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La folie Tabi expliquée par des experts et des fans de la première heure

tabi margiela
Les Tabi de Margiela en pleine renaissance - Getty Images
Katrien Huysentruyt Journaliste

Trente-cinq ans après leur création par Martin Margiela, les Tabi font un retour remarqué aux Fashion Weeks. Mais comment une étrange chaussure de designer de l’ère pré-Internet peut-elle soudain devenir virale ? Décryptage.

La bottine Tabi a toujours pu compter sur quelques adeptes, bien que peu nombreux. Mais aujourd’hui, on voit son bout fendu dans les séries télé et sur les tapis rouges, elle affronte les pavés parisiens et brille tant sur les catwalks qu’en front row. Le comble de l’intérêt pour ces « camel toe shoes » est toutefois né lors du « Tabi gate ».

Septembre 2023. Une New-Yorkaise poste sur TikTok le compte rendu d’un rendez-vous Tinder qui s’est soldé par le vol de ses Tabi préférées. Grâce à l’œil affûté de quelques Tiktokeurs, le voleur est démasqué : sa petite amie a posté sur Instagram une photo d’elle portant exactement la même paire, offerte par son amoureux. Tout est bien qui finit bien… et ressemble furieusement à un coup de promo bien ficelé. Une histoire virale rêvée par tout marketeur digne de ce nom.

Grâce au « Tabi gate », les recherches sur ce modèle ont explosé de 300 %, et le hashtag #margielatabis a fait l’objet de centaines de millions de vues sur le réseau social chinois.

@nextlevellexuss

Girls and gays of TikTok please get to work 😭 #nycdating #tinderhorrorstories #hingedating #margielatabis #nyc#greenscreen

♬ Dance You Outta My Head – Cat Janice
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Les Six au Japon

Retour aux sources. A l’origine, les tabis sont les chaussettes aux orteils fendus que les Japonais enfilent depuis le Moyen Age. La séparation du gros orteil est censée favoriser l’équilibre holistique et physique, sans compter qu’elle rend aussi le port des tongs traditionnelles plus pratique. Vers 1900, ces tabis sont pourvues d’une semelle en caoutchouc, de manière à pouvoir les mettre facilement à l’extérieur. C’est ainsi qu’elles deviennent la chaussure incontournable des fermiers et des ouvriers du bâtiment.

Lors d’un voyage au Japon avec les Six d’Anvers, Martin Margiela remarque ces « Jika-tabi », qui l’inspirent. Pour sa première collection, le créateur belge vise un soulier inédit, et crée, avec sa Tabi, « l’illusion d’un pied nu qui marche sur un épais talon haut ». C’est ce qu’il expliquera quelques décennies plus tard lors d’une interview donnée aux côtés de l’entrepreneur de mode Geert Bruloot dans le cadre de l’exposition Footprint – The Track of Shoes in Fashion au MoMu en 2015.

Les machines de cordonniers ne permettent pas, alors, la confection du bout fendu, mais Geert Bruloot connaît quelqu’un qui aime les défis. Le propriétaire du magasin de chaussures avant-gardiste Coccodrillo, à Anvers, présente au designer un expert ayant collaboré avec Tokio Kumagai, créateur de chaussures décédé prématurément.

Les Tabi aperçues à la Fashion Week de Milan en septembre dernier – Getty Images

Coup de pinceau (et de projecteur) sur la Tabi

Pour attirer l’attention sur ces chaussures, Margiela leur donne littéralement un coup de pinceau lors de son tout premier défilé printemps-été 1989 : les modèles marchent dans de la peinture rouge, de manière à ce que les empreintes de sabots caractéristiques soient visibles sur le catwalk blanc.

La décision de les reprendre lors des saisons suivantes est plutôt d’ordre budgétaire. Il ne reste en fait plus d’argent pour concevoir un nouveau modèle. Pour la collection été de 1990, elles reçoivent une couche de peinture murale blanche, dans le style reconnaissable du Belge. Entre 1989 et 2009, le designer n’a de cesse de réinventer la Tabi, notamment sa version extrême, la « Topless Tabi », qui se caractérise par des semelles sur un haut talon et est fournie avec un petit rouleau d’adhésif transparent pour fixer la chaussure aux pieds.

Aujourd’hui, les premiers modèles sont des collectors : il n’en existe que quelques exemplaires, conçus exclusivement pour les défilés. Les Tabi n’ont en effet été commercialisées qu’à partir de 1999. Selon Margiela, si cette chaussure n’a pas encore été copiée durant toutes ces années, c’est en raison de son processus de production complexe. Seuls les Italiens sont prêts à recourir à leur vaste savoir-faire pour confectionner un modèle unique avec une coupe parfaite. De l’aveu de Geert ­Bruloot, elle est devenue le soulier le plus significatif de toute sa carrière. Et c’était sans compter sur son revival.

