Pourquoi les sacs coûtent-ils de plus en plus cher? «L’inflation n’est pas la seule en cause, les marques ont adapté leur stratégie»

sacs gucci et miu miu
Sacs Gucci et Miu Miu © Launchmetrics Spotlight

Les fashionistas qui espéraient avoir économisé assez d’argent pour s’offrir un sac griffé risquent de déchanter: le prix affiché ne cesse d’augmenter. Et l’inflation n’est pas la seule à incriminer.

Récemment, la revue professionnelle de mode américaine WWD dévoilait une information étonnante, presque noyée au milieu d’un paragraphe concernant les problèmes financiers de Michael Kors. Aux Etats-Unis, un sac à main Kors est vendu en moyenne au prix de 85 euros. Plus ou moins simultanément, les internautes tombaient des nues en apprenant qu’il fallait débourser quelque 10.300 euros pour un très prisé sac à rabat de Chanel de taille moyenne, après sa énième révision. Un rapide calcul indique qu’on peut donc s’offrir 111 sacs à main Michael Kors fortement démarqués pour le prix d’un Chanel. Cela peut paraître absurde, ou pas.

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Ces données illustrent en tous cas la schizophrénie du secteur du luxe, où le concept de «valeur» peut revêtir différentes significations. Certes, Kors est une exception, une «victime» des pratiques commerciales américaines, basées sur les remises à l’infini et sur la grande dépendance des magasins outlet. Les tarifs des marques de luxe européennes, eux, sont en hausse depuis des années. D’après l’entreprise d’informations sur le commerce de détail Edited, depuis 2019, les prix de vente de ces produits ont augmenté en moyenne de 25%. Depuis 2016, le prix de certains sacs à main a même doublé. Les experts de la maison de vente aux enchères Sotheby’s ont calculé qu’en 2008, le classique 2.55 de Chanel coûtait environ l’équivalent de 1.500 euros aux Etats-Unis et que l’année dernière, ce même accessoire valait près de 9.500 euros. Et un format medium du Lady Dior coûte 5.900 euros, soit 46% de plus qu’en 2019. Quant au Speedy de Louis Vuitton, il faut aujourd’hui débourser le double d’avant la pandémie pour l’acquérir, indique le site d’informations Business of Fashion. Et ne parlons pas du Galleria en cuir Saffiano de Prada, dont le prix a connu une hausse de 117% en cinq ans.

Selon les dirigeants de groupes de luxe, ces augmentations résultent de l’inflation, de la hausse des prix des matériaux et des salaires. Mais si, par exemple, l’étiquette d’un 2.55 était effectivement liée à ce facteur, elle culminerait à 2.400 dollars, a calculé le New York Times. Chanel n’a pas souhaité réagir, et Louis Vuitton s’est également abstenu de tout commentaire. Hermès, quant à lui, a renvoyé à un communiqué de presse à propos de l’ouverture de sa nouvelle usine de cuir, la vingt-troisième, à Riom, en Auvergne: «La nouvelle maroquinerie soutient la croissance des collections qui sont entièrement confectionnées en France, sans céder à des compromis sur le plan de la qualité.» Et la qualité a un prix: 8.250 euros pour un Kelly 25 retourné.

Campagne Gucci © Gucci

L’attrait de l’investissement

Le créateur de mode Ramesh Nair a travaillé pendant des années en coulisses chez Hermès, tout d’abord avec Martin Margiela, puis avec Jean Paul Gaultier. Ensuite, il a accompagné, en tant que directeur de la création pour le groupe de luxe LVMH, les débuts de Moynat, une marque de maroquinerie concurrente du malletier Goyard, qui accumule les réussites. Depuis trois ans, il travaille comme directeur artistique d’une autre maison française prestigieuse, Joseph Duclos. Selon le créateur, l’escalade des prix observée ces dix dernières années découle bien plus de l’appât du gain que de la hausse des coûts de production et des matériaux. «Au début des années 2000, les maisons de ventes aux enchères ont compris que les produits de luxe tels que les montres et les sacs étaient très lucratifs. Grâce à Sotheby’s et à Christie’s, les sacs ont gagné en cachet et donc en valeur.» Ce n’est pas un hasard si, pendant des années, ces maisons de vente ont appartenu à des groupe de luxe. Christie’s se trouve toujours entre les mains du groupe Artémis de François Pinault qui contrôle également Kering, possédant Gucci, Bottega Veneta, Saint Laurent et Balenciaga.

«Ces dernières années, les consommateurs ont compris qu’il est facile de revendre un sac, souvent en réalisant un bénéfice.»

