Anne Gruwez: « Je déteste l’orgueil. C’est le pire des péchés capitaux »

© FRED DEBROCK

En 2019, le documentaire dont elle est l’héroïne, Ni juge, ni soumise, a remporté un César. La Bruxelloise, qui oeuvre à rendre le monde judiciaire plus transparent, a également fondé l’ASBL Dispositif Relais, qui soutient les détenus dans leur réinsertion. A 64 ans, elle publie aujourd’hui Tais-toi, un essai sur l’état de la justice et du système carcéral belge. Avec toujours son franc-parler imparable.

J’ai vu mon premier cadavre quand j’avais 12 ans. J’étais élève au Sacré-Coeur de Lindthout et une vénérable nonne était décédée. Nous avons défilé devant son corps pour lui rendre hommage. Avec mes copines, on est passées trois fois; c’était purement scientifique, pour voir les détails physiques, sans émotions, car on ne la connaissait pas. On s’est bien fait engueuler! Une attirance pour le morbide n’est pas indispensable dans mon travail, mais cela aide. J’ai connu certains juges qui, sur la scène d’un crime, demandaient à couvrir le corps d’un drap. Moi, j’écoute ce que tout le monde raconte, j’observe l’ambiance. Et puis, je vais voir la personne décédée pour me présenter à elle et lui dire que je vais travailler à chercher la vérité.

Personne ne sait de quoi il est capable. J’ai eu affaire à des couples âgés qui ont connu le bonheur ensemble, mais qui perdent les pédales dans les dernières années. Entre la télé, les langes, la misère humaine, il y a là un futur que l’on ne maîtrise pas. Perdre le contrôle, devenir quelqu’un d’autre, c’est épouvantable. Ce type de meurtre, c’est ce qui renvoie le plus le juge d’instruction à sa situation personnelle. Face à cela, il a forcément la vision de sa propre fin de vie et de celle de ses proches.

Je déteste l’orgueil. C’est le pire des péchés capitaux.

Je ne sais absolument pas me vendre. Il y a des femmes et des hommes de profession libérale qui arrivent dans un cocktail et en sortent avec dix clients. Moi pas… Je me suis même retrouvée en promotion pour mon livre avec la joue gonflée, suite à un curetage dentaire dont je n’avais pas prévu les conséquences. C’est typique chez moi, il y a toujours quelque chose qui cloche. Remarquez, depuis le temps, je suis habituée… Michel Audiard disait: « Bienheureux les fêlés, car ils laisseront passer la lumière. » Moi, j’ai besoin de ma fonction pour être prise au sérieux, mais sans orgueil! Je déteste l’orgueil, c’est le pire des péchés capitaux.

Je suis une rêveuse. Et je défends l’idée d’un service civil obligatoire pour tous. On tirerait au sort les chambrées, avec l’obligation de partager les corvées. Cela permettrait de mieux comprendre et percevoir l’autre, de pénétrer son intimité, et de créer des compagnonnages, des fidélités, des réseaux, dans cette société où les gens restent entre soi, du même monde, et ne se mélangent pas. J’ai peut-être de faux espoirs, mais avec Jean-Jacques Rousseau, je crois que l’homme est fondamentalement bon.

Je n’ai pas le besoin de me détacher des faits en rentrant chez moi le soir. Par contre, j’ai besoin de me remettre du stress de la journée, d’avoir produit de l’énergie pour faire attention et écouter tous ces gens. Pendant un interrogatoire, je me soucie surtout de la personne que j’ai en face. Celui qui est mort n’est plus là. Je le pleure mais c’est sur l’être humain en chair et en os auquel je suis confrontée, et sur son avenir, que je travaille.

Le rire des autres me rend heureuse. Je suis prête à faire presque n’importe quoi pour faire rire, ou au moins sourire, quelqu’un car pour moi, c’est la communication parfaite. Dans mon travail, je l’utilise pour permettre aux deux parties de prendre de la distance par rapport aux faits. Les cas auxquels je suis confrontée sont graves, celui que j’interroge le sait… ou le nie. Il faut pouvoir retrouver l’homme en lui pour lui permettre de reconsidérer la situation avec sérénité.

Le paradoxe d’une amputation, c’est que vous la portez, avec vous, toute votre vie. J’ai appris à cacher le fait que j’ai perdu quatre doigts dans un accident avec une scie électrique quand j’avais 18 ans. Je n’y pense pas tout le temps, mais je ne peux jamais oublier ce handicap. Parfois je voudrais avoir perdu ma main dans un accident de masse dont on se souvient. C’est plus facile car les gens visionnent tout de suite. Ici, il ne me reste rien.

J’ai un ego bien sûr, mais ce n’est pas ce qui m’occupe le plus. Je suis un Belge comme les autres. Je prends le métro et je le paye comme tout le monde, je roule en 2 CV et je dis ce que je vois, me voulant sans méchanceté. Ce sont deux réalisateurs de l’émission Strip-tease qui se sont dit qu’ils allaient faire ce film; je ne me suis pas battue pour que ça se fasse. Vu le succès du documentaire, des éditeurs m’ont proposé d’écrire et j’ai accepté. Les gens ont besoin qu’on leur parle vrai. Pourquoi les juges manifestent-ils? Combien gagnent-ils? Peut-on risquer des comparaisons?

Tais-toi, par Anne Gruwez, Racine. racine.be et dispositifrelais.be

Anne Gruwez:

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content