Gloires et déboires des comédies musicales

La comédie musicale "Cats" au Roma Musical Theater de Varsovie en décembre 2007 © Effie / Wikipedia
Nicolas Balmet
Nicolas Balmet Journaliste

Alors que la mythique Cats s’apprête à faire ronronner les nostalgiques en Belgique et que Notre Dame de Paris souffle ses vingt bougies, décryptage d’un marché colossal qui, selon les pays et les époques, connaît des gloires ou des déboires.

C’est un événement. Alors qu’elle fête les 40 ans de sa création, la mythique comédie musicale Cats investira le Palais 12 du Heysel en mars prochain, avec l’ambition féline d’appâter les fans d’antan tout en séduisant les nouvelles générations. Véritable blockbuster du genre, le show arrive en provenance directe de Londres, propulsé par son logo mondialement célèbre représentant deux yeux jaunes sur fond noir et des silhouettes dansantes en guise de pupilles. Cats, ce n’est pas seulement une bande de matous au look glam-rock échappés d’un recueil de nouvelles pour enfants ( Old Possum’s Book of Practical Cats, écrit par T.S. Eliot dans les années 30). C’est aussi une oeuvre qui enflammera Broadway durant deux décennies, sera traduite dans onze langues et applaudie par plus de 70 millions de spectateurs à travers le globe. Un triomphe kitsch et baroque façonné par Andrew Lloyd Webber qui, après avoir connu le succès avec Jesus Christ Superstar (1971) et Evita (1976), fut traité de fou pour oser miser ses jetons sur… des chats.

Ce qui fait la beauté des shows anglo-saxons, c’est justement la fluidité et l’osmose entre les arts.

Seulement voilà : avec les comédies musicales, tout est souvent une question de contexte. Et d’époque. Antoine Guillaume, comédien et créateur du spectacle Vous avez dit Broadway ?, qui raconte l’histoire de  » la grande soeur du music-hall « , connaît le refrain par coeur :  » Le genre a toujours connu des hauts et des bas. Surtout auprès du public européen francophile, qui ne possède pas une culture affûtée en la matière, contrairement à des pays comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou même l’Espagne. Chez nous, on le considère comme un art ringard, qui se résume à La mélodie du bonheur, à Mary Poppins et aux Demoiselles de Rochefort. L’explication ? Dans les années 50 et 60, un phénomène se produit sur les scènes : l’arrivée du rock’n’roll incarné par Elvis et compagnie. C’est un déferlement. Or, Broadway choisit de ne pas suivre le mouvement, creusant un fossé inévitable.  » Un autre clou sera planté par l’avènement de la  » muzak « , cet ersatz de musique aseptisée qu’on entend dans les ascenseurs, à l’aéroport ou au supermarché.  » La muzak adore se servir des grands thèmes des films musicaux, ce qui va provoquer une confusion auprès de toute une génération qui, aujourd’hui, continue à voir la comédie musicale comme un truc mièvre et vieillot… « 

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À l’écoute du temps

Après avoir endolori nos esprits mal-avertis, Broadway réveille néanmoins nos coeurs à la fin des années 60. Le détonateur : la comédie musicale Hair qui, en 1967, assène un véritable coup de pied dans la fourmilière bien-pensante. Un spectacle New Age donnant écho aux thématiques adulées par la jeunesse : l’idiotie de la guerre du Vietnam ou les bienfaits de la révolution sexuelle. Les hippies adorent. Le show – très vite adapté en français – est d’autant plus jouissif qu’à Paris, l’Armée du Salut vient protester contre la nudité affichée dans le théâtre où se joue Hair. Evidemment, le coup de gueule se transforme en coup de pub. Les tickets se vendent comme des petits pains, tandis que Mai 68 cherche sa plage sous les pavés et que la génération baby-boom se tourne plus que jamais vers la culture américaine et britannique.

Le roi lion.
Le roi lion.© REUTERS

Dans les années 70, entre Jesus Christ Superstar, The Rocky Horror Picture Show ou même Grease, les comédies musicales deviennent flamboyantes, imposant leurs univers aussi décalés que variés, et démontrant leur capacité à surprendre. Une fois le terreau bien arrosé, surgissent donc les irrésistibles… Cats. C’est aussi pile-poil le moment choisi par Michel Berger et Luc Plamondon pour lâcher leur projet baptisé Starmania. Encore un truc auquel personne ne croit. On est alors en pleine vague disco, et ce n’est pas compliqué d’imaginer le peu d’arguments dont bénéficient les créateurs de cet opéra-rock entièrement chanté en français par des artistes qui, hormis France Gall et Diane Dufresne, sont méconnus du grand public. A quelques mois de la première à Paris fixée au 10 avril 1979, le CD censé servir de tremplin s’apprête à faire un bide. Le miracle viendra de la chanson Les uns contre les autres, griffonnée par un Plamondon qui, insatisfait, l’avait jetée dans une corbeille avant que Berger ne tombe dessus. A quoi ça tient, parfois, une prospérité…

