Qu’est-ce qui se cache sur les maillots des athlètes des JO?
Paris 2024. XXXIIIe olympiade de l’ère moderne. Au programme, 32 sports, 60 disciplines olympiques et paralympiques, 10 500 athlètes venus du monde entier. Sur leurs maillots, les couleurs de leur pays. Et des symboles qui disent la performance, la discipline, l’endurance, la gnaque, la sueur, les larmes, la victoire. Mais que se cache-t-il derrière ces symboles? Nous avons posé la question au sémioticien Luca Marchetti, consultant au sein de plusieurs pays d’Europe dans les domaines du branding et de l’analyse interculturelle.
La moitié de l’humanité s’apprête à regarder les Jeux Olympiques – on prétend même qu’il n’existe pas d’événement plus partagé, avec une telle force de frappe où s’invite le soft power. C’est dire que tout comptera : les records, les médailles, les détails, les tenues des athlètes. Or on sait que tout fait sens, que tout fait signe, que les maillots racontent quelque chose – une identité nationale sur une singularité personnelle.
Les logos et les drapeaux arborés sur les vêtements olympiques revendiquent évidemment une appartenance et les couleurs et le graphisme se font les étendards de valeurs ainsi affichées. Pour décrypter les messages contenus sur ces tenues, la sémiotique, soit la science des signes de communication, peut nous aider à révéler et hiérarchiser les éléments visibles et invisibles de ce discours vestimentaire…
« Chacun sa spécialité pour comprendre ce qui génère quoi en termes de signification, explique Luca Marchetti, sémioticien, chercheur et expert en identité et stratégie de marque. Le job du sémioticien, c’est de voir d’où vient cette signification. A quoi elle tient. Qu’est ce qui fait, par exemple, qu’on reconnaît un support sans aucune représentation de femme comme un support féminin. Ou pourquoi un packaging où il n’y a aucune photo de garçon est interprété comme un packaging masculin. »
Et quelle est la réponse ?
C’est une question de couleur, c’est une question de géométrie et c’est surtout une question de contexte. La sémiotique est donc une science du contexte. Quand on a un message projeté dans le paysage communicationnel global, le sémioticien s’occupe de l’interpréter mais sur la base des données et de faits : une couleur renvoie, par exemple, à une valeur.
Car on constate dans un paysage culturel que la même couleur est associée systématiquement à la même valeur. Dans un autre contexte, tout peut changer. C’est cela qu’il faut toujours garder en tête. Le contexte fait tout. Si je vous dis vert de manière générale, je vous dis nature. Si je vous dis vert au Moyen-Orient, je vous dis Islam. Si je vous dis vert au supermarché, je vous dis écrémé, allégé en parlant de produits laitiers… Le contexte donne le sens.
Mais si les signes et les symboles ne sont pas énoncés, expliqués, analysés, sont-ils compréhensibles?
Non, un signe n’est jamais directement compréhensible dans la mesure où on peut parler de compréhension plus ou moins directe quand on parle de code. La différence est importante et assez simple à expliquer. Un signe, c’est ce qui est produit pour symboliser quelque chose de précis. Il commence à être intégré à un code lorsque on l’a vu se répéter une fois, deux fois, 100 fois, 1000 fois. On dit alors qu’il a été codifié.
Un exemple : tout le monde sait qu’une croix, c’est soit pharmacie, soit Suisse, soit christianisme. Il y a assez peu de problèmes en termes d’interprétation, parce que ce signe existe depuis 2000 ans et qu’il est intégré à un code. Le code est partagé, le code est appris et appris de manière formelle, institutionnelle. Par contre, un signe tout seul qui est inventé, bricolé, manufacturé par un designer et qui arrive dans le paysage culturel pour la première fois ne pourra pas être interprété de manière univoque, directe et simple par n’importe qui.
Les signes et symboles sur un maillot sportif ont-ils le pouvoir de renforcer l’identité d’une équipe, d’avoir éventuellement une influence sur les performances et générer peut-être une adhésion – ou un rejet – du public ?
Absolument. Je serais prudent quant à l’intensité. On est vraiment dans un contexte interprétatif, où le sens de l’interprétation dépendra de l’exposition, de la fréquence d’exposition, de quelles formes de médiatisation on va donner à tout ça. Et puis l’athlète n’est pas indépendant du public. C’est un peu comme un chanteur sur une scène. Le chanteur peut donner tout ce qu’il veut mais si le public est mou, la performance va être impactée. Car elle absorbe l’ambiance du contexte.
De même, c’est évident qu’il est beaucoup plus simple de jouer un match avec un public qui tape des mains et est super enthousiaste. Et il est plus difficile de jouer un match quand on se sent habillé comme un clown et que les signes qu’on porte sur soi ne nous conviennent pas. Donc bien sûr, un signe peut induire un état d’esprit, peut renforcer un état d’esprit, ou alors peut affaiblir un état d’esprit comme une forme, un volume d’un vêtement. Mais cela est vrai pour un athlète, comme dans la vie de tous les jours. D’autant plus quand on est dans une situation où on est sous pression, où les enjeux sont énormes et où l’aspect mental est absolument crucial.
