthique qu’avant. Cela a été très vite: ça a commencé il y a moins de dix ans et ça a fait la différence il y a cinq ans.

Qu’est-ce qui a permis cette rapidité?

Il y a un dynamisme des associations, du gouvernement qui milite et aide dans ce sens-là et qui a été très actif sur la dimension industrielle, mais aussi sur la dimension mode. On note une prise en considération de l’aspect artistique avec notamment la Fashion Week de Porto. Et cela est recherché par les marques moyen et haut de gamme qui ne veulent pas juste de la technique. Les entreprises sont par ailleurs moteur de changement, elles sont réactives face à une carte du sourcing qui évolue de saison en saison.

Est-ce que le pays séduit un type de labels en particulier?

Non, on peut observer des clients très variés. Ça va de la marque qui se lance, n’a pas d’expérience et va apprécier la proximité qui permet de rencontrer les différents acteurs aux maisons très installées qui ont rapatrié certaines productions au Portugal pour contrôler les délais d’approvisionnement ou pour surveiller la qualité de près.

De quoi inspirer d’autres nations?

C’est clairement devenu un cas d’école tant pour le changement d’image que pour la rapidité à laquelle cela s’est passé. Tous les pays ne sont pas intéressés par le développement du textile, mais pour ceux qui le sont, notamment dans le bassin de l’Est, c’est devenu le modèle à suivre.

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