Rondeur, maigreur, corset, topless…: l’évolution des corps à travers les époques

Depuis toujours, les Hommes, donc les femmes, transforment leur corps à coups de tattoos, d’implants, de corsets ou de chirurgie pour mieux correspondre à leur idéal de beauté. A Londres, une expo explore le sujet au travers de la lingerie, tandis qu’à Anvers, le MAS met le body art en lumière. Analyse du phénomène avec l’anthropologue Elisabeth Azoulay.

Artiste de cirque, vers 1910
Artiste de cirque, vers 1910 © Getty Images

A regarder autour de soi, dans le monde réel et virtuel, on pourrait croire aveuglément que notre époque est celle de la métamorphose des corps. Pas un people qui n’affiche ses tatouages, surtout les plus intimes. D’ailleurs même la petite voisine s’y est mise, livrant sur son Instagram sa dernière marque de fabrique qui, bravache, inaugure ainsi son entrée officielle dans l’adolescence rebelle et symbolise sa singularité en même temps que son appartenance – bienvenue au club, 100 millions d’Européens sont déjà passés à l’acte, selon une étude parue en 2015 à l’occasion du deuxième European Congress on Tattoo and Pigment Research, qui se tenait à Bruges.

Vers 1920
Vers 1920© Getty Images

Tandis que, avec effarement parfois, sur la Toile, on découvre l’étendue de l’excellence du génie humain à se modeler selon des goûts et des couleurs qui ne se discutent pas – de la simple étoile encrée dans la peau au body piercing avec écarteurs creusant toute surface de chair malléable, du septum aux dents limées façon vampire, du mini implant bijou à la scarification rituelle, de la poitrine siliconée format bonnet D à la culotte de cheval liposucée… Ajouter à cette liste non exhaustive les artistes contemporains qui font de leur enveloppe corporelle leur terrain de jeu favori en pratiquant le tuning irrémédiable, comme ORLAN ou Stelarc.

Et quand, saisi de nostalgie, on se met à feuilleter un album de famille, on remarque sans coup férir que les hanches et les cuisses de la grand-mère en maillot de bain sur la plage de Mariakerke rappellent la puissance d’un cheval de trait ardennais tandis que les jambes de faon et la taille androgyne des jeunes filles d’aujourd’hui permettent à peine de les différencier des garçons, les uns et les autres mêlés sans distinction de genre en une joyeuse bande narcissique qui selfie sur le sable. En quelques décennies, on est passé du 44 à la taille 36 et, sur les catwalks, à un 32 affiché par des bataillons de mannequins minces qu’il serait plus juste de qualifier de maigres.

402 016 ans de beauté

vers 1935
vers 1935© Getty Images

Pourtant, rien de nouveau sous le soleil, tout cela est vieux comme l’humanité moderne. Depuis la nuit des temps, en effet, l’être humain s’est escrimé à transformer son apparence, hommes et femmes confondus. Si c’est difficile à dater, on peut tout de même remonter jusqu’en 400 000 av. J.-C., où l’on a suffisamment de preuves pour penser que l’ancêtre lointain de l’Homo Sapiens étalait déjà de la couleur sur son corps. Ce merveilleux matériau, que l’on ne laisse donc jamais à l’état de nature, qui se promène rarement nu, que l’on pare de vêtements, d’accessoires, de maquillages, de signes indélébiles ou non est « le premier médium culturel de l’humanité ». « Avant tout, il est la preuve incontestable de l’existence d’une personne, précise Elisabeth Azoulay, anthropologue, qui a longuement réfléchi à la question, puisqu’elle a notamment dirigé un programme de recherches de longue haleine, lequel a donné lieu à un ouvrage en cinq tomes titré 100 000 ans de beauté (Gallimard, 2009). Mais il est en même temps une matière que l’on est capable de façonner, dans une certaine mesure, en fonction d’objectifs culturels et imaginaires. Il est observé par les êtres humains qui fabriquent autour de ce corps les interdits, les désirs, les préférences, les façons de le parer, les rituels de passage, qui font que, sur lui, on écrit pratiquement l’état civil. Et dans toutes les sociétés, quand on a une idée de ce qui doit être beau et désirable, en général, on s’y conforme ou tente de s’y conformer. »