Comme Hair avait révélé Julien Clerc, Starmania offrira la notoriété à deux futures mégastars : d’abord Daniel Balavoine, puis, dans sa deuxième version sortie à la fin des années 80, une certaine Maurane.  » Mais surtout, pour la première fois, les Britanniques eux-mêmes vont s’intéresser à une production française et l’adapter « , rappelle Antoine Guillaume. Cela deviendra Tycoon, dont la distribution parle d’elle-même : Céline Dion, Tom Jones, Cyndi Lauper, Nina Hagen ou Peter Kingsbery (alias Cock Robin). Là-bas, on ne plaisante pas avec les castings. Une armada de tubes en découlera, et l’album anglais se permettra même de retraverser la Manche pour faire trembler nos hit-parades. Vous avez dit OVNI ?

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L’effet juke-box, la magie Disney

Durant la décennie suivante, ce sera pourtant un nouveau calme plat. Les Anglo-Saxons font leur popote de leur côté. Et ce n’est pas vraiment l’extase.  » Pendant les années 90 et même jusqu’au début des années 2000, on va surtout se contenter de transposer sur scène des films à succès : Sister Act, Sur la route de Madison, Sunset Boulevard, Ghost, La famille Adams…, poursuit notre expert. Il y a une panne d’imagination à Broadway. On fait dans le facile, le rentable. Après, on va aussi développer ce que l’on appelle les projets  » juke-box  » : on prend un chanteur ou un groupe connu, et on utilise ses tubes pour construire une histoire autour. On va voir passer un peu de tout : les Bee Gees, Carole King, les Jersey Boys et bien sûr Abba avec Mamma Mia !, qui va connaître un succès incroyable dès son lancement en 1999.  » Suivront encore Janis Joplin, Rod Stewart, John Lennon, Blondie, Bob Dylan, Queen ou même ce bon vieux boys band nommé Take That… et le feu est loin d’être éteint.

Priscilla folle du désert.
Priscilla folle du désert.© ISOPIX

Les nineties voient également débarquer une entreprise de taille qui va se jeter dans l’arène des moyens titanesques : la Walt Disney Company. En 1992, le premier film adapté pour les planches s’appelle La belle et la bête. D’autres suivront, mais c’est surtout la version scénique du Roi lion qui, en 1997, affolera les critiques comme le public. Ses commandes sont confiées à la réalisatrice américaine Julie Taymor (qui signera plus tard le film Frida), et elle se fait plaisir : danse, chant, musique et décor somptueux se mélangent pour donner forme à un show tribal qui propulse la comédie musicale au rang d’art. Un tournant. Même si, de ce côté-ci de la Manche, il faudra attendre avant d’en percevoir la portée, et pour cause : le terrain est alors occupé par une sentinelle de productions à gros budgets signés par… la France.

La comédie musicale semble dans une phase de revival plutôt que de trouvailles. Mais Broadway ne s’endort jamais vraiment.

La plus remarquée : Notre Dame de Paris, qui célèbre aujourd’hui ses 20 ans au Palais des Congrès, dans la capitale française, soit à l’endroit précis où elle a connu la gloire. Encore aujourd’hui, le show imaginé par Luc Plamondon (tiens donc) et Richard Cocciante reste une référence mondiale en matière de comédie musicale  » à la française « . Importé jusqu’aux Etats-Unis, en Russie et en Asie, il a fait décoller les carrières – n’en déplaise à certains – de Garou, Hélène Ségara, Patrick Fiori ou Julie Zenatti. Un triomphe provoqué par une bande-son qui, à l’époque, était matraquée sur toutes les radios, de Belle au Temps des cathédrales.  » C’est souvent le garant, voire la clé d’un succès, explique Antoine Guillaume. Andrew Lloyd Weber l’avait déjà bien compris à l’époque de Jesus Christ Superstar, qui fut un double album-concept avant d’être un spectacle. Et quand les gens sont venus voir Evita, c’est parce qu’ils avaient déjà Don’t cry for me Argentina dans la tête.  »