Marie-Laurence Stévigny, créatrice

«Ces dernières années, les consommateurs ont compris qu’il est facile de revendre un sac, souvent en réalisant un bénéfice, déclare la créatrice Marie-Laurence Stévigny, qui possède son propre label d’accessoires et a travaillé en tant que consultante pour Nina Ricci, Agnelle et Rochas notamment, mais aussi pour Nike, Lacoste et Bellerose. Les gens voient désormais les sacs comme un investissement.» Lorsqu’on investit dans un objet, le prix d’entrée est accessoire. On caresse aveuglément une chimère: la valeur de son produit dans un futur incertain.

Sacs Louis Vuitton, Prada et Loewe. © Launchmetrics Spotlight

«Les marques ont adapté leur stratégie. Elles se sont mises à contrôler davantage leur production et à travailler avec des listes d’attente pour leurs articles phares. Si un produit est très demandé et que l’offre est réduite, les prix peuvent être revus à la hausse», constate Ramesh Nair. Hermès pourrait facilement vendre plus de Birkin, moyennant quelques adaptations logistiques. Mais peut-être la magie s’estomperait-elle alors. Lors de l’explosion du marché chinois, vers 2010, «le secteur a compris qu’il pouvait vendre n’importe quoi sur ce marché, à condition d’apposer un logo. Et pour les rendre plus exclusifs, les marques ont augmenté encore un peu leurs prix, ce qui a stimulé leur degré d’attractivité», poursuit cet observateur averti. Et de faire remarquer que dans les années 90, on voyait très peu de sacs à main sur les catwalks: «Margiela, Dries Van Noten et même Saint Laurent présentaient exclusivement des vêtements. Mais les sacs à main sont nettement plus lucratifs. Ce sont par ailleurs des produits faciles car les tailles et les saisons n’ont pas d’importance.»

Matières et qualité

Si le cuir de qualité – impeccable, agréable à regarder et à toucher – est cher, les coûts des matières premières d’un sac à main ne représentent pourtant qu’une fraction du prix de vente. «Le cuir d’agneau de la meilleure qualité d’un bon fournisseur coûte environ 60 euros le mètre carré, révèle Ramesh Nair. Pour confectionner un sac, environ trois peaux sont nécessaires, voire quatre si on prévoit une doublure en cuir, ce qui fait approximativement 200 euros. Si on ajoute les accessoires en métal et la production, on atteint entre 600 et 800 euros, et c’est calculé large. Si ce sac est vendu à 10.000 euros, la marge est énorme.» Il faut aussi considérer qu’une part considérable de la production est partiellement, voire complètement industrialisée. «A partir de cent exemplaires d’un modèle, cela revient moins cher d’automatiser le travail. La programmation d’une machine et l’automatisation de plusieurs fonctions coûte entre 6.000 et 7.000 euros. Pour les techniques telles que le matelassage et pour les éléments métalliques, le travail à la main n’est pas nécessaire», estime encore notre interlocuteur.

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Le fait qu’un sac soit le produit d’une chaîne de fabrication et non d’une couturière dans un charmant atelier ne signifie pas nécessairement qu’il est de moindre qualité. «Il y a une différence entre un McDo et un restaurant où le chef cuisine lui-même des légumes et de la viande achetés sur le marché. Mais la plupart des marques de luxe ne sont ni des fast-foods ni des restaurants 3-étoiles. Elles se situent entre les deux. Certes, elles n’utilisent pas les matériaux les moins onéreux, mais probablement pas non plus les plus qualitatifs. Et elles industrialiseront la production si cela les arrange. Le secteur de la mode est complexe. En matière de vêtements, les gens peuvent percevoir la valeur ajoutée d’un pull en cachemire de Loro Piana, par exemple.» Mais Ramesh Nair trouve que les consommateurs connaissent nettement moins l’univers des sacs; c’est pourquoi les griffes fixent les prix à leur guise: «Elles investissent davantage dans le marketing que dans le produit lui-même, ajoute-t-il. Les clients pensent qu’ils en ont pour leur argent, mais la majeure partie de la valeur achetée réside dans le nom.»

Artisanat en difficulté

Les clients continuent-ils à accepter cette situation? Ce n’est pas sûr. Les recettes et le chiffre d’affaires de nombreuses marques sont en tous cas en chute libre. LVMH, le plus grand groupe de luxe, a tenu le coup longtemps, mais il a annoncé une baisse de son chiffre d’affaires pour le troisième trimestre de cette année. Selon les spécialistes du marché, les perspectives sont sombres, notamment en raison des guerres et de la récente hausse du yen japonais entre autres. Mais indépendamment de cela, une lassitude se fait ressentir chez le consommateur de luxe moyen. Ce dernier déplore les prix pratiqués, mais aussi la baisse de la qualité de sacs aux coutures médiocres et aux éléments métalliques bon marché. «De manière générale, la qualité du luxe a chuté, estime Marie-Laurence Stévigny. Récemment, j’ai vu une vieille paire d’escarpins de Roger Vivier au marché aux puces. Les détails, la précision et la qualité étaient juste incroyables. De nos jours, il est impossible de trouver ce degré de finition.»