Un modèle de niche

Puisque cette chaussure, conçue à l’ère pré-Internet, est unique, elle a longtemps été réservée aux insiders de la mode. Certes, on l’aperçoit dans le clip Je t’attends d’Axelle Red ou dans un shooting photo avec Chloë Sevigny. On découvre aussi les bottines roses de Björk en 1995 et les Tabi de Sarah Jessica Parker, qui lui valent des critiques virulentes.

Pour preuve cet article, en 2009, du tabloïd New York Daily News, « Sarah Jessica Parker horses around with her Tabi boots », qui dit : « Le magazine Maxim qualifie Sarah Jessica Parker de femme la plus sexy et lui 
attribue un visage chevalin. Or, la seule caractéristique chevaline de SJP est ses sabots, euh, ses chaussures. Les Margiela remplaceront-elles les Manolo dans Sex and the City ? Nous en doutons. Carrie Bradshaw a fait naître une envie de talons aiguilles chez les femmes, mais parions que ce ne sera pas le cas avec les Tabi. »

Bref : même vingt ans après son lancement, la Tabi reste polémique.

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Aux pieds des people

Pour les connaisseurs, cette chaussure est un objet culte. Les Tabi permettent de montrer à ses semblables qu’on s’y connaît en mode. L’Internet a ouvert la high fashion au grand public, les créations de designers ne sont plus réservées aux personnes qui ont un siège en front row. De plus, ces chaussures remarquables sont on ne peut plus instagrammables – avec @margielatab1, le modèle a même un compte de fans.

Avant le « Tabi gate », des stars comme Dua Lipa, Zendaya, Hunter Schafer, Rihanna et Cardi B ont été repérées chaussées de Tabi, et Chloë Sevigny a ressorti les siennes. La Tabi a aussi un cameo dans la deuxième saison de And Just Like That, aux pieds de la collègue galeriste de Charlotte.

Coup de théâtre pour celles qui craignent que cela ne sonne le glas de l’ère Louboutin : au défilé de Maison Margiela haute couture, fin janvier dernier, John Galliano a présenté le fruit d’une collab avec le créateur de chaussures. Au premier rang, Kim Kardashian, Kylie et Kris Jenner arboraient des Tabi à semelles rouges.

Le mystère Margiela

Depuis que la Gen Z a adopté la Tabi, elle est devenue plus mainstream. Du moins pour qui a le budget, car ces chaussures restent onéreuses. Le fait qu’on les voit plus souvent les rend moins provocantes qu’avant, d’autant plus qu’on les repère aussi dans Emily in Paris (saison 1, épisode 2). Le come-back de la mode des années 80, 90 et 2000 contribue largement au succès de cette création. Combinée à l’intérêt pour tout ce qui est japonais, elle permet aux jeunes générations de redécouvrir la mode d’avant-garde de Comme des Garçons et Yohji Yamamoto.

Et c’est ainsi que l’on atterrit rapidement chez ce génie mystérieux qu’est Margiela. A une époque où la vie se déroule en grande partie sur les réseaux sociaux, son anonymat intrigue. En même temps, ses réalisations restent aujourd’hui encore subversives. Il a été le premier à se lancer dans des pièces vintage, à recourir à l’upcycling et au recyclage et c’est un pionnier de la déconstruction et la reconstruction. Quand on possède des Tabi, neuves ou vintage, on détient un objet vraiment original, dessiné de la main du maître en personne.

Tabi au défilé MM6 Maison Margiela durant la Milan Fashion Week le 22 février dernier – Getty Images

L’effet Harry Styles

Finalement, la Tabi parle à un public nouveau, plus jeune, y compris aux hommes. En 2014, cinq ans après le départ de Margiela de sa maison éponyme, John Galliano a pour mission de lui donner un nouveau souffle. Ce n’était qu’une question de temps pour qu’il reprenne les célèbres « pattes de bouc ». En 2019, une version masculine voit le jour, avec un talon un peu plus bas. L’icône de la mode A$AP Rocky les adopte immédiatement, tout comme l’acteur Cody Fern à la remise de son Golden Globe pour The Assassination of Gianni Versace. Leur lancement ne pouvait pas mieux tomber : dans le sillage de Harry Styles et Timothée Chalamet, ces dernières années, les hommes font preuve de davantage d’originalité dans la façon de s’habiller. Un modèle de chaussures unique est dès lors le bienvenu, soit une création qui existe toujours après trente-cinq ans, apporte la touche finale à sa tenue et est validée par les connaisseurs, qui plus est.

La Tabi a toutefois encore son lot de détracteurs. Le 5 février dernier, le Design Museum de Londres en a posté une paire sur Instagram avec le hashtag #DesignOfTheWeek. Parmi les commentaires qui ont suivi ? « Les chaussures les plus moches que j’aie jamais vues » ou « On dirait les sorcières aux pieds carrés de Roald Dahl »… De quoi démontrer qu’elles peuvent encore choquer, même le public avant-gardiste d’une institution londonienne. Mais c’est justement leur force : susciter de l’émotion et ne laisser personne indifférent.

