Rencontre avec Anthony Vaccarello, virtuose de la mode
Il vient d’être nommé directeur artistique de Saint Laurent. Le Belge Anthony Vaccarello intègre la célèbre maison parisienne, prenant ainsi la suite d’Hedi Slimane. Il y a un an à peine, alors qu’il s’apprêtait à se mettre à l’oeuvre pour Versace, Anne-Françoise Moyson l’avait rencontré pour évoquer cette nouvelle vie qui se profilait. Weekend.be profite de sa nouvelle et prestigieuse nomination chez Saint Laurent, pour republier cette rencontre avec celui qui allait devenir l’un des DA les plus influents de la planète mode.
Il fait partie de cette génération de jeunes créateurs plus bosseurs que showmans. C’est sans doute pour cette raison que les anges gardiens veillent sur lui. Pour Versus Versace, dont il est le nouveau directeur artistique, et pour sa maison à son nom, Anthony Vaccarello incarne le virtuose des robes qui osent. A l’instinct.
Il est arrivé en retard au rendez-vous, non qu’il soit coutumier du fait, mais en ce mois de février, à quelques semaines de son défilé hiver 15-16, Anthony Vaccarello, lui qui déteste travailler dans l’urgence, s’est soudain laissé déborder. Il a quitté en trombe son studio parisien du IIIe arrondissement, enjambé la Seine et s’est posé là, essoufflé, au bord d’une table de ce Café de Flore où il a ses habitudes, hésitant entre une salade et une omelette aux fines herbes. De sa voix douce – il parle presque comme on chuchote, le privilège des timides -, il fait le point, lucide et sage, sur lui, sa maison et Versus Versace où il vient d’être officiellement nommé directeur artistique en janvier dernier. Depuis 2009, ce jeune créateur, né à Bruxelles il y a trente-deux ans, se consacre à l’essentiel : sa griffe, à son nom, qu’il a osé lancer en pleine crise avec son binôme Arnaud Michaux rencontré pendant leurs études à La Cambre mode(s). Nul autre que lui n’a été autant béni des dieux, le talent fait parfois effet boule de neige. A lui donc, le grand prix du Festival de Hyères en 2006, l’écolage chez Fendi à Rome, durant deux ans, le prestigieux prix de l’ANDAM en 2011, le catalogue La Redoute, la cover du Harper’s Bazaar, la bénédiction des rédactrices en vogue, le statut de chouchou des tops au top, des femmes-lianes qui ont du style et pour prénom Anja (Rubik), Caroline (de Maigret), Lou (Doillon), Charlotte (Gainsbourg) ou Laetitia (Crahay). Aujourd’hui, il trace son chemin, d’une écriture graphique, volontairement sexy et certainement contemporaine. Confidences.
Vous siégez dans le jury du Festival de Mode et de Photographie à Hyères en avril prochain. Le vivez-vous comme une reconnaissance ?
C’est Chanel qui m’a contacté, Karl Lagerfeld en sera le directeur artistique. Je suis le seul créateur de ce jury que je trouve chic, avec Caroline de Monaco, Caroline de Maigret, Anna Mouglalis, Sébastien Tellier… Dix ans après que j’ai gagné le grand prix de ce festival, je suis flatté, je le vis comme un honneur.
Mesurez-vous le chemin parcouru ?
Non, parce qu’on bosse toujours comme des fous. Je ne me rends pas trop compte de tout ce qu’on a réalisé. Parfois, j’en ai conscience, après, quand je bûche sur mes campagnes avec les photographes Inez van Lamsweerde et Vinoodh Matadin, je me dis que ce n’est pas n’importe qui, que cela n’arrive pas à tout le monde. Puis cela passe et je me replonge dans mes loques !
Vous venez d’être adoubé par Donatella Versace : vous êtes désormais directeur artistique de la ligne Versus Versace, pour laquelle vous aviez signé une collection capsule présentée en septembre 2014.
C’est cool, je suis très content. Donatella Versace me l’a proposé parce que la collection capsule s’est bien vendue. Je l’aurais un peu mal vécu si elle avait continué à changer de designer comme elle pensait le faire. J’ai adoré travailler avec elle et j’adore cette maison, j’ai l’impression de faire partie d’une histoire, d’une famille, d’une mythologie.
