Retour sur la carrière de Thierry Mugler, créateur onirique et fantasque

© MAX ABADIAN

Le couturier français Thierry Mugler, à l’imagination débridée, est décédé ce dimanche 23 janvier à l’âge de 73 ans. Retour sur la rétrospective qui lui était consacrée en 2019 au Kunsthal de Rotterdam.

Si le nom de Thierry Mugler reste indissolublement lié au power dressing et aux parfums d’avant-garde, on retiendra surtout de la rétrospective qui lui était consacrée en 2019 au Kunsthal de Rotterdam son imagination débridée. Retour sur un moment fort de la carrière du créateur français décédé ce 23 janvier à l’âge de 73 ans.

Cet article issu de nos archives a été rédigé en 2019

Kim Kardashian et la rappeuse Cardi B en Mugler vintage sur le tapis rouge du fameux gala du Metropolitan Museum, à New York. Des collections entières de marques et des shootings de magazines qui s’inspirent de sa silhouette-culte aux larges épaules, taille de guêpe et hauts talons… Alors que cela fait dix-sept ans que le créateur français a tourné le dos à la mode, son ombre y aura été omniprésente en cette année 2019. La plat de résistance reste toutefois indéniablement la spectaculaire expo Thierry Mugler: Couturissime qui lui est actuellement consacrée au Kunsthal de Rotterdam. Présentée à Montréal plus tôt dans l’année, elle a déjà accueilli près de 300.000 visiteurs de l’autre côté de l’Atlantique.

Retour sur la carrière de Thierry Mugler, créateur onirique et fantasque
© MARCO DE SWART

Personne ne s’étonnera sans doute de l’intérêt que suscite cette première grande rétrospective: au-delà du fait que la majorité des 150 ensembles exposés ne l’avaient encore jamais été auparavant, il ne faut pas être un initié pour apprécier les créations théâtrales et l’imagination débridée de l’homme, aujourd’hui âgé de 70 ans. L’enfant terrible présente notamment à Rotterdam ses « fembot » des années 80 et 90 – des combinaisons futuristes et des robes ou bustiers en chrome et Plexiglas où sa prédilection pour la science-fiction, le design industriel et le secteur automobile donne naissance à d’authentiques cyborgs haute couture. Une autre salle accueille des créatures à mi-chemin entre l’homme et l’animal tout aussi fascinantes et invraisemblables, dont les couleurs vives et les formes fantasques évoquent tantôt des insectes, tantôt des reptiles, des oiseaux ou même des créatures fantastiques.

Quand il n’y a pas ce lien avec l’humain, sa vie et la richesse du monde qui nous entoure, je décroche.

La distance entre le public et cette armée d’hybrides se veut la plus faible possible, soulignait l’intéressé à la veille de l’inauguration. Le but est que les visiteurs, quel que soit leur âge, puissent s’immerger complètement dans son univers onirique, mais aussi découvrir toute l’inventivité et les détails de son oeuvre. « La création purement artistique ne m’intéresse pas. Mon objectif a toujours été d’imaginer des vêtements qui puissent être portés, ce qui est beaucoup plus difficile. Je sais que les techniques numériques actuelles permettent de donner forme au concept du surhomme, mais je ne suis pas attiré par ce qui est strictement virtuel ou par des projets de type Avatar: quand il n’y a pas ce lien avec l’humain, sa vie et la richesse du monde qui nous entoure, je décroche. C’est de là que me vient l’inspiration pour métamorphoser les corps. »

La rencontre entre femme et animal, un thème récurrent.
La rencontre entre femme et animal, un thème récurrent.© ALAN STRUTT

Super-héroïnes

Thierry Mugler a consacré sa vie à représenter une femme forte, à accentuer sa beauté, à rendre possible une féminité libérée. La coupe anatomiquement structurée de sa toute première collection, en 1973, s’écartait déjà de la mode de l’époque. Dans les années 80, son power dressing s’imposait, avec chapeaux à large bord, tailleurs sculpturaux à épaulettes et talons aiguilles. Des matériaux comme le Lycra, le latex et le vinyle l’ont aidé à aller de plus en plus loin dans la représentation de ses super-héroïnes extravagantes – des femmes fatales férues d’indépendance qui assument et embrassent leur sexualité et n’hésitent pas à manier la provocation et l’humour avec, par exemple, un corset osé ou une robe longue à « derrière décolleté ».

