Lisette Lombé

[Les trottoirs philosophes] Plus d’eau dans le vin

Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.

C’est neuf, cette file devant la piscine communale. Ça me rappelle la queue à une séance de dédicace de Michel Drucker, l’année passée, à la Foire du livre de Genève. Je peux t’assurer que quand tu défends un recueil de poésie belge à trois mètres d’une star française, tu ne peux pas ne pas t’en souvenir ! Surtout quand un fan de la star te demande si ça ne te dérangerait pas de lui garder sa place dans la file pendant qu’il va, fissa, aux toilettes.

C’est fou ! Ça semble tellement loin, comme dans une autre vie. Là, en tongs, en nage sous son masque, mon amie me fait remarquer, sans vouloir me culpabiliser, que ce n’est pas très bon pour la planète d’imprimer ainsi tous mes tickets. Je devrais plutôt les télécharger sur mon GSM. Elle a raison : je suis complètement old school à ce niveau-là. Je m’accroche au papier. J’ai peur que ma batterie tombe en rade avant d’arriver à la caisse, j’ai peur des palabres inutiles, j’ai peur de ne pas être crue parce que je suis une femme de couleur.

Le soleil tape sec et pas un pet d’ombre.

Devant nous, un classique des classiques : un grand frère enquiquine sa petite soeur en lui tournant autour et en lui donnant de petites tapes sur l’arrière du crâne. Jeu de mains, jeu de vilains. On connaît la fin de l’histoire : la petite soeur va finir par pleurer et le grand frère se faire tancer par sa mère. Derrière nous, une femme en surpoids et son coach sportif. Le mot  » obèse  » fait partie de ma liste de mots que je n’arrive pas à prononcer à voix haute, en public, comme  » sincères condoléances  » ou  » pardonne-moi « . Ça reste coincé quelque part dans le fond de ma gorge sans que je sache pourquoi.

Mon amie me fait remarquer qu’elle a pris vingt kilos en trois ans mais on se voit trop régulièrement et je l’aime trop pour constater un changement flagrant et en parler avec objectivité. Mon amie me dit qu’elle a aussi pris un sérieux coup de vieux. Moi, je ne crois pas au coup de vieux. Je ne crois pas à cette expression. Je crois à notre fantastique capacité de nous leurrer nous-mêmes. Je crois à notre fantastique propension au déni. Comment peut-on parler de coup de vieux quand on se teint les cheveux depuis huit ans ?

Nous vivons comme si nous étions immortels, comme si l’impermanence des choses ne nous concernait pas. C’est vrai que c’est plutôt reposant de ne pas se dire à chaque fois qu’on fait l’amour que c’est peut-être la dernière fois qu’on fait l’amour, qu’à chaque fois qu’on dit au revoir à un ami, c’est peut-être un adieu, que chaque ablution peut se solder par une chute sur le rebord de la baignoire ou que le plus insignifiant de nos choix aura des conséquences irréversibles. Il faut toujours un drame personnel, une catastrophe, un fléau mondial pour nous secouer dans notre illusion de toute-puissance et nous rappeler que nous ne sommes que des êtres de passage. Nous ne pourrions pas tenir sans médocs si ces secousses étaient quotidiennes.

On avance de quelques pas.

Mon amie me dit qu’elle a recommencé à prendre des somnifères, en plus de ses antidépresseurs. Chaque fois que nous nous voyons, la part de notre conversation consacrée à nos soucis de santé ne cesse d’augmenter donc oui, nous vieillissons.

Une dernière tape sur l’arrière du crâne, rire du grand frère, pleurs de la soeur, réprimandes de la mère. Nous y sommes ! Nous compatissons avec cette femme. Elle a l’air exténuée. Nous sommes mères aussi. Nous pourrions lui dire que nous la comprenons, que nous sommes de tout coeur avec elle. Nous pourrions la prendre dans nos bras et l’embrasser à la manière de la célèbre gourou indienne, Mata Amritanandamayi. C’est plus simple de dire à la manière d’Amma.

Nous pourrions mais nous nous contentons de la plaindre en silence.

C’est notre jour sans enfants, notre moment de détente rien qu’à nous. Le confinement a encore rendu plus précieux ces parenthèses. En sortant de la piscine, c’est déjà prévu, on prendra un verre de vin blanc au café d’en face. On ne se pressera pas pour rentrer dans nos foyers. Il nous a fallu tellement d’années pour apprendre à ne plus nous sentir coupables de ces mini-breaks que nous sommes devenues intraitables à ce sujet. Ça vaut combien cette respiration-là ?

On avance. Je tends ma feuille de papier à une étudiante resplendissante.

Il faut toujours un drame personnel, une catastrophe, un flu0026#xE9;au mondial pour nous secouer dans notre illusion de toute-puissance.

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