Lisette Lombé

Trottoirs philosophes: Happy ends

Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.

Ces trois dernières années, j’ai pris le train un nombre incalculable de fois pour aller travailler. A force, une petite routine s’était même installée. Garer la voiture dans le parking à côté de la gare. Pas trop haut dans les étages, pas trop loin des escaliers, en prévision du retour où il ferait nuit noire. Poinçonner mon ticket pour pouvoir bénéficier du tarif réservé aux navetteurs. M’acheter un jus d’orange frais. Remplir mon Railpass sur le quai et chaque jour me demander quel jour on est. Observer le grouillement silencieux de la masse salariale. Me sentir mouton utile parmi les moutons utiles. Embarquer. Soit pour somnoler, effacer l’insomnie de la poussée créative. Soit pour répéter des textes, rattraper le manque d’assiduité. Soit pour en écrire, improviser une microrésidence nomade pour mère surmenée. Rarement pour lire. Cela dépendait de l’agenda, des urgences de la semaine en cours.

Aujourd’hui que le travail se vit, se remplit ou se vide au jour le jour, que le confinement se subit, s’accepte et s’installe, la couleur du voyage aussi a changé. D’abord, je ne reconnais plus le hall d’entrée de la gare. Boutiques fantomatiques. Barrières Nadar. Méfiance envers les bancs. Méfiance envers les gens qui flânent. Puis, dans les wagons, ceux qui mangent ingurgitent, ceux qui toussent se confondent en excuses, ceux qui mendient aux abords de la capitale portent des gants en plus de leur masque. On semble vouloir aller droit au but, ne plus trop traîner dans ces cages métalliques que les journaux dépeignent comme des nids à microbes.

Alors, dans ce nouvel environnement aseptisé, le cri de cette femme fait encore plus l’effet d’une bombe. Tout le monde se retourne vers son cri. Les yeux se détachent du panneau des arrivées et des départs. Les corps s’immobilisent. Une mine interloquée, ça n’a pas besoin de mots. Tout est dit dans les sourcils froncés et dans les plis du front. Elle a crié « Dégage, sale connard! » Elle a crié cela à un homme qui lui demandait si elle désirait quelque chose à manger. Elle est couchée sur le sol, entourée de plusieurs sacs. Il y a tout ce qu’elle possède dans ces sacs. Je me suis trompée. Tout n’a pas changé depuis le printemps passé dans ce hall de gare. Je reconnais cette femme, je reconnais ses sacs mais je n’avais jamais entendu le son de sa voix.

Comme si nous marchions du0026#xE9;sormais sur d’u0026#xE9;tranges poudriu0026#xE8;res, comme si un rien pouvait allumer les du0026#xE9;saccords…

A bien y réfléchir, les rares paroles qui nous parviennent des personnes sans-abri sont des demandes de monnaie. Le confinement a vidé nos poches de leurs pièces. C’est ce que l’homme tente de nous expliquer. Il n’avait pas de monnaie, il n’allait quand même pas donner un billet de dix euros à cette femme donc, il lui a proposé de lui offrir quelque chose à manger. Il est choqué. Nous sommes tous choqués. Aurais-je été moins choquée si la scène s’était déroulée entre deux protagonistes bien campés sur leurs pieds, de la même couleur, du même statut social, pas entre une femme pauvre, noire, au sol et un homme de la classe moyenne, blanc, debout. J’ai peur de la suite des événements, j’attends la répartie raciste, l’emballement d’autres voyageurs. Mais une voix à la fois douce et puissante nous sort de notre torpeur. « Cette dame n’a plus toute sa tête, Monsieur! Faut lui pardonner! C’est dur pour elle, vous savez! C’est vraiment pas contre vous! Faut lui pardonner! »

Je respire. L’homme semble aussi reprendre son souffle. Comme si nous attendions toutes et tous cette parole apaisante, cette lumière, cette explication pour désamorcer la tension de la situation. Comme si nous marchions désormais sur d’étranges poudrières, comme si un rien pouvait allumer les désaccords mais également les éteindre. Je respire. Je repense soudain à ce gars qui avait interpellé un policier dans le wagon, pour signaler à celui-ci un jeune qui n’avait pas de titre de transport valide. J’entends encore le jeune répéter en boucle qu’il s’agissait d’un oubli, d’un simple oubli. Qui décide de la fin des histoires? J’avais aussi arrêté de respirer ce jour-là. J’avais dix ans de moins qu’aujourd’hui. Le policier avait répondu au gars que le temps des colonies était révolu. Je me revois pleurer à la descente du train car je n’avais jamais imaginé que ça pouvait aussi se terminer ainsi.

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