Ce qui nous amène à une velléité de définition : qu’est-ce qui est beau, qu’est-ce qui est laid ? Réponse impossible à formuler puisque, en parfait produit culturel, aucun critère esthétique n’est universel. En revanche, la quête de la beauté l’est et penser qu’elle est plus spécifiquement féminine ne tient pas la route : les hommes n’y échappent guère. « Ils doivent eux aussi se coiffer, s’habiller… et le rajeunissement, l’amaigrissement les concernent aujourd’hui également. A tous les âges de la vie, chacun est tenu de faire ce travail. Mais il existe une particularité pour les femmes, une forme d’aliénation : il peut arriver en effet que cela se passe davantage sur le mode de l’interdit ou de l’impossibilité d’utiliser son corps normalement. Quand, durant la période Ming, on décrète que les Chinoises doivent avoir des petits pieds, on sacrifie leur motricité… » De même quand, dès le XVIe siècle et jusqu’au début du XXe siècle, on leur impose le corset, remodelant ainsi les courbes de leur silhouette et atrophiant par la même occasion leur cage thoracique, poumons compris.

Le corset psychologique

vers 1980
vers 1980© Corbis

Mais le féminisme est passé par là, qui a libéré les seins, la taille et le reste – « Après quelques siècles de lutte, le corps des femmes est effectivement beaucoup moins contraint, note Elisabeth Azoulay. Tout ce qui aurait été décidé par la société, le groupe ou la famille, et qui pourrait être une marque indélébile, est perçu comme un signe de barbarie. Le sous-vêtement avec armatures, a disparu en Occident, mais on l’a remplacé par une autre contrainte : le corset psychologique. On demande aux femmes de mincir, de se muscler, de gérer leur alimentation, on attend d’elles qu’elles maîtrisent leur silhouette, et même jusqu’à un âge avancé… Cela peut être vécu comme une libération mais c’est aussi une ascèse. Je ne pense d’ailleurs pas que nous soyons dans une époque de liberté totale et de laxisme autour du corps, il est aujourd’hui un véritable sujet de préoccupation, on est prêt à faire beaucoup d’effort pour le façonner, l’obligation est désormais intériorisée. »

Quand un fabricant de lingerie depuis 1886 se penche sur l’estime de soi des femmes, les résultats de l’étude à l’échelle européenne révèlent qu’elles ont parfaitement intégré les tensions culturelles autour de la féminité, les diktats concernant leur silhouette et les fantasmes plus ou moins construits, inextricablement mêlés, souvent contradictoires. Le tout récent Triumph Confidence Report montre que moins d’une femme sur deux a une image positive de son corps. Et qu’elles ne sont généralement pas « satisfaites » de leur poitrine – record battu pour la France et le Royaume-Uni puisque là-bas une sur trois ne l’aime guère. Que la maternité leur donne un surplus de confiance, elles n’y trouvent rien à redire mais 40 % d’entre elles sont moins « heureuses » de leurs seins après avoir eu des enfants. Conséquence logique, si un corsetier s’occupe d’elles et qu’en plus, elles trouvent la taille de soutien-gorge qui leur convient parfaitement (seules six femmes sur dix la connaissent), elles sont sept sur dix à se sentir plus sûres d’elles. CQFD.

Un 32 fillette

Jane Birkin, incarnation de la brindille façon année 70
Jane Birkin, incarnation de la brindille façon année 70 © Getty Images

A force d’avoir sous les yeux des tops ultraskinny, comment s’étonner du malaise éprouvé par celles qui ne font pas la taille 32 de ces égéries ? Depuis les années 60, la mode met en valeur des corps anormalement filiformes, merci Twiggy. « La minceur est associée à la jeunesse, rappelle l’anthropologue. Et cette promotion-là est une façon de se rapprocher du monde de l’enfance, du corps impubère. Les mannequins sont non seulement très minces mais elles sont aussi très jeunes et elles sont sélectionnées sur ces critères. Alors oui, il y a un problème. D’autant que l’on propose des modèles qui sont en plus bricolés par Photoshop. Cela fait beaucoup de déformations de la réalité, qui rendent ces objectifs difficiles voire impossible à atteindre. » Et parfois même contradictoires : cette minceur extrême s’accommode mal d’une poitrine généreuse, sauf à passer par la case bistouri. « Quand on prend la décision de refaire ses seins, cela montre à quel point la contrainte est intériorisée et passe par la reconfiguration du corps lui-même », analyse Elisabeth Azoulay, qui rappelle combien « la problématique des courbes du corps des femmes a toujours été interrogée avec une grande acuité ». Et que l’histoire n’y est pas pour rien, car les imaginaires successifs dans une société ne disparaissent jamais : « On ne change pas un imaginaire pour un autre, ils se superposent. Quand on naît au XXIe siècle, on vit aussi avec les idées de la Préhistoire, de l’Antiquité… avec des couches d’idées historiques, aucune n’est annulée par celle qui vient. Et parfois elles sont en conflit, on passe alors notre temps à avoir des désirs contradictoires, mais c’est ça, la vie. »