« Enfiler sa tenue, pour un athlète, c’est loin d’être anecdotique avant une compétition… Nos athlètes porteront haut les couleurs tricolores » déclarait Tony Estanguet, président de Paris 2024, lors de la présentation des tenues de l’équipe de France olympique et paralympique imaginée par le créateur Stéphane Ashpool et réalisée par Le Coq Sportif. Comment en interpréter les signes et les jeux de couleurs?
L’image qui a été utilisée de manière officielle pour présenter le travail de Stéphane Ashpool pour Le Coq Sportif est très intéressante d’un point de vue sémiotique : ce sont les couleurs du drapeau, les couleurs de la France mais elles sont traitées autrement. On a du nuancé plutôt que des aplats de couleurs juxtaposés. Cela introduit des notions plus humaines, plus proches de la diversité, plus proches de la singularité. Et ces notions s’expriment plus facilement en termes de lisibilité pour le public par un nuancé, un camaïeu de couleurs qui s’interpénètrent les unes avec les autres que par des bandes de couleurs.
La plupart de la tenue est occupée soit par du blanc, soit par du dégradé, qui, aux extrêmes, comporte des zones chromatiques qui représente la couleur pure saturée telle qu’on la voit sur le drapeau. Mais tout le reste de la tenue présente des nuances de couleurs qui virent vers le rose, vers le fuchsia ou le carmin, le vermeil, en fonction des zones et des tenues. Et l’azur est très clair, c’est un bleu assez peu saturé. Quand on veut représenter une valeur de manière indiscutable, on la représente pure et saturée : pour représenter la plénitude du bleu, on met du bleu cyan, avec 100 % de saturation et un maximum de luminosité. Dès qu’on commence à avoir du nuancé, on invite des connotations, donc des valeurs qui sont autres. C’est comme si j’avais appelé la Côte d’Azur la Côte bleue, et ça, c’est toute une autre histoire.
Ces bandes de couleurs nuancées sont également en biais, est-ce exprès ?
Là, on est en train de fouiller dans les engrenages communicationnels et sémantiques de ce message visuel. Ce ne sont pas des signes qui sont clairs pour tout le monde, mais intuitivement, on verra ces traitements se répéter de manière quasi systématique à chaque fois qu’on veut évoquer ces mêmes valeurs. Sur les tenues des athlètes de genre masculin, tout ce qui est linéaire est ondulé. Or, traditionnellement, la ligne masculine par excellence est une ligne droite, éventuellement diagonale, qui va du bas vers le haut et de la gauche vers la droite.
On a là la quintessence traditionnelle de ce qu’est la symbolique abstraite de la force et la performance, de l’énergie. Il y a 1 000 exemples dans ce sens-là. L’alphabet – notre écriture va de la gauche vers la droite. Ou la progression temporelle de la culture occidentale : elle va de la gauche vers la droite et du bas vers le haut. Le passé est toujours en bas, le futur est toujours en haut et le passé est plutôt à gauche, le futur plutôt à droite, sans connotations politiques s’il vous plaît…
Et dans les habits de cérémonie des athlètes français, on retrouve des vestes avec des revers. Sur le revers, et au niveau de la pochette, on voit souvent s’afficher les signes institutionnels. La pochette est liée à l’identité de la personne, alors que le costume, c’est une mise à plat, une neutralisation de l’identité. C’est le but. Dans un costume trois-pièces noir, tout le monde est pareil et on représente l’institution, on représente le système. Alors qu’au niveau des revers et de la pochette, on a le droit d’avoir un mouchoir, un foulard, une broche, une cocarde, une médaille qui singularise l’individu. Or, même au niveau des revers, je vois les nuancés et les diagonales revenir.
Et comment analysez-vous les tenues des sportives françaises ?
Si vous regardez la photo officielle, les tenues des gymnastes filles ont un plastron : le devant du costume est réalisé soit en plumes soit avec des formes froncées. En sémiotique, on traite également de manière spécifique la différence entre des formes définies, identifiables et des formes qui donnent l’air de s’évaporer et de déborder. On les appelle des formes baroques, elles font référence à quelque chose qui est difficile à circonscrire, on ne pourrait pas tracer une ligne de démarcation entre le bleu, le blanc et le rouge. On va donc au-delà du dégradé. Et ça change tout le temps parce que ce sont des plumes ou du froncement du tissu dynamique. Ça aussi, c’est un signe abstrait d’allègement, de douceur, de perméabilité, d’ouverture. Contrairement aux formes compactes qui représentent l’inverse, soit une ligne claire, avec des contours bien définis.