Sac Dior © Launchmetrics Spotlight

Selon Ramesh Nair, plus personne ne sait ce qu’est le vrai savoir-faire. Les maisons de luxe continuent à former des artisans, mais de nombreuses techniques disparaissent parce que les grandes maisons de luxe les considèrent comme trop peu rentables. Cela affecte la créativité dans le secteur. La dominance des groupes de luxe qui disposent de leurs propres ateliers et de leurs armées d’artisans a aussi des conséquences pour les plus petits labels. Ceux-ci ont en effet du mal à se fournir en matériel auprès du nombre de plus en plus restreint de fournisseurs indépendants et à trouver du personnel qualifié.

Un nouveau Birkin?

Aujourd’hui, tout indique dès lors que ce secteur se détourne de la classe moyenne au profit des couches les plus fortunées. «Il y a assurément un lien entre le prix de ces accessoires et la manière dont la société a évolué, explique la créatrice belge. Avant, on dénombrait trois classes sociales, alors qu’aujourd’hui, on tend plutôt vers deux: les riches et le reste. Dans la mode, seuls persistent le luxe et le «mass market». Tout ce qui se trouve entre les deux, le moyen de gamme, a du mal à s’en sortir.»
Les très riches ressentent globalement peu les effets des crises économiques et autres. Ils dépensent sans compter et n’ont pas besoin de choisir entre un voyage de luxe et un sac au prix exorbitant. Selon un rapport de Bain & Co, 40% du chiffre d’affaires du secteur est généré par 2% des clients. Ces chiffes influencent inévitablement les grandes maisons qui ont tout intérêt à miser sur cette clientèle.

Sac Loewe ©  SDP

Le fait que Chanel et Hermès continuent à réaliser de bons chiffres n’a d’ailleurs pas échappé à la concurrence. Les labels tels que Gucci ou Burberry essaient de se réinventer en devenant plus exclusifs, et donc plus chers eux aussi, car cela accroît la confiance de leur public. Cela ne semble pas encore vraiment porter ses fruits mais qui sait… Cela fait longtemps que Louis Vuitton a évolué vers ce modèle, notamment en adoptant une autre image, plus forte. Il est révélateur que Pharrell Williams, qui est à la tête de la collection Homme du malletier, ait défrayé la chronique l’an dernier avec un sac à… un million de dollars. «Toutes les marques sont en quête du nouveau Birkin, déplore Ramesh Nair. Mais il ne risque pas d’arriver. Les circonstances ont changé. Tellement de modèles ont été lancés qu’il est impossible de créer un tel impact.»

«Aujourd’hui, un sac est presque un trophée, une preuve de statut au sein de la société. Bien souvent, ce n’est pas l’objet lui-même qui compte, mais tout ce qui y est lié.»

Marie-Laurence Stévigny, créatrice


Marie-Laurence Stévigny est cependant convaincue qu’une offre diversifiée existera toujours car «les marques ont besoin de visibilité. Les magasins physiques où les gens peuvent découvrir les produits continueront donc d’exister». On ne peut pas faire du travail sur mesure rien que pour un minuscule segment de multimillionnaires. Et il n’est pas vrai non plus qu’aujourd’hui, tous les sacs coûtent une fortune. «Prenez Loewe. Ces sacs sont beaux, bien faits, et ils ne sont pas si chers que ça», dit-elle.
ll est frappant de constater que LVMH, le propriétaire de Louis Vuitton et Dior, ait acquis, par le biais de L Catterton, une participation dans un nombre considérable de labels ayant un profil plus populaire. Par exemple Polène, un phénomène majeur dans le monde des accessoires. Le luxe est d’une certaine manière devenu une forme d’aberration collective, une illusion. Et il n’est pas toujours facile de le percevoir de manière rationnelle; les marques de luxe en sont pleinement conscientes. «Aujourd’hui, un sac est presque un trophée, une preuve de statut au sein de la société, ajoute Marie-Laurence Stévigny. Bien souvent, ce n’est pas l’objet lui-même qui compte, mais tout ce qui y est lié. Un sac peaufine une silhouette, donne une allure. Un sac se remarque tout de suite, contrairement aux bijoux. Et enfin, un sac est tout simplement pratique, c’est un objet fonctionnel. Cette pensée aidera à se sentir moins coupable au moment de justifier son comportement d’achat.»

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