Tabi toujours: rencontre avec 3 fans de la 1e heure

Katleen Derijcke (61 ans) est coordinatrice et guide au MoMu à Anvers

« Je possède trois paires de Tabi à talons plats, parce que j’habite au centre-ville d’Anvers, et que les talons hauts ne sont pas une option. Je travaille au musée de la Mode depuis le tout premier jour. Il dispose d’une vaste collection Margiela. Au bout d’un moment, j’étais tellement habituée au look de ces chaussures que j’ai voulu les tester. Comme la directrice du MoMu de l’époque, Linda Loppa, grande fan de Margiela, avait la même pointure que moi, elle m’a proposé d’essayer les siennes.
Mes premières Tabi étaient des ballerines. Je les ai achetées il y a dix ans dans la boutique Margiela à Paris. Après, j’ai opté pour des bottines blanches, que j’ai également dénichées en solde, en noir. Je les porte surtout lorsque je dois rester debout toute la journée, ce qui peut paraître bizarre. Il arrive que des inconnus les regardent fixement et m’abordent en rue pour me demander si elles sont confortables. Mes pieds fatiguent moins qu’avec d’autres chaussures. Un jour, j’en ai parlé avec des Japonaises. Elles prétendent que le bout fendu assure un meilleur équilibre du pied. Dix ans plus tard, je les porte toujours, et je suis ravie de les avoir dans les deux couleurs. La plupart du temps, je porte des vêtements sobres, noirs, et ces chaussures sont vraiment la touche finale. Mes Tabi sont sacrées pour moi : je serais malheureuse si elles arrivaient en fin de vie. »

Dries Vriesacker (27 ans) est directeur artistique et cofondateur de la plate‑forme de mode et de lifestyle ENFNTS TERRIBLES

« J’ai acheté mes Tabi il y a environ six mois. J’ai choisi le modèle le plus haut pour hommes, en craquelé argenté. J’en rêvais depuis longtemps, mais je les trouvais trop chères. Jusqu’à ce que je tombe sur celles-ci : la dernière paire, en promo et de surcroît à ma taille. C’est une chaussure iconique qui apporte un plus même à la tenue la plus simple. Le talon est aussi un atout. Il n’existe pas beaucoup de bonnes chaussures pour hommes comparables. Elles sont très confortables même s’il faut un peu de temps pour s’habituer aux talons très larges, mais plus hauts que ceux que j’ai habituellement. Je les porte souvent pour des occasions spéciales, comme la Fashion Week de Paris, des événements, des moments festifs ou si je vais dans un restaurant chic. Mais pas juste pour aller au bureau. Comme j’ai tant attendu avant de me les offrir, je fais attention à ne pas trop les porter, d’autant que le craquelé semble assez délicat. Pour moi, c’est magnifique qu’elles connaissent un regain d’intérêt depuis peu. Avant, la Tabi était une chaussure plutôt underground, réservée aux connaisseurs. Maintenant, elle est devenue plus mainstream, mais pas de manière dérangeante. A part la Tabi Reebok, je ne possède pas d’autres pièces de Maison Margiela, mais je suis fan de cette marque, tant de l’époque de Martin que maintenant. »

Erna Vandekerckhove 
(60 ans) gère depuis 2002 la boutique vintage anversoise Labels Inc

« Ma plus ancienne paire doit dater des années 90. Je ne les porte qu’occasionnellement. Bien sûr, je suis de la génération qui a assisté à leur création. J’ai vendu à Raf Simons les premières bottines, avec la peinture rouge sur la semelle. Elles venaient d’un défilé printemps-été 1989. C’était la toute première fois que Martin les présentait. Manifestement, les jeunes en sont fous, ou du moins notre public niche qui s’intéresse de près à la mode. Si nous en avons en magasin, ce sont des modèles plus récents. Les pièces que Martin a créées deviennent déjà plus rares. Les gens ne se défont pas de ces Tabi, même s’ils ne les portent pas. Nous avons un public très international, et la première chose qu’il recherche, ce sont des créations de Martin, pas seulement la Tabi. L’intérêt des jeunes va souvent très loin ; ils veulent savoir exactement quelles pièces proviennent de quelle collection. Cela vaut aussi pour Comme des Garçons ou Yohji Yamamoto, mais c’est surtout Margiela qui les intrigue. Pas seulement en raison du mystère autour de sa personne, mais aussi parce qu’il était le premier à recycler et à se lancer avec des fripes. Sans oublier le fait qu’il a cessé son activité et qu’il a disparu des radars ; cela lui donne un statut culte. Alors, si on arrive encore à trouver des pièces signées par lui… Je crois que certains jeunes économisent pour ça. Avant, nous aimions aussi porter des pièces plus spéciales et devions travailler dur pour nous les offrir. Je crois que ça n’a pas changé. »

Portraits pris par Jef Jacobs.

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