De son propre aveu, cette célébration des formes féminines l’a pourtant régulièrement exposé au feu des critiques… et il aura été aussi souvent accusé de sexisme, de fétichisme et de caricature que salué comme un allié dans la lutte pour l’émancipation. N’appréhende-t-il pas les réactions que susciteront les « power silhouettes » et les tenues voluptueuses présentées dans l’exposition, à l’heure où la mode est à l’authenticité et à la neutralité de genre? « Je ne me préoccupe pas de l’analyse intellectuelle que font les autres de mon travail. Il y a beaucoup de créateurs que cela tracasse et qui lisent tout ce qui se publie à leur sujet, mais cela n’a jamais été mon cas. Je me suis toujours laissé inspirer par des femmes qui étaient en harmonie avec elles-mêmes et je me suis battu pour rester fidèle à ma propre vision, sans compromis. »

Une fembot de Thierry Mugler, pour les 20 ans de sa collection de prêt-à-porter.
Une fembot de Thierry Mugler, pour les 20 ans de sa collection de prêt-à-porter.© THE HELMUT NEWTON ESTATE

Une imagination sans bornes

Thierry Mugler a commencé la danse à 9 ans et a eu l’occasion de se produire à l’Opéra national du Rhin, dans sa ville natale de Strasbourg. Il souligne que cette expérience a contribué à définir sa vision de la mode, notamment en lui faisant prendre conscience de l’importance du langage corporel, de la manière dont nous bougeons et du rôle des vêtements dans l’épanouissement et la vie sociale. « Que l’on dessine un uniforme ou une robe, c’est toujours une mise en scène de la vie quotidienne. Peu importe d’ailleurs qu’il s’agisse ou non de haute couture: le prêt-à-porter exige une certaine capacité de production, c’est vrai, mais il ne s’oppose pas pour autant à la créativité. La succession rapide des collections force à aller de plus en plus loin mais les femmes ont tant de facettes qu’elles forment une source d’inspiration sans limites. Tant que l’imagination le permet, tout est possible. »

Je ne me préoccupe pas de l’analyse intellectuelle que font les autres de mon travail. Je me suis battu pour rester fidèle à ma propre vision, sans compromis.

C’est également le danseur en lui qui s’est passionné pour le rôle que jouent l’éclairage, la musique, etc. dans les scénographies, pour raconter une histoire… Il n’a donc pas hésité, à l’époque, à rompre avec les défilés étriqués d’autrefois au profit de shows extravagants. Il fut ainsi le premier créateur à inviter sur le catwalk des stars comme Diana Ross, dans les années 70, et en 1984, il réussit à attirer au Zénith à Paris quelque 6.000 spectateurs (dont la majorité avaient payé leur entrée) pour un défilé anniversaire. Thierry Mugler ne se limitait du reste pas à dessiner les modèles et à orchestrer la mise en scène: lui qui passait pour vouloir tout contrôler s’occupait également de la conception du décor. « J’ai toujours été un créateur au sens large du terme. Enfant déjà, je fabriquais des costumes, j’écrivais des poèmes, je dansais et j’organisais des représentations théâtrales. Ma première expérience de la mise en scène, c’était Macbeth, quand j’avais 12 ans. Ma Lady Macbeth, qui en avait 9, était la fille d’un ambassadeur espagnol… et donc la seule qui parlait le français et l’anglais (rires). »

Larges épaules et matières innovantes, deux signatures du créateur.
Larges épaules et matières innovantes, deux signatures du créateur.© WIM DENOLF

A l’en croire, c’est en partie à cause de cette longue passion du showbiz et de la mise en scène qu’il a abandonné la mode. Depuis, il a notamment développé des spectacles néo-burlesques, à Paris et Berlin, et mis ses talents de touche-à-tout créatif au service du Cirque du Soleil et de Beyoncé. « Aujourd’hui, je suis libre d’explorer tous les registres. En tant que créateur, on m’a souvent reproché mon approche trop grandiose, trop théâtrale, juste « trop » pour être de la mode. Pour moi, une drag queen des ghettos new-yorkais arborant une robe haute couture du dernier raffinement, c’était le tableau parfait… Mais cela sortait malheureusement des limites du monde de la mode. »