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Abondance et décadence

La stratégie bien rodée du single-tube en guise d’appât – et d’amortissement – fera encore des étincelles le temps de Roméo & Juliette, Les dix commandements ou Le Roi Soleil.  » Pour moi, cela pointe l’une des limites de la comédie musicale française, analyse Antoine Guillaume. On est plutôt dans un spectacle de variétés. La danse, le jeu, l’histoire et la musique ne sont pas imbriqués les uns dans les autres. Tout est pensé séparément. Il y a une dissociation des disciplines. D’ailleurs, aux auditions, on cherche des chanteurs, et non des acteurs. Or, ce qui fait la beauté des shows anglo-saxons, c’est justement la fluidité et l’osmose entre les arts. Et puis, là-bas, il y a presque toujours un orchestre sur scène, ce qui amplifie clairement les émotions. Mais aussi, en France, la comédie musicale cherche à remplir des Zéniths, là où Broadway continue à miser sur l’atmosphère, beaucoup plus intimiste, de ses théâtres.  »

Robin des bois.
Robin des bois.© BELGA IMAGE

Bien sûr, à force de tirer sur la corde (vocale), celle-ci finit par s’user. Petit à petit, la musique se vend moins. Les spectacles, eux, exigent de plus en plus de budget pour épater. Aussi, malgré des réussites retentissantes comme Mozart, l’opéra rock (grâce au tube Tatoue-moi) ou Robin des bois (grâce à Matt Pokora), notre début de siècle va connaître un nombre impressionnant de déroutes. Dracula, Adam & Eve, Spartacus, Ali Baba ou encore Cendrillon vont subir les dommages collatéraux d’un trop-plein évident, de scénarios bâclés ou de mises en scène sans envergure. Même les Belles, belles, belles de Clo-Clo ou Attention mesdames et messieurs de Michel Fugain – a priori façonnés pour rassembler – feront grésiller le juke-box.  » Notons néanmoins que même à Broadway, seul un spectacle sur sept rentre dans ses frais « , souligne notre spécialiste.

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Alors qu’en Belgique, Priscilla folle du désert est annoncé pour février, que Les misérables reviennent en mars, et que Cats s’annonce comme le rendez-vous immanquable de 2019, la comédie musicale semble aujourd’hui dans une phase de revival plutôt que de trouvailles. Mais s’il y a bien une chose à retenir, c’est que Broadway ne s’endort jamais vraiment, et ce depuis que New York, au début du xxe siècle, a décidé d’imaginer l’Entertainment Industry, qui a pour unique but de distraire le public. L’opéra est alors réservé à l’élite et les théâtres intéressent seulement la bourgeoisie. Les flots de migrants européens qui débarquent à la Grande Pomme, eux, ne parlent pas anglais et sont en quête de spectacles visuels faciles à consommer. Ainsi naissent les shows mi-chantés, mi-dansés, qui seront bientôt popularisés par Gene Kelly et Fred Astaire, bien avant que West Side Story ne mette tout le monde d’accord. L’histoire de la comédie musicale en est alors à son introduction, et personne ne sait qu’un siècle plus tard, de retour en retour, on l’applaudira encore…

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Vous avez dit Broadway ? Du 5 au 31 décembre au théâtre Le Public, à Bruxelles. www.theatrelepublic.be

5 shows à voir

Gloires et déboires des comédies musicales
© GETTY IMAGES

Au-delà des évidences, Antoine Guillaume nous rappelle qu’à Broadway, il y a aussi des comédies musicales qui sortent (vraiment) de l’ordinaire :

  • A Little Night Music. Des couples qui scintillent ou qui vacillent, lors d’un week-end à la campagne suédoise. Une histoire intemporelle née en 1973, mais qui a toujours la cote de Londres à New York.
  • Les Misérables. En 1980, Robert Hossein modernise le classique de Victor Hugo pour en faire un show étincelant et vibrant. Sa version anglaise, désormais, bat tous les records de longévité à Broadway.
  • Next to Normal. Trois Tony Awards – les récompenses théâtrales américaines – ont déjà couronné cette réflexion sur la famille, le quotidien et la quête de bonheur. A voir à Bozar (oui, à Bruxelles ! ) du 27 décembre au 6 janvier prochains.
  • Miss Saigon. Plus de vingt-cinq ans après sa création, cette revisite d’un opéra de Puccini continue à faire pleurer et trembler, en racontant la rencontre passionnelle entre un soldat américain et une prostituée vietnamienne en pleine guerre.
  • Sunday in the Park with George. A l’origine, un authentique tableau de Georges Seurat intitulé Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte. A l’arrivée, un spectacle à cinquante personnages formant un poème géant d’une puissance inexplicable.

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