La première rencontre avec Donatella Versace, comment était-ce ?
C’était irréel. C’était pendant la semaine de la haute couture, en juillet 2013, la maison m’avait envoyé une voiture toute noire, j’avais rendez-vous au Bristol, elle était allongée sur un fauteuil comme une déesse de l’antiquité, elle a commencé en anglais, on a continué en italien. Elle se livre assez facilement, sans barrière. J’espérais cette collaboration sans vraiment oser y croire – c’est un métier basé sur le désir, et un peu comme à la Bourse, votre cote monte, descend, qu’est-ce qui fait qu’on vous appelle un jour pour un tel poste ? Je crois que, à ce moment-là, je devais être dans sa ligne de mire. Elle m’a confié qu’elle me suivait depuis toujours. Nous avons des langages différents mais je pense que nous nous adressons à la même femme.
Etiez-vous inspiré pour cette première collection ?
Je me suis mis à dessiner juste après la rencontre, sans que le contrat soit signé. J’étais hyper inspiré, j’avais déjà esquissé la moitié des vêtements basés sur mes souvenirs de ce qu’était la marque pour moi, je savais ce que je voulais. Après la signature, j’ai demandé à consulter les archives, c’était plus par plaisir égoïste, pour toucher les robes de Gianni Versace, de l’époque. Cela m’a influencé pour la collection sur laquelle je travaille maintenant, plus que pour la première, qui était instinctive.
Comment articuler la création quand on dessine pour sa propre maison et pour une autre ?
J’essaie de ne pas séparer les deux sinon je deviens schizophrène. Je veux qu’on reconnaisse Vaccarello chez Versus et je veux rester Vaccarello chez moi. Peut-être qu’avec le premier, je joue plus avec les codes maison – le lion, les grosses pièces métalliques, les boucles de ceinture, que j’aime chez moi aussi, sauf qu’alors, ce n’est pas figuratif, mais plus acéré, tandis que là, c’est imprégné d’une histoire. Mais j’habille toujours la même femme.
A collaborer avec la maison Versace, vous avez tout de même intégré quelque influence dans votre collection personnelle printemps-été 2015…
Non… quoique. Je n’avais jamais travaillé les imprimés et, pour la première fois, j’en ai utilisé. J’ai aimé jouer avec les prints en noir et blanc chez Versus : j’étais parti d’un mélange de dessins baroques de Gianni – les lions, les Greca – que j’ai mixés avec des palmiers, des bouteilles de Campari, des trucs un peu pop, kitsch, années 80, cela m’a plu. Chez moi, j’ai fait plus graphique, j’ai jonglé avec les lettres de mon nom et de la saison… Finalement, oui, peut être que cela m’a influencé.
Avez-vous le sentiment d’appartenir à cette « génération discrétion », ces créateurs moins showmans que bosseurs dans l’ombre (lire par ailleurs) ?
Je ne sais pas si je fais partie de cette génération-là, je pense que c’est juste une question de tempérament. Je n’ai pas l’impression d’être membre d’une famille de designers, parce que je n’en connais pas personnellement, on ne se voit pas en dehors des heures de bureau ! Je travaille et je ne sors pas beaucoup. Sauf quand c’est nécessaire, car la mode est un business, il ne faut donc pas être trop discret.
Or vous êtes timide, non ?
Ça va un peu mieux, même si je ne prends pas facilement la parole dans un groupe. Et saluer après un défilé reste une épreuve…
Quand on débute, qu’est-ce qui compte le plus ?
Mettre en place une distribution qualitative : être vendu dans les bonnes boutiques, pour commencer. La presse pour de la presse, cela ne sert pas à grand-chose. En tout cas, c’est comme ça que j’ai fonctionné, j’avais trois boutiques dans le viseur – Colette à Paris, Joyce à Hong Kong et Bergdorf Goodman à New York – et, en termes d’images, quelques magazines dont Vogue et I-D. Ensuite, c’est une question de désir : si l’acheteur voit le produit mis en évidence dans un hebdo ou un mensuel qui donne la tendance, il va suivre, comme le reste de la presse, d’ailleurs. En fait, la mode, ce sont des codes, il faut savoir en jouer, c’est une sorte de Game of Thrones, et cela me plaît. De même, on utilise les réseaux sociaux, c’est de la com’. Bien évidemment, il faut avoir quelque chose à dire et un produit derrière, sinon, cela ne tient pas la route plus d’une saison, ou deux. Il faut comprendre le fonctionnement, cela ne s’apprend pas, je pense. Mais quand il y a du talent, cela se voit, forcément.