3 QUESTIONS À

Edwina Ehrman, curatrice de l’exposition UNDRESSED : A BRIEF HISTORY OF UNDERWEAR, au Victoria & Albert Museum, à Londres

Ensemble de lingerie Tamila de la collection Soirée d'Agent Provocateur, 2015. Modèle Enilo Mihalik
Ensemble de lingerie Tamila de la collection Soirée d’Agent Provocateur, 2015. Modèle Enilo Mihalik © SEBASTIAN FAENA

Comment les sous-vêtements incarnent-ils les questions de genre, de sexe et de moralité qui traversent toute société ?

La lingerie (re)dessine les corps selon la silhouette à la mode du jour, mais elle reflète ou défie aussi les conventions à propos de ce corps et des parties qu’il est approprié de montrer ou d’accentuer. Par exemple, dans le passé, il était normal pour une femme vêtue d’une robe de bal de montrer sa poitrine, son décolleté et ses épaules, mais immoral d’attirer l’attention sur des détails anatomiques du bas du corps. Les maillots de bain et puis le string apparus dans les années 70 ont brisé ce tabou en mettant l’accent sur les fesses.

La lingerie a donc plusieurs rôles. Notamment de souligner les caractéristiques sexuelles des femmes. Quelles en sont les étapes clés dans l’histoire ?

L’évolution de la lingerie reflète l’impact des révolutions industrielles et technologiques des XIXe, XXe et XXIe siècles, le changement du rôle et du statut de la femme dans la société et l’assouplissement progressif des codes sociaux et moraux. C’est très clair dans l’histoire du soutien-gorge. Dès 1860, les créateurs ont commencé à développer des sous-vêtements qui soutenaient la poitrine de manière moins contraignante que le corset, mais ils ne sont devenus vraiment populaires qu’au début du XXe siècle. Les femmes alors commençaient à mener des vies plus actives et désiraient une alternative qui n’entrave pas leurs mouvements, n’affecte pas leur santé et ne déforme par la forme naturelle de leur corps. Quoi qu’il en soit, un soutien-gorge, tout comme un corset, est toujours pensé pour souligner le corps selon la mode, créant à la fois des stéréotypes féminins et permettant aussi leur émancipation. Dans les années 20, on « effaçait » les poitrines pour créer des silhouettes androgynes. En 1965, le No Bra de la styliste Rudi Gernreich dévoilait les seins, faisant ainsi écho au mouvement de libération sexuelle, mais seules les plus avant-gardistes l’ont porté sous leur blouse transparente. Trente ans plus tard, à la fin des années 90, les bretelles visibles des soutiens-gorge signalèrent le début de la fin d’un vieux tabou, estompant ainsi les frontières entre privé et public. Aujourd’hui, la lingerie portée au-dessus des vêtements, chez Prada, Alberta Ferretti ou Dries Van Noten, a perdu le pouvoir de choquer – elle est simplement devenue une tendance vestimentaire.

Effacer les frontières entre le privé et le public, est-ce un « jeu » contemporain ?

Beaucoup de créateurs explorent ces limites, et nous le montrons dans cette exposition, des collants Fig Leaf de Vivienne Westwood à la robe lingerie d’Elie Saab ou à celle de Liza Bruce portée par Kate Moss. Nous avons aussi choisi de présenter une paire de slips androgynes signés Acne Studios parce qu’ils disent beaucoup sur ce mouvement contemporain qui rejette les conventions sur le masculin et le féminin.

Undressed : A Brief History of Underwear, Victoria and Albert Museum, à Londres, sponsorisé par Agent Provocateur et Revlon. www.vam.ac.uk/undressed Du 16 avril au 12 mars 2017.

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