Lisette Lombé

[Trottoirs philosophes] Ceci n’est pas une plante d’intérieur

Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.

Je ne sais plus exactement quand a surgi l’idée de ces trottoirs philosophes. Je ne sais plus quand j’ai commencé à écouter avec une attention neuve les passants et les piétonnes. Je sais simplement que certaines paroles ont commencé à sourdre, comme une saillance lumineuse dans le brouhaha ambiant, que certaines voix ont commencé à me raconter des débuts d’histoires et que j’ai ressenti de la justesse à consigner ces mots, glanés à la volée, avant qu’ils ne retournent dans le ventre de la ville. Que des personnes inconnues puissent se métamorphoser, sur le papier, en personnages qui dissertent de questions existentielles, cela pinçait en moi une corde mystique, je crois. J’ai pu oublier certains visages derrière les phrases, certaines tessitures mais le décor et l’architecture des lieux sont toujours restés vivaces.

Le confinement est venu porter un violent coup d’arrêt à cet élan. Très vite, on nous a demandé de nous réinventer. En tant qu’artistes, il semblait plus aisé de pouvoir répondre à cette injonction. Cela aussi, ce fut violent. Alors, pour ne pas tourner fou, pour ne pas céder à l’angoisse de l’annulation en cascade des ateliers et des scènes, pour rester roc pour mes enfants, j’ai décidé, au début du mois d’avril, de bazarder mon agenda. Plus de linéarité, plus de to-do list à rallonge, plus de procrastination, plus de culpabilité, non plus. Juste quelques mantras, quelques questions de survie. Comment as-tu pris soin de ton corps aujourd’hui? Comment as-tu nourri ton âme? Comment as-tu été à l’écoute des besoins de tes petits? Comment as-tu donné un supplément de vie à ton logis?

Commencer u0026#xE0; mesurer ce que la quotidienne course entrave, ce qu’une vie entre deux portes empu0026#xEA;che. Et apru0026#xE8;s quelques semaines, noter les premiers changements.

Chaque jour, prendre rendez-vous avec ce besoin de bien-être et ce désir d’embellissement discret. Rien de spectaculaire. Méthode des petits pas. Ecrire à l’aube. Marcher en famille dans la forêt. Tout ce qui n’est pas interdit est autorisé. Boire de grands verres d’eau, lentement, en m’ancrant dans les lattes du parquet. Arroser les plantes. Clouer un cadre puis un deuxième puis un troisième. Trier les vêtements. Ranger les livres. Changer une armoire de place. Prendre un plaisir grandissant dans chacune de ces tâches. Commencer à mesurer ce que la quotidienne course entrave, ce qu’une vie entre deux portes empêche. Et après quelques semaines, noter les premiers changements. Ténus. La remontée de sève. L’alignement progressif des valeurs. L’épure. Les feuilles des plantes vivifiées. Comme un épanouissement dans l’air, une verdoyance commune. Harmonie. Feng shui. Passage du fonctionnel à l’élégant. Fureur du monde, injustices, laideur tenues à distance. Pas gommées, pas zappées mais tenues à distance.

Bon, maintenant, va peut-être falloir arrêter de dire que je ne suis pas bricoleuse, pas cocooning, arrêter de dire que je n’ai pas la main verte et arrêter de m’offrir des végétaux dépolluants, faciles à entretenir! La vérité, c’est que je ne prenais pas le temps pour cette poésie-là. Poésie des intérieurs, du chez-soi, poésie des objets. La déco, ça rimait avec lubie de bobos, avec luxe du toit sur la tête, avec romantisation du confinement. Pourtant, cette poésie-là devait me rappeler que tout n’est pas préfabriqué, que tout n’est pas contreplaqué, que toute chose est porteuse de symboles, d’émotions et de mémoires.

Ceci n’est pas une table, c’est la planche de bois sur laquelle mon grand-père paternel est né. Ceci n’est pas une photo vintage, c’est un rire éternel. Ceci n’est pas un trio de cactus sur le bureau de mon fils cadet, c’est une frontière avec l’enfance qui s’épaissit imperceptiblement. Ceci n’est pas une cave qui fout les jetons à ma môme de 8 ans, c’est une cabane aux trésors. Ceci n’est pas une maison dont la chaudière, placée en 1984, vient de rendre l’âme. Ceci est un nid, ceci est une poésie. Malgré. Et cette poésie-là, sans la perclusion, sans l’interdiction de circuler, sans la halte imposée, j’aurais peut-être bien continué à l’ignorer, comme j’aurais peut-être bien continué à porter des soutiens-gorge et à dire « oui », pour faire plaisir, alors que mon intuition me criait un grand « non ».

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