Quelle est la spécificité de chacun dans votre duo avec Arnaud Michaux ?
Ce n’est pas clair, j’avais l’habitude de dire qu’Arnaud épure, qu’il nettoie ce que je fais, mais non, je peux aussi nettoyer ce qu’il fait, c’est très flou. Il parvient à concrétiser ce que j’ai en tête et que je n’arrive pas toujours à réaliser, en même temps, je peux aussi trouver des solutions… Ce serait impossible pour moi de faire une collection sans lui. Je suis vite débordé, il est très calme, il réussit à structurer le tout.
Dans vos vêtements, vous jouez avec les limites, en adepte de ce « moment où la chair croise le tissu ».
Oui, c’est vraiment ça, jouer avec les limites. Parce que cela me plaît, ce côté insécure, avec le risque que cela dérape dans un truc qui serait de trop. En fait, j’aime l’idée de construire des vêtements, de m’approprier des codes qui n’existent pas forcément.
Le noir est toujours votre couleur ultime ?
Oui. Je changerai de noir quand on en aura inventé un autre ! Il n’y a pas mieux que le noir, et le bleu marine aussi, j’en ai toujours dans mes collections. Pourtant, j’essaie la couleur, j’en mets, au début, mais à la fin, au moment de composer les looks, je trouve que cela ne marche pas. Et puis, d’autres le font tellement bien, je préfère me concentrer sur ce que je maîtrise plutôt que de tenter quelque chose sans y parvenir.
Les Belges ont la cote à Paris. Pour vous, est-ce un atout ?
La mode belge signifie vraiment quelque chose. Je l’adore, surtout celle d’Ann Demeulemeester, Martin Margiela et Dries Van Noten, je suis un peu nostalgique de cette mode-là. J’ai l’impression que tout est devenu tellement international, je ne ressens plus la patte belge chez les jeunes designers, et pour moi, cette patte, c’est le noir, quelque chose de classique et de rock…
La définition en somme de ce qu’est Anthony Vaccarello…
Peut-être. J’ai le sentiment d’être l’un des derniers… Je me souviens des défilés à La Cambre, très marqués, très différents, très sombres, très pensés, pour moi, c’est cela, l’école belge. Je ne sais pas si c’est à cause de la génération Instagram où tout est mélangé, cela fait un peu vieux con, mais, à l’époque, on n’avait pas cet accès illimité à tout, du coup, il y avait une exigence de recherche intérieure. Quand je regarde certaines collections aujourd’hui, cela ressemble un peu à du Dior, un peu à du Balenciaga… Or, pour moi, l’école belge est une école de pensée, comme la japonaise.
Pour la postérité, cela vous irait d’être l’homme d’une robe, de préférence asymétrique et fendue jusqu’à la hanche ?
La postérité, c’est un peu tôt, non ? Je préfère plutôt être l’homme de la robe que je vais faire.
L’avenir, vous y songez souvent ?
Je sais que tout peut s’arrêter dans deux, cinq, dix ans, je vis comme une chance de faire ce qui me plaît avec les meilleurs, dans chaque domaine. Si cela venait à cesser, je pourrais passer à autre chose… Je me force à dire ça, même si je ne le pense pas. J’essaie de me convaincre que ce métier ne peut pas être un but, c’est tellement prenant… On ne s’en rend pas compte quand on regarde un défilé, il y a une jupe, une robe, de la musique mais derrière, ce sont des essais sans fin pour trouver la bonne ligne, la bonne proportion, la bonne longueur, la bonne couleur, c’est intense. Et puis il y a toujours cette question que l’on se pose : est-ce nouveau ? En même temps, on ne va pas inventer le manteau à trois manches… C’est un métier très dur – les paillettes, c’est deux jours par saison, le reste, ce n’est que du boulot.
Par Anne-François Moyson
Interview publiée initialement dans le Vif Weekend en date du 20 février 2015
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