Un corset en or datant de 1995, utilisé par Beyoncé dans son clip Sweet Dreams (2009).
Un corset en or datant de 1995, utilisé par Beyoncé dans son clip Sweet Dreams (2009).© WIM DENOLF

Retour à l’école

Tout un pan de l’exposition est par ailleurs dédié au tandem formé pendant une vingtaine d’années par Thierry Mugler et Helmut Newton, le photographe qui, en 1976, lui a insufflé l’envie de passer derrière la caméra pour des campagnes publicitaires et des séances photos pour des magazines. Des super-héroïnes perchées sur un glacier du Groenland, sur une dune du Sahara ou sur le bord du Chrysler Building à New York : autant d’images tout aussi hors normes que le reste de son travail. « Helmut Newton était un génie, mais son oeil infaillible m’a aussi appris qu’on peut se passer d’un assistant, d’une équipe et d’un gros budget. Il faut juste des idées très claires et une vision qui permette d’aller droit à l’essentiel. »

Les insectes comme inspiration, pour la haute couture été 97.
Les insectes comme inspiration, pour la haute couture été 97.© PATRICE STABLE

La versatilité dont le créateur a fait preuve tout au long des années 80 et 90 continue à surprendre. En sus de ses collections et défilés et de son oeuvre photographique, il a dirigé de nombreux clips, spots publicitaires et courts-métrages, et on lui doit même un opéra! Il a également réalisé des costumes, notamment pour la Comédie-Française, et pour des artistes comme Mylène Farmer ou David Bowie, tout en suivant lui-même des formations de théâtre et de danse. « Pour moi, combiner toutes ces activités était une évidence, parce que j’avais des centres d’intérêt très variés et que toutes ces choses m’étaient indispensables. Comment ignorer ce besoin? Nous avons tous l’obligation, vis-à-vis de nous-mêmes, de prendre soin de nous et de créer notre propre monde », explique-t-il en riant.

Les différences sont finalement moins grandes qu’il n’y paraît, conclut-il. « Les outils changent, mais en définitive, on se retrouve toujours à se mettre au défi (et à mettre au défi ses collaborateurs) et à se battre pour transmettre le plus fidèlement possible les images et les émotions qu’on a dans la tête. Cela ne devient pas plus simple avec le temps, en particulier dans le secteur fashion, mais je pense que les créateurs n’ont pas d’autre choix: plus que jamais, il est de notre devoir d’apporter au monde un peu de beauté. »

Thierry Mugler: Couturissime, Kunsthal, à Rotterdam. kunsthal.nl Jusqu’au 8 mars prochain.

De l'autoroute à la haute couture: un pas rapidement franchi par Thierry Mugler (défilé haute couture été 97).
De l’autoroute à la haute couture: un pas rapidement franchi par Thierry Mugler (défilé haute couture été 97).© PATRICE STABLE
En 10 dates

1948 Naissance à Strasbourg.

1962 Il rejoint l’Opéra national du Rhin en tant que danseur.

1973 Lancement de sa première marque, Café de Paris, et création de la maison de mode Thierry Mugler, un an plus tard.

1992 Première collection de haute couture et clip Too Funky pour George Michael. Son premier parfum, Angel, inaugure la catégorie des fragrances gourmandes.

1997 Il cède sa maison de mode au groupe Clarins et se retire, cinq ans plus tard du monde de la mode, juste avant la fermeture de la section couture par le groupe spécialisé dans les cosmétiques.

2003 Il crée les costumes et la mise en scène de Zumanity, pour le Cirque du Soleil.

2008 Aux manettes de la tournée I Am… de Beyoncé, il imagine les costumes, décors et chorégraphies.

2013 Il renonce à son rôle de directeur artistique des parfums.

2019 Il codirige un ballet, avec Wayne McGregor. La première est attendue à Londres, en décembre prochain. C’est aussi la sortie de la monographie Manfred Thierry Mugler Photographe, de Marie Colmant, aux Editions de la Martinière.

23 janvier 2022: Il meurt à 73 ans.

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