Quant aux volumes, ce sont plutôt des volumes qui sont très à l’aise par rapport au corps, hormis pour des tenues techniques, celles des nageurs, des plongeurs… Mais on voit une quantité importante de volumes très détendus, très relâchés, voire avec des effets de drapé. Tout ça contribue à parler d’humanité, de singularité, de diversité, d’inclusion, d’hybridation.
Et les tenues des athlètes belges, qu’en dites-vous ?
Il y a là quelque chose de très belge pour moi ! Ma vision de la mode belge est de l’ordre du détournement. On n’a pas l’air d’être face à des tenues qui se prennent au sérieux, non pas parce qu’elles ne sont pas sérieuses mais parce que j’y vois une notion d’ironie. Cela me fait penser à un détournement, à une prise de parole qui est de l’ordre clin d’œil.
Et j’ai très envie d’y voir enfin une prise de parole sur le côté ludique et léger des J.O. Parce que à chaque fois qu’on en parle, surtout dans les médias, c’est pour des questions géopolitiques. Or, on oublie que le public met tout ça en 10ᵉ place dans la liste de ses envies et de ses attentes… Il ne faut pas oublier la notion de plaisir liée aux Jeux : le public pense en grande partie que l’important c’est d’aller à Paris, de se faire un week end de trois jours, d’aller voir la tour Eiffel avec les enfants, d’aller voir un match qu’on a payé une fortune et ensuite de manger dans un resto.
Contrairement aux dégradés bleu blanc rouge, il n’y a pas de nuances dans le noir-jaune-rouge belges…
Encore une fois, on est dans une représentation assez littérale du drapeau. On a les aplats de couleurs, très compacts, en nombre. On n’a pas nuancé. Et on a des lignes qui sont certes en très faible partie courbes, donc pas droites, pas masculines au sens traditionnel du terme, Encore une fois, il s’agit d’une question d’équilibre. On a là quelque chose de carré, de très posé, de très officiel. Donc là, il y a moins d’ironie à mon sens en termes sémiotiques.
On a vraiment un regard différent sur la représentation de l’athlétisme, du corps et du genre par rapport à la France. Tout ça est assez sous-développé, sans être contrarié, sans être nié ou oublié mais plutôt, je dirais, remplacé par un autre discours qui est un discours plus national, sur l’institution et moins sur la personne. Il y a en revanche des références à la mode. Ça aussi, c’est curieux, surtout sur les tenues de cérémonie des sportives. En résumé donc, la mode, ce serait les filles, la performance, les garçons. Car les tenues des filles font appel aux caractéristiques plutôt codifiées de la mode et du style : la taille haute, la blouse, le froncé, le satin, les manches retroussées, les nœuds foulards…
Avec la polémique autour des maillots très, très échancrés conçus par Nike pour les athlètes états-uniennes, on prend la mesure de l’érotisations des corps des athlètes ?
C’est évident, le corps des athlètes est le corps le plus érotisé de tous, même avant le corps de l’acteur ou de l’actrice. Et depuis l’Antiquité. En Grèce, ce n’était même pas implicite, c’était dit : la beauté absolue était le corps des athlètes hommes, parce que les femmes n’avaient pas le droit de concourir. Donc effectivement, c’est très important, en tout cas en termes d’enjeux financiers, de voir du corps aujourd’hui. Et cela commence à être autant important de les cacher pour les mêmes raisons. Si une marque affiche en une vidéo sur son site qu’elle a un CEO transgenre et une fondation pour la diversité des femmes et un prix de 200 000 € par an pour la gagnante, c’est aussi une valeur exploitable de dire « Nous sommes un sponsor qui encourage les tenues qui ne marchandisent pas le corps des femmes »…
Au-delà du vêtement, la peau peut-elle aussi servir de porte-drapeau, avec les tatouages ou le nail art notamment ?
Absolument. Cela vient des codes du costume : de manière générale, tout ce qui est accessoire est considéré comme satellitaire, c’est à dire marginal par rapport à ce que le vêtement renvoie. Et c’est là où on peut se permettre beaucoup de libertés. On a déjà parlé du revers de la veste, cette zone sur laquelle on peut se permettre d’arborer la broche, la médaille, la cocarde, etc. C’est aussi l’endroit où on peut jouer un peu avec la couleur. De même pour la cravate ou le nœud papillon dans le passé, voire le gilet de costume.
Et c’est également vrai pour les tatouages où, hormis dans des contextes culturels très particuliers comme le Japon, ce sont des supports visuels qui sont assez peu codifiés. On peut se permettre beaucoup plus de liberté d’expression. Et on voit ainsi les biographies émerger. Car tout ce qui se passe sur la peau touche à la personne. Ce qui s’inscrit sur la peau est iconique – mon corps est moi-même et ma biographie est mon histoire. C’est beaucoup plus fort de se faire tatouer un message sur la peau que de porter le même message sur un tee-shirt.
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